Carnets du diplo
Le
Liban, la Syrie et Nicolas Sarkozy
Alain Gresh
6 janvier 2008
« La
guerre civile silencieuse au Liban » se poursuit. Elle
semble même prendre un cours plus dangereux avec l’échec des
tentatives successives d’élire le général Michel Sleimane à
la tête de l’Etat. Et cela malgré la nouvelle initiative de la
Ligue arabe que rapporte le site du Monde, le 6 janvier, « La
Ligue arabe propose une plan pour débloquer la situation
politique au Liban » :
« A l’issue d’une réunion des ministres des
affaires étrangères des 22 pays de la Ligue arabe, samedi 5
janvier, le secrétaire général de l’organisation panarabe,
Amr Moussa, a annoncé qu’il se rendrait au Liban sous 48 heures
afin de présenter un plan arabe demandant l’élection immédiate
du chef de l’armée Michel Sleimane à la présidence du pays.
Le Liban, qui se trouve sans président depuis le 24 novembre,
tentera de choisir un nouveau chef de l’Etat le 12 janvier, après
onze reports. »
« La Ligue arabe prévoit un plan de travail en trois
étapes pour aider le Liban à sortir de l’impasse. Outre l’élection
du président, la formation d’un gouvernement d’union
nationale et la mise au point d’une nouvelle loi électorale
sont également prévues. Les ministres arabes ont appelé "à
un accord immédiat pour la formation d’un gouvernement
d’union nationale de façon à ce qu’aucune partie n’aie la
possibilité de faire adopter une décision ou de la
bloquer", a précisé M. Moussa, précisant que "le
président de la République possédera seul la possibilité de
peser pour ou contre les décisions du gouvernement". »
Le problème réside dans le « déroulement »
d’un tel plan, la majorité libanaise demandant l’élection
d’un président avant la formation d’un gouvernement d’union
nationale (dans lequel elle refuse, de plus, que l’opposition
ait la minorité de blocage) ; l’opposition exigeant, au
contraire, un accord simultané et voulant disposer une minorité
de blocage. La formulation de la Ligue arabe rapportée par Le
Monde (« qu’aucune partie n’ait la possibilité de
faire adopter une décision ou de la bloquer ») est
suffisamment floue pour... ne pas débloquer la situation.
Cette initiative arabe fait suite au désengagement de la
France annoncé il y a quelques jours.
« Damas
"arrête" son dialogue avec Paris sur la crise libanaise »,
tel est le titre de l’article (3 janvier) de la correspondante
du Monde à Beyrouth, Mouna Naïm.
« Neuf mois après son lancement, le dialogue hésitant
franco-syrien à propos du Liban a vécu. En riposte à Paris, qui
a décidé de l’interrompre jusqu’à ce que Damas ait donné
la preuve de sa bonne foi au pays du Cèdre, la Syrie a décidé
d’"arrêter la coopération franco-syrienne" en la
matière. L’annonce a été faite, mercredi 2 janvier, par le
ministre syrien des affaires étrangères, Walid Moallem. La décision
a été prise, a-t-il précisé, après que la France a tenté
d’"imputer à Damas et à l’opposition libanaise la
responsabilité de l’échec" de ses propres tentatives de
"commercialiser" auprès de la majorité politique
libanaise un "projet de solution français". »
Rappelons que le 30 décembre 2007, au
cours d’une conférence de presse commune avec le président
Moubarak, Nicolas Sarkozy avait déclaré :
« J’ai demandé son avis au Président
Moubarak – j’espère qu’il va m’autoriser à le
dire – : ai-je bien fait de prendre contact avec le
Président Bachar el-Aszsad ? Je ne le regrette pas. Je
l’assume, parce que j’ai voulu être de totale bonne foi
en disant à la Syrie : voilà, vous avez
l’occasion de montrer que vous voulez prendre le chemin de la
respectabilité. Force est de reconnaître,
aujourd’hui, que l’on ne peut plus attendre. La Syrie doit
arrêter de parler et doit démontrer. Ceci est la
première chose et je ne prendrai plus de contact avec les
Syriens – et l’ensemble de mes collaborateurs – tant que
nous n’aurons pas des preuves de la volonté des Syriens de
laisser le Liban désigner un Président de consensus. »
« Deuxièmement, la France débloquera les
crédits nécessaires pour que l’on accélère
la mise en place d’un Tribunal Pénal International. Est-ce
que mon message est clair ? La France est honnête, la
France veut, pour le Liban, un Président. Je rends hommage,
encore une fois, aux efforts de la diplomatie française, et
notamment de Bernard Kouchner. Si nous n’y étions pas
allés, qui s’en serait occupé ? Et si cela
était facile, cela se saurait. Eh bien, maintenant, il faut
fournir des preuves et c’est le moment pour la Syrie, de les
montrer. »
Cette remarque sur le Tribunal a suscité des réactions
diverses à Beyrouth et dans le monde arabe. Elle a confirmé une
partie de l’opinion que la mise en place de ce tribunal n’était
rien d’autre qu’un moyen de pression et de chantage à l’égard
de la Syrie. Une opinion confortée par le fait que, au même
moment, les différents pays occidentaux rejetaient la demande de
l’opposition pakistanaise d’un Tribunal pour enquêter sur
l’assassinat de Benazir Bhutto. Ainsi, dans le quotidien
jordanien Al-Dustur du 3 janvier, Ourayb Al-Rintawi dénonce
les déclarations de Bernard Kouchner disant que la formation
d’un tribunal international sur l’assassinat de Benazir Bhutto
serait impossible. Il y voit « l’effondrement moral »
qui caractérise certaines capitales dont celle de « la
liberté et de la lumière » (Paris). Il conclut en
disant que la diplomatie française à l’âge de
Sarkozy-Kouchner est caractérisée par sa faiblesse. Le temps où
la France jouait un rôle décisif sur la scène internationale
est passé après que les deux hommes ont liquidé l’héritage
d’indépendance et moral du gaullisme, choisissant au contraire
la voie de Tony Blair d’être une annexe soumise à Washington.
