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Opinion
Syrie-Bahrein, cause
commune
Alain Gresh
Alain Gresh
Mardi 10 mai 2011
La nouvelle est passée inaperçue. Le 7 mai, l’agence de
presse officielle syrienne a annoncé que le président avait reçu
un message de soutien du roi du Bahreïn. Cela pourrait faire
sourire s’il n’y avait en cause des milliers de vies humaines :
un roi, allié des Etats-Unis et de l’Arabie saoudite, qui vient
d’écraser une révolte démocratique dans son propre pays – qu’il
accuse l’Iran d’avoir fomentée ! – envoie un message de soutien
au meilleur allié arabe de Téhéran et dénonce les
« conspirations » dont serait victime la Syrie. Ce soutien
fièrement brandi par Damas n’empêche pas le régime baasiste
d’expliquer qu’il doit faire face à un complot américain.
On l’a dit ici,
le régime syrien doit faire face à la même vague de
revendications qui submerge l’ensemble du monde arabe, du
Maroc à l’Irak. Fin de l’autoritarisme et de la corruption ; du
travail et du pain ; liberté d’expression ; liberté
d’organisation : tels sont les mots d’ordre communs. Et, aussi,
le retour de la karama, de la dignité. Pour essayer de
comprendre ce que ce mot d’ordre veut dire, on lira le
témoignage assez bouleversant d’une jeune femme lesbienne
syrienne que les services de police viennent arrêter la nuit et
qui est défendue par son père (« My
father, the hero », 26 avril 2011, sur le blog A Gay girl in
Damascus). L’arbitraire des autorités, des policiers municipaux
qui harcèlent le jeune Bouazizi en Tunisie aux bandes de jeunes
armés qui tabassent les manifestants à Banyas, c’est ce que
refusent désormais les peuples, malgré la peur et la répression.
Alors que nous recevons des images en direct du Yémen ou de
Jordanie, et même de Libye, deux pays maintiennent un black-out
inquiétant sur ce qui se passe chez eux : le Bahreïn et la
Syrie. Je ne reviens pas ici sur l’origine
des événements du Bahreïn, qui ont abouti à l’intervention
des troupes saoudiennes et à la proclamation de l’état
d’urgence. Depuis se développe une campagne haineuse contre la
majorité chiite de la population, et les mesures se succèdent
pour en finir avec toute vie politique et associative
indépendante. La brutalité des policiers – souvent des étrangers
naturalisés – n’est plus à démontrer et la torture d’un usage
courant (Bill Law,
« Police brutality turns Bahrain into ’island of fear’ »,
6 avril 2011). Le pouvoir n’hésite même pas à détruire des
mosquées (Roy Gutman,
« While Bahrain demolishes mosques, U.S. stays silent »,
8 mai 2011). Le journal d’opposition Al-Wasat, dont le
rédacteur en chef avait dû démissionner, est sur le point d’être
interdit, d’anciens députés sont arrêtés, des médecins aussi (Human
Rights Watch,
« Bahrain : Arbitrary Arrests Escalate », 4 mai 2011). Et
cela sans parler des condamnations à mort prononcées par des
cours militaires.
Toutes ces exactions ont provoqué quelques réactions. Il faut
mentionner la condamnation vigoureuse prononcée par le ministre
norvégien des affaires étrangères (« Norway
concerned over the human rights situation in Bahrain »,
5 mai). La Suisse s’est prononcée dans le même sens. On notera
aussi l’appel du principal syndicat américain, l’AFL-CIO, à
suspendre les accords de libre-échange avec le Bahreïn (« U.S.
labor urges trade pact with Bahrain be suspended », Reuters,
6 mai). Quant à l’administration Obama, si l’on en croit le
Bahrain Freedom Movement, elle serait intervenue auprès de
Manama pour demander la cessation des violations des droits de
la personne, ce qui aurait amené à la libération d’un certains
nombre de médecins et d’infirmières (« Bahrain :
International stands humiliate Al Khalifa », Saudi occupiers,
8 mai).
Le ministère des affaires étrangères français a demandé aux
autorités de Bahreïn de ne pas appliquer la peine de mort. Et le
communiqué du 29 avril ajoute : « Avec le retour au calme, il
est par ailleurs temps de rechercher les voies d’un dialogue
sincère entre les parties concernées et de la réconciliation,
seule solution durable à la crise politique à Bahreïn. »
Retour au calme ? Drôle de formulation, car s’il y a eu des
désordres, c’est le fait des autorités, pas des manifestants ;
et l’ordre actuel est l’ordre imposé par la force des
baïonnettes...
En Syrie, cela fait deux mois que les soulèvements ont
commencé, et ils se sont étendus à de nombreuses villes (lire
Patrick Seale, « Fatal
aveuglement de la famille Al-Assad », Le Monde
diplomatique, mai 2011). Le régime y a répondu avec
brutalité, affirmant qu’il était l’objet d’une conspiration et
qu’il faisait face à des groupes armés. Le moins qu’on puisse
dire, c’est qu’il n’a pas convaincu ni apporté la moindre preuve
de ses affirmations. En 1980, le pouvoir faisait face à une
insurrection armée fomentée par les Frères musulmans, qui
n’avaient pas hésité à multiplier les assassinats de cadres et
de militaires ; l’écrasement de la ville de Hama, les milliers
de morts provoqués par les bombardements indiscriminés,
n’étaient certes pas justifiables, mais ils s’inscrivaient dans
une guerre ouverte. En revanche, rien de tel aujourd’hui, si ce
n’est des incidents armés sporadiques dont on a du mal à
connaître l’origine.
