Lundi 1er mars 2010
http://mrzine.monthlyreview.org/2010/fathollah-nejad010310.html
Le spécialiste universitaire internationalement connu du conflit
israélo-palestinien
Norman Finkelstein
devait faire des conférences sur l’état actuel de ce conflit
interminable et sur la situation à Gaza, un an après l’agression
israélienne, à Munich et à Berlin, la semaine dernière. Sa
tournée européenne de conférences,
incluant des interventions prévues dans un certain nombre
d’institutions prestigieuses, telles que
l’Académie des
Sciences de la République tchèque,
la
Faculté de Philosophie and des Arts de
l’Université Charles de Prague,
aurait dû l’amener à venir s’exprimer en Allemagne, sa
précédente intervention dans ce pays remontant à 2002.
Initialement, une des conférences berlinoises de Finkelstein
était sponsorisée par la
Fondation Heinrich Böll,
une institution affiliée au parti allemand des Verts. Il était
prévu que l’événement prendrait place dans l’Eglise
(protestante) de la Trinité,
mais cette église se dédit. Dans une
déclaration
annonçant sa décision d’annuler cette manifestation, l’église
« regrettait d’avoir été impliquée, contre son gré et à
l’encontre de ses prises de position publiques, dans des
polémiques antisémites et anti-israéliennes ». Peu après, le 9
février, la Fondation Böll
annonçait
à son tour qu’elle se dégonflait : « En raison d’inattention,
d’investigations insuffisantes et de confiance excessive en nos
partenaires de coopérations, nous avons commis une grave erreur.
Nous estimons en effet que ni le comportement de M. Finkelstein
ni ses thèses ne s’inscrivent à l’intérieur des limites d’une
critique légitime. » Elle terminait en « remerciant les nombreux
courriers et interventions qu’elle avait reçu au sujet de cette
manifestation ».
L’autre conférence de Finkelstein était programmée au siège de
la
Foundation Rosa Luxemburg
(RLS), une institution allemande affiliée au Parti de la Gauche.
Mais, le 17 février, cette boîte-à-idées du Parti de la Gauche
retira lui aussi son soutien,
déclarant
qu’il avait sous-estimé le « caractère politiquement détonnant »
de l’événement, ajoutant que sa proposition de mettre un
contradicteur en face de Finkelstein afin de garantir un « débat
controverse et pluraliste » avait été rejetée par les
organisateurs. Mis à part son insistance inhabituelle à inviter
un « contradicteur », la RLS refusa de nommer celui-ci, rapport
Doris Pumphrey, du comité d’organisation.
Les deux conférences de Finkelstein prévues à Munich, dont l’une
devait être prononcée à la
Maison amérique de Munich,
furent, elles aussi, annulées.
Le lobby d’Israël allemand et l’allégation
d’antisémitisme
Cette vague d’annulations faisait suite à une campagne concertée
de groupes de pression néoconservateurs et sionistes, tels qu’Honestly
Concerned,
connus pour leur soutien inconditionnel à la politique
israélienne et pour leur diffamation des détracteurs d’Israël,
qu’ils qualifient d’« antisémites », ou encore de
BAK Shalom,
une organisation pro-sioniste de l’union des jeunes du Parti de
la Gauche, qui fut un des principaux moteurs de la campagne
visant à faire supprimer les conférences publiques de
Finkelstein. Une
déclaration
signée par BAK Shalom et d’associations du même acabit affirme
que « Finkelstein est internationalement populaire parmi les
antisémites », le qualifiant d’« historien autoproclamé » et
l’accusant de « révisionnisme historique » et
d’« antisémitisme ».
