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Les blogs du Diplo
Faut-il intervenir
militairement en Libye ?
Alain Gresh
Alain Gresh
Jeudi 24 février 2011
Depuis la chute du régime Ben Ali en Tunisie, une vague de
soulèvements submerge le monde arabe, portée par les images de
la chaîne Al-Jazira, qui permet à l’opinion de suivre en direct
les événements. Du Maroc à Bahreïn, de l’Algérie à l’Irak, les
citoyens, le plus souvent désarmés, descendent dans la rue pour
demander des réformes politiques et une plus grande justice
sociale. Dans la plupart des cas, les autorités hésitent à faire
un emploi indiscriminé de la force. En Libye, en revanche, les
manifestants se sont heurtés à la répression la plus terrible (Le
Monde diplomatique publie dans son prochain numéro, en
kiosques le 2 mars, un dossier de huit pages sur « le réveil
arabe »).
Les informations provenant de Libye sont contradictoires,
partielles, quelquefois non confirmées. La brutalité du régime
ne fait aucun doute, et le nombre de morts est important : des
centaines selon les organisations non gouvernementales,
probablement plus compte tenu de la violence utilisée par les
milices du régime. Si l’est du pays, avec les villes de Benghazi
et de Tobrouk, est tombé aux mains des insurgés, ce qui a permis
l’entrée dans le pays de journalistes étrangers, la partie
ouest, et notamment Tripoli, restent inaccessibles. Kadhafi a
apparemment repris en main la situation dans la capitale, et il
semble avoir gardé la confiance des tribus [1]
de la région (« Gaddafi
tightens grip on Libyan capital as rebels swiftly advance west »,
par Leila Fadel et Sudarsan Raghavan, The Washington Post,
24 février). Il vient d’annoncer que Tripoli serait ouverte dès
demain à tous les journalistes. Par ailleurs, il s’appuie sur
des mercenaires de pays d’Afrique subsaharienne, ce qui risque
de développer le racisme anti-Noirs dans le pays.
Le caractère erratique et dictatorial du colonel Mouammar
Kadhafi a été confirmé par son discours illuminé prononcé le
22 février 2011 (lire une
traduction en anglais ici). Le leader libyen y a rappelé les
conquêtes de son règne – en particulier l’obtention du retrait
des bases britannique et américaine et la nationalisation du
pétrole – qui lui avaient acquis, au début, une popularité
incontestable et une condamnation occidentale aussi massive.
Mais il a aussi, dans son discours, multiplié les propos
menaçants et incohérents, affirmant qu’il ne pouvait pas
démissionner car il n’occupait aucun poste officiel, qu’il se
battrait jusqu’à la dernière goutte de sang, que le pays allait
vers la guerre civile, etc.
Les indignations justifiées contrastent avec le silence qui
prévalait quand le régime, au début des années 2000, alors que
s’esquissait la réconciliation avec l’Occident, écrasait sans
pitié les islamistes. La détention et la torture de militants
islamistes en Libye (comme en Egypte ou en Tunisie)
n’indignaient pas les bonnes âmes.
Quoi qu’il en soit, les appels à des interventions militaires
se multiplient.
Marc Lynch, sur son blog de Foreign Policy, est très
clair, comme l’indique le titre de son envoi :
« Intervening in the Libyan tragedy » (21 février 2011) :
« La comparaison doit se faire avec la Bosnie ou le
Kosovo, ou encore avec le Rwanda : un massacre se déroule en
direct à la télévision et le monde est incité à agir. Il est
temps pour les Etats-Unis, l’OTAN, l’Organisation des Nations
unies et la Ligue arabe d’agir avec force pour essayer
d’empêcher la situation déjà sanglante de dégénérer en quelque
chose de bien pire. »
On a un peu de mal à comprendre ces comparaisons. Au Rwanda,
on avait affaire à un génocide qui a fait des centaines de
milliers de morts. Quant au Kosovo, il est douteux que
l’intervention militaire ait été un succès (lire Noam Chomsky,
« Au
Kosovo, il y avait une autre solution », Le Monde
diplomatique, mars 2000).
Marc Lynch poursuit :
« En agissant, et j’entends par là une réponse
suffisamment énergique et directe pour empêcher le régime libyen
d’utiliser ses ressources militaires pour écraser ses
adversaires. J’ai vu des rapports selon lesquels l’OTAN a
sévèrement mis en garde la Libye contre de nouvelles violences
contre son peuple. Rendre cela crédible pourrait signifier la
déclaration et l’imposition d’une zone d’exclusion aérienne sur
la Libye, sans doute par l’OTAN, pour empêcher l’utilisation
d’avions militaires contre les manifestants. »
Un point de vue que conteste fortement Justin Raimondo, sur
le site Antiwar.com,
« Interventionists Target Libya » (23 février) :
« Le spectre d’une intervention américaine est juste ce
que Kadhafi souhaite : cela jouerait en sa faveur. Comme c’est
souvent le cas des actions américaines, cette intervention
aurait exactement les effets contraires à ceux recherchés. (...)
Est-ce que le professeur Lynch croit vraiment qu’une
intervention “énergique” (...) ne renforcerait pas la position
de Kadhafi ? [Il] sait comment utiliser les passions et les
préjugés de son peuple et sa stratégie est clairement de diviser
son pays selon des lignes générationnelles. » (...)
