Opinion
Rosneft devient la
première entreprise pétrolière mondiale
Alfredo Jalife-Rahme
Lundi 12 novembre
2012 Après
avoir racheté l’essentiel de Yukos, puis
avoir conclu une joint-venture avec
Exxon-Mobil pour exploiter le pétrole de
la Mer Noire, Rosneft vient d’absorber
TNK-BP. Ce faisant, la Russie —qui
dispose déjà avec Gazprom de la première
entreprise gazière mondiale— se dote de
la première entreprise pétrolière
mondiale. L’analyste Alfredo Jalife-Rahme
compare la stratégie nationale de
Vladimir Poutine à la logique mercantile
libérale qui prévaut dans son pays, le
Mexique ; un parallèle qui a valeur
d’exemple.
Le pétrole constitue toujours la matière
première géostratégique par excellence
pour la planète, et ce serait une grave
erreur que d’analyser sa reprise en main
par l’État sous un simple angle
mercantiliste : ce qui est en jeu, c’est
la sécurité énergétique des pays
producteurs. Si les USA, principaux
acheteurs du pétrole mexicain, admettent
que les hydrocarbures sont stratégiques,
il est inconcevable que les pays
vendeurs n’en tiennent pas compte.
Et pourtant c’est bien là le péché
mortel que commettent les gestionnaires
formés par l’ITAM (Institut
Technologique Autonome de Mexico) au
Mexique, qui affichent une ignorance
géopolitique pathétique ; la question
n’est pas de privatiser ou d’étatiser,
termes qui ont des acceptions variables,
bien souvent superficielles, tant aux
USA qu’au Mexique, mais de se centrer
sur qui détient le contrôle sur la
première matière première d’importance
géostratégique mondiale.
Aux USA, les entreprises privées
d’hydrocarbures, telle Exxon Mobil, font
partie de la panoplie garante de la
sécurité nationale et internationale ;
au Mexique, il n’y a aucune garantie en
ce sens, s’agissant d’entreprises
privées —au capital étranger ou
national— qui opèrent au Mexique et qui
sont soumises bien souvent aux crédits
de Wall Street, ce qui pipe les dés
d’emblée et mine la sécurité nationale,
puisqu’aucun contrôle efficace ne peut
s’exercer sur elles : dans le cadre de
la dérégulation globale financiériste,
leur financement devient aléatoire [1]
Le Mexique néolibéral des « énarques
» de l’ITAM est l’exception, au moment
où les grandes puissances pétrolières
récupèrent leurs actifs perdus dans un
vaste mouvement de ré-étatisation et de
dé-privatisation : c’est le cas de la
réorganisation du portefeuille de
Rosneft en Russie, tout récemment,
faisant suite à la légendaire BP
britannique, qui était le symbole même
de l’irrédentisme britannique.
Le site géopolitique StratRisks, basé
en Floride, souligne que Rosneft a
délogé Exxon Mobil du premier rang pour
la production mondiale, après le rachat
de TNK-BP (entreprise mixte constituée
de Britanniques et d’oligarques russes,
condensée dans la firme AAR). TNK-BP se
trouvait parmi les 10 entreprises
pétrolières privées les plus importantes
au monde, et en 2010, elle produisait
1,74 millions de barils par jour à
partir de ses sites actifs en Russie et
en Ukraine.
Le président Poutine considère que
l’opération, d’une envergure inédite,
permettra une production de plus de 4
millions de barils par jour. Il rapporte
les tribulations de TNK-BP qui était
jadis une transnationale privée ; son
rachat par Rosneft constitue une
ré-étatisation et une dé-privatisation
en deux étapes : d’abord « Rosneft
acquiert 50 % de TNK-BP dans une
alliance stratégique (joint-venture)
avec BP, en échange de liquidités et
d’actions de Rosneft d’un montant de 27
millions de dollars, ce qui attribue à
BP 19,75 % de Rosneft ». Dans une
deuxième étape, « les oligarques de
AAR obtiendraient 28 milliards de
dollars (cash) au titre de la moitié de
la copropriété dans TNK-BP, quoique cet
accord ne soit pas encore conclu ».
Ainsi l’entreprise d’État (sic)
Rosneft débourserait 55 milliards de
dollars pour avoir l’emprise décisive,
avec une participation minoritaire de
BP, entreprise privée (sic) dont la
position se trouve fort diluée : il
s’agit bien d’une dé-privatisation
concomitante à la ré-étatisation de
Rosneft.
Vladimir
Poutine a mis en place une Commission
pour le Développement stratégique du
secteur de l’énergie et pour la sécurité
environnementale. Elle élabore la
Doctrine de sécurité énergétique de la
Fédération de Russie (23 octobre 2012).
© Kremlin
Pour StratRisks, il s’agit bel et
bien d’une nationalisation : Poutine
a su créer un géant pétrolier
national, qui lui permet de mettre
en œuvre son plan de renforcement de
l’influence russe dans le monde, par
le contrôle des nécessités
énergétiques d’autres pays.
