Opinion
Les
révolutions arabes sont-elles
finies ?
Alain Gresh
Alain
Gresh
Lundi 13 juin 2011
Un climat de pessimisme domine chez
les commentateurs. Depuis l’effondrement
des régimes tunisien et égyptien, les
révolutions arabes semblent marquer le
pas. La Libye serait vouée à la
division ; l’ordre règne au Bahreïn ; le
Yémen s’enfoncerait dans la guerre
(lire, dans Le Monde diplomatique
de ce mois-ci, l’article de Laurent
Bonnefoy et Marine Poirier,
« Au Yémen, l’unité dans la
protestation ») ; quant à la Syrie,
son régime semble déterminé à noyer dans
le sang la contestation (on lira
l’article publié sur le site du Monde
diplomatique,
« Les mots de l’intifada syrienne »,
qui analyse le mouvement et ses
espoirs). Ailleurs, les manifestations
s’essouffleraient, aussi bien en Algérie
qu’au Maroc, en Jordanie qu’en Irak.
Il est bien sûr impossible de prédire
l’avenir, mais ce pessimisme me semble
hors de propos. Il s’appuie sur une
vision idyllique des périodes
révolutionnaires, qui devraient
s’achever rapidement, ne connaître ni
soubresauts, ni violences, ni retours en
arrière. Or, cela a rarement été le cas
au cours de l’histoire. Ni la révolution
de 1789, ni celles de 1848, et encore
moins les révolutions du XXe siècle
n’ont correspondu à ces descriptions.
Les affrontements, la violence, les
hésitations, sont le propre de toutes
les périodes révolutionnaires, quand
meurt l’ordre ancien et que l’ordre
nouveau peine à s’affirmer.
Les contestations ont touché et
continuent à toucher tous les pays
arabes, sans aucune exception. Elles
témoignent de l’ampleur de la révolte,
mais aussi de l’ampleur des problèmes à
résoudre. Non seulement la région sort
d’une glaciation politique de plus de
quarante ans, mais elle est confrontée à
une accumulation de défis, notamment
économiques et sociaux, qui ne seront
pas résolus en quelques semaines. La
résistance des pouvoirs en place, remis
de la surprise qu’a représenté la chute
de Ben Ali et de Moubarak ;
l’organisation de la contre-révolution
régionale, autour de l’Arabie saoudite ;
la capacité du Fonds monétaire
international à imposer à des pays comme
la Tunisie ou l’Egypte ses conditions :
autant d’éléments qui pèsent sur les
luttes.
Mais il faut rappeler quelques
données :
la
contestation ne cesse pas. Ainsi, plus
de dix mille personnes ont défilé à
Bahreïn (« Bahrain
opposition rally draws thousands »,
Al-Jazeera English, 11 juin), première
sortie de l’opposition depuis
l’intervention des troupes saoudiennes.
Au Maroc, des milliers de personnes ont
manifesté le 5 juin pour dénoncer la
mort d’un manifestant tué par la police
et pour demander des changements réels (« Morocco’s
uprisings and all the king’s men »,
Al-Jazeera English, 5 juin). Même au
Koweït, plus libéral pour ses habitants
(à condition de ne pas parler des
bidoun, ces dizaines de milliers de
personnes privées de leur nationalité –
lire le rapport de Human Rights Watch,
« Prisoners of the Past : Kuwaiti Bidun
and the Burden of Statelessness », sous
embargo jusqu’au 13 juin, mais
disponible
à cette adresse), des centaines de
jeunes se sont rassemblés devant le
Parlement pour demander le départ du
premier ministre et des réformes
démocratiques (« Kuwaiti
youths urge PM ouster, reforms »,
Gulf in the media, 12 juin). Et chaque
manifestation dans un pays renforce la
détermination chez le voisin ;
les
tentatives d’écraser par la force les
soulèvements, comme en Libye, au Yémen,
à Bahreïn, en Syrie, ont, pour
l’instant, échoué. La détermination des
populations à résister prouve que tout
retour en arrière sera difficile à
imposer. Même l’usage – notamment par
l’Arabie saoudite – de l’arme
confessionnelle se révèle peu efficace
pour diviser les populations ;
l’aspiration
à plus de liberté, à plus de justice
sociale s’exprime partout. Il serait
faux de penser que les pays du Golfe
sont à l’abri. Sur nombre de sites, les
internautes font entendre leur volonté
de réforme, leur refus du statu quo et
de la corruption galopante. Lire, par
exemple, cet envoi sur le blog d’Aisha,
2 juin 2011,
« Saudi youth’s aspirations “True life
Resist the power Saudi Arabia” » ;
la
capacité des Etats-Unis à imposer leur
volonté est affaiblie. Leur situation
financière ne leur permet pas d’aides
substantielles à la région – l’agence de
notation Moody’s a même menacé de
dégrader leur note, comme elle le ferait
avec de « vulgaires » pays du
tiers-monde. D’autre part, et malgré les
déclarations sur l’amélioration de la
situation militaire, ils ne sont
parvenus à stabiliser la situation ni en
Irak ni en Afghanistan – dans ce dernier
pays, ils cherchent désespérément à
négocier avec les talibans. Les pays
qui se libèrent auront une autonomie
plus grande, dans un monde multipolaire,
pour chercher de nouveaux partenaires,
de nouveaux associés.
Je voudrais reprendre, en conclusion,
un paragraphe de mon éditorial du
dernier numéro de Manière de voir,
« Comprendre les révoltes arabes »
(juin-juillet 2001, en kiosques) :
« Les chemins de la liberté et de
la dignité qu’a ouverts le peuple
tunisien, et dans lesquels se sont
engouffrés après lui les autres peuples
arabes, restent incertains, escarpés,
périlleux. Mais, déjà, le retour en
arrière n’est plus possible. “Quand une
fois la liberté a explosé dans une âme
d’homme, les dieux ne peuvent plus rien
contre cet homme-là” (Jean-Paul Sartre,
Les Mouches). »
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