Finkelstein, dont les deux parents sont des survivants du Ghetto
de Varsovie et des camps de concentration nazis, est titulaire
d’un doctorat de sciences politiques de l’Université de
Princeton, il est l’auteur de plusieurs ouvrages universitaires
consacrés au conflit israélo-palestinien. Son ouvrage intitulé
Mythes et réalités du conflit
israélo-palestinien
(2006)
a été salué par des chercheurs éminents, tels que le professeur
à l’Université d’Oxford Avi Shlaim (« une contribution majeure à
l’étude du conflit arabo-israélien ») et par l’intellectuel
mondialement connu Noam Chomsky (« l’étude la plus révélatrice
du contexte historique du conflit et des négociations de paix en
cours »). En 2007, à la suite d’une campagne de diffamation,
dans laquelle le professeur de droit à Harvard
Alan Dershowitz
a été impliqué, Finkelstein (diffamé par Dershowitz comme « un
antisémite classique qui a invoqué tous les stéréotypes
antijuifs »), en dépit de l’aval académique, s’était vu
refuser une chaire
à l’Université De Paul de Chicago, où il enseignait. Il convient
de noter que l’ouvrage de Dershowitz,
The Case for Israel
(Le
droit d’Israël), dont l’intégrité scientifique a été
fortement mise en cause par
Finkelstein
et d‘autres a bénéficié d’une
publicité
sur le site web de BAK Shalom.
McCarthyisme à l’israélienne versus humanisme juif
Finkelstein ne cesse de prôner un règlement du conflit
israélo-palestinien qui soit conforme au droit international et
à ses résolutions, tout en insistant sur le fait que la leçon
qu’il a retenue des souffrances endurées par sa famille du fait
de l’Holocauste l’ont conduit à appeler l’attention sur le
calvaire des Palestiniens. Il n’est pas le seul juif critique à
l’égard d’Israël à avancer un argument de cette nature.
En
réponse
aux groupes de lobbying pro-israélien, le professeur Rolf
Verleger, président de la section allemande de l’association
European Jews for a Just Peace (EJJP)
– un des sponsors des conférences berlinoises – a rejeté les
allégations mises en avant à l’encontre de Finkelstein. Au
contraire, Verleger l’a qualifié de « juif fier et conscient,
qui se défend contre l’appropriation de la tradition juive par
le nationalisme juif ne jurant que par le sang et le
territoire ». Critiquant ces groupes de pression en raison de
leur refus de condamner les violations des droits de l’homme et
le nationalisme dans le cas d’Israël, Verleger a comparé leur
tactique à l’agitation mccarthyiste, dirigée en l’occurrence
contre de prétendues « activités anti-israéliennes ».
M. Verleger, qui est l’auteur de l’ouvrage
Le fourvoiement d’Israël : L’opinion d’un juif
(en allemand, PapyRossa, 2e édition, 2009), est un ancien membre
du bureau des délégués du
Conseil central des Juifs d’Allemagne.
Il n’a pas été réélu à ce poste en raison de ses critiques
ouvertes à l’encontre de la politique israélienne. Dans une
lettre
envoyée à l’Eglise de la Trinité afin qu’elle revienne sur sa
décision d’annulation, Verleger rejetait l’idée selon laquelle
le fait de critiquer la politique d’Israël équivaudrait à de
l’antisémitisme, parlant, au contraire, de « responsabilité
juive » à avancer une telle critique. Notant, dans ce courrier,
que son père, qui avait perdu son épouse et trois fils à
Auschwitz, est décédé, voici de cela quarante-cinq ans, le
jour-même de la conférence prévue de Finkelstein à Berlin, avec
un « numéro d’Auschwitz tatoué sur le bras », Verleger
poursuivait en félicitant Finkelstein pour sa position fidèle
« à la tradition humaniste du judaïsme allemand » à la
Martin Buber,
Hannah Arendt,
ou encore à la manière du rabbin
Leo Baeck.
