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Nasser, quarante ans
après
Alain Gresh
Alain Gresh
Lundi 27 septembre 2010 Il y a quarante ans, le 28 septembre
1970, à l’issue d’épuisantes tentatives de conciliation entre le
roi Hussein de Jordanie et la Résistance palestinienne qui
s’étaient affrontés au cours de combats meurtriers (Septembre
Noir), le président égyptien Gamal Abdel Nasser succombait à une
crise cardiaque. Il avait à peine plus de cinquante ans, mais il
avait profondément marqué l’histoire de l’Egypte moderne.
A l’occasion de cet anniversaire, une polémique a éclaté en
Egypte. Mohammed Hassanein Heykal, un des plus proches
conseillers de Nasser, a laissé entendre que, peut-être, son
successeur, Anouar Al-Sadate, l’avait empoisonné. La fille de
Sadate a décidé de poursuivre Heykal en justice « Sadat’s
daughter sues former presidential aide over Nasser poisoning
claims », Al-Masry Al-Yom, 21 septembre 2010).
Voici une courte biographie de Nasser, tirée pour l’essentiel
des Cent clefs du Proche-Orient (écrit avec Dominique
Vidal, Hachette, 2005), avec quelques développements.
Né le 15 janvier 1918 à Beni-Mor, dans la province d’Assiout,
en Haute-Egypte, Gamal Abdel Nasser est le fils d’un
fonctionnaire des postes issu de la petite paysannerie.
Bachelier en 1934, il entame des études de droit et participe
aux grandes manifestations de 1935 contre l’occupant britannique
et le roi. Le retour du parti Wafd au pouvoir en 1936 ouvre les
portes de l’Académie militaire aux enfants de la
petite-bourgeoisie : une brèche dans laquelle s’engouffre le
jeune Nasser. « Pour mener à bien l’œuvre de rénovation,
écrira plus tard un de ses compagnons, Anouar Al-Sadate, nous
avions besoin d’un corps solide et discipliné qui, mû par une
volonté unique, serait capable de pallier l’absence d’autorité
et de reconstruire la nation désintégrée. C’est l’armée qui
fournit cet organisme. »
Sous-lieutenant, il reçoit sa première affectation, Moukabad,
près de sa ville natale. Il y fait la connaissance de Sadate et
esquisse, au cours de conversations passionnées sur l’avenir de
l’Egypte, l’idée de la création d’une organisation d’« Officiers
libres ».
Mais le chemin est encore long jusqu’à la prise du pouvoir,
marqué à chaque étape par des humiliations. L’Egypte est, depuis
1882, sous la coupe de Londres, et l’indépendance formelle
obtenue en 1922 n’y change rien. En février 1942, les blindés
britanniques encerclent le palais royal et contraignent le
souverain à nommer un nouveau gouvernement pro-anglais. En 1948
éclate la guerre de Palestine. Nasser participe aux combats – il
s’illustre à la bataille de Faloujah – et revient du front avec
à la bouche le goût amer de la trahison. En 1951, une lutte
armée se développe le long du canal de Suez, contre la présence
coloniale ; des milliers de jeunes volontaires – auxquels les
Officiers libres fournissent armement et entraînement – partent
se battre. Mais, en janvier 1952, le roi proclame la loi
martiale. L’organisation de Nasser compte alors une centaine
d’officiers ; un comité exécutif comprend quatorze membres – un
large éventail qui va des communistes aux Frères musulmans –
unis par la haine du colonialisme, de la corruption, de la
féodalité. L’heure de l’action a sonné : le 23 juillet 1952, un
coup d’Etat les porte au pouvoir. Le général Néguib, un vieil
officier patriote et respecté, sert de figure de proue au
mouvement, mais Nasser, qui n’a pas encore trente-quatre ans, en
est le véritable homme fort.
Il n’a pourtant pas une idée précise de son rôle, ni même de
ses objectifs. Dans son livre Philosophie de la révolution
(1953) – que le dirigeant socialiste français Guy Mollet osera
comparer à Mein Kampf ! –, le raïs rappelait que, durant
la guerre de 1948, « nous nous battions au champ d’honneur
alors que toutes nos pensées se portaient vers l’Egypte »,
et il rapportait les dernières paroles d’un camarade mort au
combat : « La grande lutte est en Egypte. » Son horizon,
comme celui des Officiers libres, n’était pas la libération de
la Palestine, mais l’édification d’une Egypte indépendante,
forte, moderne, débarrassée de toute tutelle étrangère.
En 1952, le tiers-monde n’est pas encore né, et les peuples
arabes vivent sous la coupe de Londres ou de Paris. Les
Officiers libres décrètent une première réforme agraire et
proclament la République, le 18 juin 1953, mettant un terme à
une dynastie vieille de cent cinquante ans. Mais quelle
république ? Après hésitations et affrontements, Nasser élimine
le populaire Néguib au printemps 1954 : il n’y aura pas de
pluripartisme en Egypte et l’armée ne retournera pas dans ses
casernes, un choix qui pèsera sur l’avenir du pays. Le
pragmatisme prévaut en politique extérieure. Le 19 octobre 1954,
un traité signé avec la Grande-Bretagne prévoit le retrait de
toutes les troupes britanniques, mais des clauses contraignantes
– en particulier le retour de ces mêmes troupes en cas de
conflit – sont mal accueillies par de nombreux nationalistes.