« Une intervention occidentale renforcerait Kadhafi et le
sauverait peut-être d’une fin bien méritée. Elle donnerait des
munitions au courant islamiste marginal qui sympathise avec
Al-Qaida. Tous deux seraient confortés dans leur point de vue :
regardez, dirait Kadhafi, les étrangers reviennent pour prendre
le contrôle du pays ; regardez, diraient les islamistes, les
Croisés viennent pour voler votre révolution. »
Les images qui proviennent de Libye sont terribles. Mais qui
a demandé une intervention militaire occidentale quand les
avions israéliens bombardaient Gaza durant l’opération Plomb
durci ? ou lors des bombardements de l’OTAN en Afghanistan ? ou
de l’Irak par les Etats-Unis ? Faut-il y intervenir
militairement, contre Israël et les Etats-Unis, cette fois ?
Et puis, le cas irakien est là pour nous inciter à la
prudence. La dictature de Saddam Hussein était l’une des plus
brutales du Proche-Orient, elle aussi alliée des Etats-Unis tant
que le régime menait une guerre d’agression contre l’Iran. Son
invasion du Koweït a changé la donne et a fait de lui un paria.
Mais qui peut penser, huit ans après l’intervention américaine
en Irak, que celle-ci a été un succès ? Les manifestations,
aussi bien dans le Kurdistan irakien (présenté comme un modèle
de démocratie) que dans le reste du pays, ont fait l’objet d’une
répression brutale, dont peu de médias ont parlé.
Que faire alors ?
D’abord, accepter le fait que, sauf dans des cas de génocide
comme au Rwanda, une intervention militaire sous l’égide de
l’ONU n’est pas toujours la meilleure solution. D’autant qu’elle
serait sans doute déléguée à l’OTAN, dont le rôle en Afghanistan
ne semble pas vraiment positif. Les mouvements tunisien et
égyptien ont abouti sans intervention militaire extérieure.
Il faut aussi se réjouir de la position de la Ligue arabe
qui, pour la première fois, suspend un Etat-membre pour des
problèmes relevant de la « souveraineté nationale ». Cette
position, comme celle de l’Union africaine et de l’Organisation
de la conférence islamique, devrait aggraver les fissures dans
le régime, notamment dans l’armée et chez les diplomates,
nombreux déjà à avoir abandonné Kadhafi. Elle aura plus de poids
que celle de gouvernements européens et américain, soupçonnés,
non sans raison, d’arrière-pensées, et qui ont développé avec le
dictateur libyen d’étroites relations ces dernières années.
On peut aussi, pour l’Union européenne, tirer quelques leçons
pour l’avenir.
S’il n’est pas possible pour les Etats européens de fonder
toute leur politique étrangère sur le respect des droits
humains, et s’il est impossible et non souhaitable de rompre les
relations avec tout régime qui les violerait (avec Israël, par
exemple), il est certain que l’on peut adopter des politiques
plus équilibrées entre intérêts et principes, d’autant plus que
bien des projets mirifiques se sont révélés des mirages (lire
Alain Faujas,
« Les dangers et les illusions du commerce avec Kadhafi »,
LeMonde.fr, 24 février) :
— Au cours des dernières années, les pays européens, dont la
France, ont armé les forces libyennes, les ont conseillées, et
leur ont ainsi donné les moyens de se battre contre leur propre
population (la France envisageait même de leur vendre des
Rafale) ;
— L’appui au régime du colonel Kadhafi dans l’Union
européenne, et notamment en Italie, s’est fondé sur un
chantage : la capacité pour la Libye de stopper le flux des
immigrants africains vers le Vieux continent ; cette obsession
migratoire amène Bruxelles à aider toute une série de régimes
peu soucieux des droits humains à gérer eux-mêmes, dans des
conditions souvent terribles, les immigrés. A tout prix, il faut
défendre la forteresse Europe ; et, de ce point de vue, Kadhafi
était un allié que Silvio Berlusconi, notamment, répugne à
abandonner (lire Stefano Liberti,
« L’Italie et la Libye main dans la main », Visions
cartographiques, 25 août 2010) ;
— Comme dans sa coopération avec les autres pays du pourtour
méditerranéen, l’Union européenne a fait prévaloir les principes
du libre-échange sur le développement, multipliant les rapports
élogieux sur la Tunisie ou l’Egypte ; n’est-il pas temps, comme
y invite George Corm, à faire prévaloir une autre conception ? (« Quand
la “rue arabe” sert de modèle au Nord », LeMonde.fr,
11 février).
Il est malheureux que les préoccupations essentielles des
Européens face aux événements de Libye soient avant tout la
crainte concernant les exportations de pétrole [2]
et la peur de voir affluer des vagues d’immigrés. Cela ne
présage rien de bon pour l’avenir.
Les principes évoqués, plutôt que l’appel aux interventions
militaires, devraient guider la politique européenne à l’égard
de tous les pays arabes, notamment ceux du sud de la
Méditerranée qui sont touchés par la
vague révolutionnaire qui déferle sur le monde arabe.
Notes
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