Raison d’Etat de gauche
Le dédit de la Fondation Rosa Luxemburg (RLS) a généré une
longue suite de
protestations,
qui se poursuivent encore aujourd’hui. Dans une
lettre ouverte,
certains parlementaires du Parti de la Gauche et certains
sympathisants en vue de ce parti ont critiqué la manière dont
cette fondation a traité Norman Finkelstein, estimant
« absurdes » les allégations diffamatoires proférées à son
encontre. Dans une
autre lettre ouverte,
des titulaires anciens et actuels de bourses de la RLS
concluaient que cette fondation risque de perdre « son caractère
de lieu propice aux débats et aux controverses de gauche », si
elle devait continuer à éviter toute critique de la politique
israélienne. Beaucoup d’autres militants de gauche ont eux aussi
critiqué la décision prise par la RLS, rappelant les célèbres
propos de Rosa Luxemburg : « La
liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement »,
mettant en garde la fondation contre le risque de ne plus être
digne d’en porter le nom prestigieux.
Pour la RLS, ces critiques ne sont pas une première : cette
fondation a été
durement critiquée,
l’été dernier, pour avoir laissé trois fomentateurs de guerre
bien connus – dont un représentant important de BAK Shalom –
s’exprimer lors de sa plus grande conférence annuelle laissée à
l’initiative des étudiants. Le Parti de la Gauche et son think-tank
ont connu des dissensions internes autour de la question de
l’antisionisme et de l’anti-impérialisme, en particulier après
que le secrétaire du groupe parlementaire de ce parti, Gregor
Gysi eut
prôné,
au printemps 2008, la remise en question de ces principes-mêmes.
La plaidoirie de Gysi a été perçue comme visant à aligner le
Parti de la Gauche sur la raison d’Etat allemande. Dans un
discours
devant le parlement israélien (Knesset) en mars 2008, la
chancelière allemande Angela Merkel avait déclaré :
« Ici bien plus que nulle part ailleurs, je tiens à souligner
explicitement que tout gouvernement allemand et tout chancelier
allemand avant moi a assumé la responsabilité historique
spéciale de l’Allemagne vis-à-vis de la sécurité d’Israël. Cette
responsabilité historique fait partie intégrante de la raison
d’être de mon pays. Pour moi, en tant que chancelière allemande,
par conséquent, la solidarité d’Israël ne fera jamais l’objet
d’une quelconque négociation ».
Faisant étalage de « solidarité inconditionnelle » avec la
politique israélienne, deux jours après le début de l’opération
militaire à Gaza déclenchée par
Tel-Aviv l‘année dernière, la chancelière allemande et le
Premier ministre israélien Ehud Olmert « tombaient d’accord pour
déclarer que la responsabilité de l’évolution de la situation
dans la région incombait clairement et exclusivement au Hamas ».
Cette déclaration fut ensuite reprise par le secrétaire du Parti
de la Gauche à Berlin,
Klaus Lederer,
lors d’une manifestation de soutien à Israël.
Après les annulations des diverses conférences de Finkelstein,
le
junge Welt,
un quotidien indépendant de gauche connu pour son opposition
irréfragable aux guerres illégales, est intervenu afin de
proposer ses locaux plutôt modestes à Berlin, pour qu’il puisse
y faire une conférence.
Finalement, dans une déclaration datée du 20 février,
Finkelstein expliqua qu’il ne viendrait pas du tout en
Allemagne : « Certains Allemands semblent déterminés à ce que
leurs concitoyens n’entendent que des opinions sur le conflit
israélo-palestinien qui soutiennent la politique du gouvernement
israélien. Une telle intolérance n’est pas bonne pour les
Palestiniens, qui vivent sous une occupation militaire brutale.
Elle n’est pas bonne pour les Allemands, qui veulent que leur
pays soutienne les droits de l’Homme et le droit international.