Nasser cherche des alliés en Occident. Il est fasciné par les
Etats-Unis, une puissance sans passé colonial. Mais Washington
ne comprend pas le refus du nouveau maître de l’Egypte de
participer à des pactes antisoviétiques. Tout va alors très
vite. Nasser contribue à la fondation du non-alignement en
participant au sommet de Bandoeng (Indonésie) avec Soekarno,
Nehru, Chou En-lai, en avril 1955.
Les tentatives secrètes de négociations avec Israël ayant
échoué, l’armée israélienne ayant attaqué la bande de Gaza sous
contrôle égyptien et fait plusieurs dizaines de morts, Nasser
radicalise son discours. Il achète à la Tchécoslovaquie les
armes que les Etats-Unis lui refusent. Il nationalise la
compagnie du canal de Suez, le 26 juillet 1956, après que les
Etats-Unis ont refusé de financer la construction du barrage
d’Assouan, et sort politiquement victorieux de la guerre qui
s’ensuit, menée par la France, la Grande-Bretagne et Israël. Un
nouveau dirigeant est né : pour les Egyptiens enfin libres, pour
les Arabes dont il galvanise le combat contre le colonialisme,
notamment à travers La Voix des Arabes, la radio du Caire (lire
Slimane Zeghidour, « La
voix des Arabes »,
Vie et mort du tiers-monde, Manière de voir,
juin-juillet 2006).
Après l’échec de la République arabe unie (union de l’Egypte
et de la Syrie, 1958-1961), Nasser radicalise sa politique
intérieure : nationalisation d’une grande partie du secteur
privé, nouvelle phase de la réforme agraire, adoption d’une
Charte nationale résolument socialiste, et création d’un nouveau
front politique, l’Union socialiste arabe (USA). Un immense
effort de développement économique est entrepris avec
d’indéniables succès. L’écho de ces mesures contribue à une
mobilisation progressiste dans le monde arabe.
La guerre de juin 1967 sert de révélateur aux faiblesses de
l’expérience nassérienne. L’effondrement de l’armée reflète la
trahison de ceux qu’on surnomme la « nouvelle classe » :
officiers supérieurs, technocrates, paysans enrichis,
bourgeoisie d’Etat... tous ceux qui ont profité de la
« révolution » et qui souhaitent en finir avec le socialisme.
« Nul mieux que Youssef Chahine n’a illustré, dans son
film Le Moineau (1972), les limites du système : corruption et
affairisme camouflés sous des slogans socialistes. Après la
défaite de 1967, Nasser décide d’ouvrir un débat qui se focalise
rapidement sur la “nouvelle classe”. La réforme agraire a fait
naître d’autres inégalités et un capitalisme rural qui profite à
une minorité, la grande majorité des paysans restant privés de
terres. Dans les villes, les commerçants et les entrepreneurs,
alliés aux administrateurs de l’économie d’Etat et aux hauts
fonctionnaires, souvent des officiers – en 1964, vingt-deux des
vingt-six gouverneurs provinciaux et un tiers des ministres en
sont –, ont contourné les lois et édifié des fortunes. Le parti
unique et l’administration ont souvent servi de relais aux
parvenus et les mobilisations sociales sont bridées. » (lire
« Dans
l’Egypte de Nasser surgit une “nouvelle classe” », Le
Monde diplomatique, juin 2010).
Ces nouveaux parvenus seront les fossoyeurs du nassérisme et
la base sociale qui permettra à Sadate de mener à bien, après
son accession au pouvoir en 1970, la « contre-révolution ». La
peur de Nasser face à toute organisation autonome de la société
(syndicale ou politique), le caractère bureaucratique de l’USA,
ont encouragé la « nouvelle classe ». Enfin, la répression
politique sur une grande échelle, l’usage de la torture contre
tous les opposants, des marxistes aux Frères musulmans,
l’étendue du pouvoir des moukhabarat (les services
secrets), marqueront le régime nassérien mais aussi ses
successeurs.
Démissionnaire après la défaite de 1967, rappelé par le
peuple le 9 juin, Nasser n’en est pas moins un homme brisé.
Quand il meurt le 28 septembre 1970, les Egyptiens lui font des
funérailles grandioses. Au-delà des errements, ils pleurent
l’homme qui leur a rendu la dignité. « Lève la tête, mon
frère », lisait-on sur les banderoles hissées au-dessus des
villages d’Egypte après le 23 juillet 1952. Le mythe Nasser
reste très prégnant, comme l’a montré l’incroyable succès du
film Nasser 56, de Mohamed Fadel, en 1996, projeté sur
tous les écrans égyptiens, et qui a attiré plusieurs millions de
spectateurs.
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