Dans ce nouveau cadre, Rosneft va
pouvoir extraire presque la moitié
du pétrole produit en Russie, ce qui
est énorme, si l’on compare avec
l’Arabie saoudite : la Russie est
une superpuissance énergétique, et
en nationalisant progressivement ses
ressources, Poutine renforce son
contrôle sur les besoins européens.
Reste un problème : la Russie n’a
pas les compétences technologiques
suffisantes en matière
d’hydrocarbures, ce pourquoi elle
s’est assurée la permanence de BP
comme associé minoritaire, afin de
ne pas commettre l’erreur de
l’Arabie saoudite, qui avait
nationalisé son industrie pétrolière
en 1980, alors qu’elle produisait
plus de 10 millions de barils par
jour, et qui en cinq ans sous le
régime d’Aramco (l’entreprise
d’État) avait vu diminuer sa
production de 60 %.
Poutine estime que son influence
à l’échelle internationale va
augmenter, après l’opération Rosneft.
Sa manœuvre stratégique amènera des
prix du pétrole plus élevés, et un
marché énergétique en hausse
étonnante. À mon avis, fort de ses
ogives nucléaires, Poutine joue
finement sa carte pétrolière, tandis
qu’au Mexique, la kakistrocratie («
gouvernement par les pires »)
issue de ITAM a totalement perdu la
vision géostratégique du président
Lázaro Cárdenas (qui avait exproprié
et nationalisé toutes les ressources
du sous-sol en 1938).
Celui-ci, en bon général, avait
compris il y a 74 ans déjà la portée
géostratégique des hydrocarbures. Il
s’agit de savoir qui garde le
contrôle en dernière instance des
hydrocarbures mexicains —d’un point
de vue multidimensionnel—, et qui
garantit l’approvisionnement lorsque
l’État prendra ses distances : c’est
ce qui s’appelle la sécurité
nationale. Allons-nous créer
l’équivalent d’une Televisa
(conglomérat multimédia mexicain, le
plus important d’Amérique latine et
du monde hispanique) avec le pétrole
mexicain, ce qui nous livrerait à la
merci de ses intérêts totalitaires ?
Au Mexique, le pétrole se
trouvait aux mains des Britanniques,
avec les résultats cataclysmiques
que l’on sait, outre les dégâts
environnementaux dont nous avons
hérité [après la marée noire
provoquée par la plateforme
pétrolière de BP Deepwater Horizon
en 2010, le groupe pétrolier
britannique est en discussions
avancées avec l’États-unien Plains
pour lui céder des champs pétroliers
du golfe du Mexique pour un montant
de 7 milliards de dollars, écrit le
Wall Street Journal. Mais
d’autres groupes ont exprimé de
l’intérêt pour les actifs de BP et
un autre acheteur pourrait émerger,
précise le quotidien financier.
Source : Le Figaro, 20
septembre 2012].
Le site StratRisks souligne que
l’Europe dépend du pétrole et du gaz
russe, et que la manœuvre
poutinienne renforce cette
dépendance, tout autant que la
puissance russe ; cela va de la
construction des oléoducs jusqu’au
contrôle à hauteur de 40 % de sa
capacité d’enrichissement d’uranium
global. Le rachat des deux moitiés
de TNK-BP par Rosneft, entreprise
d’État, en fera un Goliath dans le
secteur pétrolier global, au point
que la Russie pourra produire des
asphyxies par le contrôle de
l’approvisionnement, quand elle
décidera une hausse des prix.
StratRisks envisage une
incrustation de la Russie dans
l’OPEP ; alors le cartel pétrolier
contrôlerait plus de la moitié de la
production mondiale et la plus
grande partie des réserves
potentielles, et avec une telle
influence, les pays de l’OPEP
pourraient disposer à leur guise du
prix que le reste du monde aurait
simplement à payer. Ce n’est pas si
facile —cela peut déboucher sur une
guerre mondiale— mais ce n’est pas
incongru non plus.
Pour résumer, selon StratRisks,
Gazprom, l’entreprise gazière russe,
contrôle déjà le gaz de l’Europe et
Rosneft le pétrole, ce qui revient à
étrangler la suprématie occidentale,
et ouvre la voie à un nouvel ordre
mondial présidé par la Russie.
Il s’agit de géopolitique, on est
loin de l’esprit de clocher teinté
de modernisme de pacotille qui
caractérise le gouvernement mexicain
néolibéral, qui prétend livrer à
d’autres, les yeux fermés, le
pétrole mexicain, en oubliant que
pétrole et pouvoir, phonétiquement
proches, vont profondément de pair.
Traduction
Maria Poumier
Source
La Jornada (Mexique)
Alfredo Jalife-Rahme
Professeur de
Sciences politiques et sociales à
l’Université nationale autonome du
Mexique (UNAM). Il publie des chroniques
de politique internationale dans le
quotidien La Jornada et
l’hebdomadaire
Contralínea. Dernier ouvrage
publié : El Hibrido Mundo Multipolar
: un Enfoque Multidimensional
(Orfila, 2010).
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