Elle n’est pas bonne pour les Israéliens dissidents courageux,
qui ont besoin du soutien de l’Union européenne. »
Au cours des conférences prévues, Finkelstein allait, entre
autres choses, commenter le
Rapport Goldstone,
commissionné par les Nations unies, qui a trouvé Israël coupable
de crimes de guerre lors de son agression contre Gaza durant
l’hiver 2008-2009. En l’absence de voix critiques puissantes
telle celle d’un Finkelstein, Berlin n’aura aucun problème à
continuer de violer les lois tant allemandes qu’européennes, qui
interdisent les ventes d’armes à des régions du monde déchirées
par des conflits militaires (comme le territoire du conflit
israélo-palestinien).
Cet étouffement des critiques à l’encontre de la politique
israélienne a de nombreux précédents
L’on a connu plusieurs autres occurrences, en Allemagne,
récemment, où des critiques de la politique d’Israël furent
traitées de la sorte. En janvier de cette année, trois députées
du parti de la Gauche (qui ont également signé la lettre ouverte
à la RLS) ont été attaquées par des associations du même
tonneau, en concert avec des
pasteurs évangéliques,
au motif qu’elles ont refusé de participer aux ovations debout à
la fin de
l’adresse de Shimon Peres au Bundestag,
prononcée à l’occasion de la Journée de Commémoration de
l’Holocauste.
Les trois parlementaires, qui avaient rendu hommage aux victimes
des crimes nazis lors de cérémonies antérieures au discours de
Pérès, ont expliqué leur refus en pointant l’exploitation par le
président israélien de l’événement à des fins de propagande en
faveur d’une guerre contre l’Iran. Dans son discours, Pérès, en
effet, avait qualifié le gouvernement iranien « de danger pour
le monde entier ». En dépit d’appels en cours d’Israël à une
frappe militaire conter l’Iran, le Président israélien a
déclaré, sans sourciller : « nous nous identifions aux millions
d’Iraniens qui se révoltent contre la dictature et la
violence ». La section allemande de l’EJJP, mentionnons-le au
passage, avait auparavant
critiqué l’invitation
faite à Pérès.
Début 2009, un débat prévu portant sur l’offensive militaire
israélienne à Gaza, lors d’une des principales émissions
politiques à la télévision allemande, « Anne Will »,
avait été annulé
quelques jours seulement avant sa diffusion prévue, la chaîne
ayant apparemment fait l’objet de pressions politiques.
En octobre 2009, à la suite d’une campagne de lobbying analogue
à celle de l’affaire qui nous occupe, un débat prévu à Munich
avec l’historien israélien en exil Ilan Pappé fut annulé par les
autorités municipales. Dans une lettre ouverte, le Professeur
Pappé – qui s’exprimait alors dans un autre lieu public -
écrivit
que son père « s’était vu intimer le silence, de la même
manière, en sa qualité de juif allemand, dans les années 1930 ».
Comme lui, poursuivait-il, son père et ses amis étaient
considérés des juifs « ‹ humanistes › et ‹ pacifistes › dont il
fallait à tout prix étouffer l’expression et écraser ». Pappé a
ajouté qu’il « était inquiet, comme devrait l’être toute
personne consciente, au sujet de la liberté d’expression et de
la santé de la démocratie dans l’Allemagne d’aujourd’hui », la
décision de censurer sa conférence en étant une parfaite
illustration.
Tant Finkelstein que Pappé sont les auteurs d’études de pointe
sur le conflit israélo-palestinien. Ils sont considérés être des
avocats éloquents d’une solution juste et légale au conflit.
Leur origine juive les rend tout particulièrement dérangeants
pour les partisans inconditionnels d’Israël, qui ont très
souvent recours à des critiques infâmantes à leur égard, en les
qualifiant d’antisémites, voire de « juifs se haïssant
eux-mêmes ».
L’on pourrait soutenir qu’une telle distinction entre de
« bons » et de « mauvais » juifs équivaut, en lui-même, à une
sorte d’antisémitisme.
* * *
Traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier.
* Ali Fathollah-Nejad
est un chercheur spécialisé dans les relations internationales
du Moyen-Orient. Il a un site web, consultable à l’adresse :
http://www.fathollah-nejad.com