Une autre différence importante avec ce qui s’était passé à
Hama en 1980 tient évidemment à l’information. Alors que les
événements de l’époque n’avaient filtré qu’au compte-gouttes,
aujourd’hui, nous recevons des images et des témoignages.
Certes, ceux-ci sont partiels et parfois sujets à caution ; les
exagérations, alimentées parfois par une partie de l’opposition
en exil, sont certaines. Mais le pouvoir syrien, qui les
condamne, est le premier à refuser aux journalistes de pouvoir
travailler.
Comme l’explique Ignace Leverrier, un ancien diplomate, sur
son blog Un œil sur la Syrie (9 mai) :
« Le régime veut imposer à tous les Syriens, par la
crainte de la prison… et des mauvais traitements qui lui sont
systématiquement associés, un silence total sur les événements
qui se déroulent en ce moment en Syrie. Le pouvoir veut en effet
se réserver le monopole de l’information sur la réalité des
faits et du commentaire sur leur signification. Il ne veut pas
être contredit lorsque, malgré les témoignages concordants de
milliers de films, d’images et d’enregistrements disponibles, il
attribue les protestations populaires à des “agents de
l’étranger” et décrit ceux qui y participent comme de dangereux
“terroristes islamiques”. »
Après avoir bloqué, dans les villes où l’armée intervient,
les téléphones et Internet, le pouvoir semble avoir trouvé le
moyen de bloquer les téléphones satellitaires (Joshua Landis,
« It seems they got better in tracking satellite mobiles »,
Syria Comment, 8 mai).
Et le refus de laisser une mission des Nations unies se
rendre à Deraa, après que Damas lui en ait dans un premier temps
accordé l’autorisation, ne peut que confirmer les pires craintes
(« Syria
protests : UN voices concern over cut-off Deraa », BBC News,
9 mai).
Quoi qu’il en soit, et quelle que soit l’issue des événements
– et le pouvoir semble croire qu’il va réussir à écraser le
mouvement (Anthony Shahid,
« Syria Proclaims It Now Has Upper Hand Over Uprising »,
The New York Times, 9 mai) –, il est douteux que le régime
puisse se rétablir comme il a pu le faire après l’écrasement de
Hama. Les images de la répression l’ont affaibli, même s’il a pu
jouer sur les peurs confessionnelles, notamment celles des
alaouites et des chrétiens.
Ce témoignage apporté sur le site de The Angry Arab, le
4 mai,
« On sectarianism in Syria », est intéressant :
« Je suis un Américain qui a vécu à Damas pendant l’année
écoulée. C’est incroyablement frustrant d’être là-bas et à lire
des blogs comme... qui sont devenus extrêmement obsessionnels,
sur la perspective d’une fitna (division confessionnelle) en
Syrie. Je me souviens d’un article qui disait essentiellement :
si vous êtes un chrétien aisé ou un Syrien alaouite, vous ne
pouvez pas être contre le régime. Le problème avec ces
analystes, c’est qu’ils ne vivent pas en Syrie et ne peuvent pas
voir l’évolution sur le terrain. J’ai vu beaucoup de mes amis
chrétiens et même quelques alaouites changer de camp si vite que
cela m’a fait tourner la tête. Durant les événements en Egypte,
j’ai demandé à beaucoup d’entre eux : “Pensez-vous que quelque
chose comme ça ne pourrait jamais se produire ici ?” et ils ont
tous dit : “Jamais, nous aimons notre président, les seuls qui
ne l’aiment pas sont les Frères musulmans.” Deux mois plus tard,
ces mêmes personnes, qui étaient abonnées à des journaux
d’opposition (communistes pour la plupart), organisaient des
réunions, et maudissaient Assad. Je doute que ce phénomène soit
limité à mon groupe des contacts. Je voudrais aussi faire
remarquer que de ce groupe d’amis, seuls ceux qui vivent à
Lataquieh sont sortis pour protester. Mes amis à Damas, en
particulier ceux qui ont changé de camp, se plaignent : “Nous
voulons faire quelque chose, mais nous ne savons pas encore
comment !” »
L’Union européenne a adopté un certain nombre de mesures
contre des personnalités liées au régime (mais pas contre le
président lui-même) et imposé un embargo sur les armes pouvant
être utilisées pour la répression interne (« EU
imposes arms embargo on Syria », Al-Jazeera English, 9 mai).
En revanche, on attend toujours des mesures de sanction à
l’égard des multiples violations des droits humains et du droit
international par le gouvernement israélien...
La situation a amené un certain nombre de personnes à lancer
une pétition demandant au gouvernement français d’adopter une
position plus ferme à l’égard de la Syrie (« Lettre
ouverte pour une politique plus ferme de la France à l’égard de
la Syrie »).
On notera, en conclusion, la différence de traitement que la
chaîne Al-Jazira accorde aux événements de Syrie et de Bahreïn :
alors que sur les premiers elle se place clairement du côté des
insurgés et consacre à ce pays des heures d’antenne, elle
maintient un profil bas sur Bahreïn, où l’intervention des
troupes du Conseil de coopération du Golfe a été entérinée par
le Qatar, principal financier de la chaîne (lire Mohammed El
Oifi, « Al-Jazira,
scène politique de substitution », Le Monde diplomatique,
mai 2011.)
Les analyses d'Alain
Gresh
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