D’autre part, plusieurs journaux arabes soulignent la
contradiction de la position de la France : d’un côté,
Paris affirme rejeter toute ingérence syrienne au Liban ; de
l’autre, elle demande que Damas fasse pression sur ses alliés
pour qu’un accord soit signé.
Dans un article du 3 janvier de son correspondant à Paris
Bashir Al-Baqr, le quotidien des Emirats arabes unis Al-Khaleej,
se demande si la nouvelle position française de rupture avec la
Syrie signifie que la période de grâce accordée par
l’administration Bush à Nicolas Sarkozy est terminée. Selon ce
correspondant, comme d’ailleurs beaucoup d’articles de la
presse arabe, Nicolas Sarkozy aurait obtenu en novembre du président
Bush le feu vert pour négocier avec Damas une sortie de la crise
libanaise. Le fait que la politique française soit perçue de
plus en plus dans le monde arabe comme le simple prolongement de
la politique américaine est un signe bien inquiétant.
Dans un article de Libération du 4 janvier (« Comment
l’Elysée s’est fait duper par Damas sur la question libanaise »),
Jean-Pierre Perrin reprend une analyse qui reprend largement celle
de la majorité parlementaire libanaise.
« Ce retour de Paris à la fermeté (à l’égard de
la Syrie) est néanmoins bien tardif. Il intervient après deux
entretiens téléphoniques entre Nicolas Sarkozy et le président
syrien, Bachar al-Assad ; une rencontre début novembre entre
Bernard Kouchner et son homologue syrien, Walid Mouallem, à
Istanbul et les visites en catimini à Damas, les 4 et 20
novembre, de deux très proches collaborateurs - Jean-David
Levitte et Claude Guéant - du président français. « Nous
avons estimé, et c’est là un point de rupture par rapport à
une époque passée, que nous ne risquions rien en allant
dialoguer avec la Syrie […]. En l’ignorant […], nous
risquions de conduire la Syrie, par ostracisme, à bloquer le
processus » de désignation d’un président libanais,
expliquait alors Levitte. »
(...) « Loin de faciliter l’élection présidentielle,
la main tendue à la Syrie s’est avérée plutôt catastrophique
pour la majorité antisyrienne soutenue par l’Occident. Elle a
en effet donné aux dirigeants syriens une grande liberté de manœuvre
et de négociations. « La médiation française a rétabli
le rôle de négociateur influent de la Syrie au Liban. Elle est
redevenue un facteur important dans les élections »,
estimait déjà en décembre Samir Frangié, un député de la
majorité antisyrienne. Damas a même reconnu avoir marqué des
points : « La Syrie est aujourd’hui plus forte
qu’elle ne l’était » pendant ses vingt-neuf ans de présence
militaire, avouait récemment son vice-président, Farouk
al-Charah. Mercredi, la majorité libanaise, par son chef, Saad
Hariri, a fait savoir qu’il craignait que les récentes déclarations
syriennes annoncent une prochaine déstabilisation du Liban. »
Cette analyse, comme bien d’autres, occulte un certain nombre
de faits qu’il faut rappeler :
– la majorité parlementaire dirigée par Saad Hariri et
Fouad Siniora ne représente pas la majorité de la population
libanaise ; lors des élections parlementaires de 2005, les
partis de l’actuelle majorité ont été alliés au Hezbollah
(passé depuis dans l’opposition) contre le Courant patriotique
libre du général Aoun ;
– l’opposition représente l’immense majorité des
chiites et, d’après tous les observateurs, une majorité des
maronites avec Michel Aoun ;
– qualifier l’opposition de simple pion syrien est
difficile quand on sait que Michel Aoun fut le principal opposant
à la présence syrienne, à l’époque où Rafic Hariri et Samir
Geagea et Amine Gemayel (mais aussi Nebih Berri et le Hezbollah)
acceptaient cette présence syrienne ;
– présenter la majorité comme "démocratique" est
un abus de langage. Ni dans leur histoire, ni dans leurs
pratiques, les phalanges ou les Forces libanaises n’ont démontré
le moindre attachement aux formes démocratiques. De ce point de
vue, on peut douter qu’il existe un fossé entre majorité et
opposition.
La diplomatie française à l’égard du Liban est caractérisée
par deux éléments contradictoires :
– une rupture avec le pire de l’héritage de Jacques Chirac :
sa connivence avec la famille Hariri qui avait amené la politique
française à un alignement pur et simple sur les positions de
cette famille. Cette rupture a permis une plus grande ouverture à
l’égard de Damas ;
– un alignement sur la politique régionale et internationale
des Etats-Unis qui fait perdre à la France toute originalité et
qui amène tous les protagonistes de la région (y compris la
Syrie et l’Iran) à se dire que, s’il faut négocier, il vaut
mieux négocier directement avec Washington.
Il faut y ajouter, et ce n’est pas un détail, la « touche
Sarkozy », ce volontarisme qui fait penser au président de
la République que l’on peut négocier les grands dossiers
internationaux comme il a négocié la libération des infirmières
bulgares en Libye, en contournant les canaux habituels, et
notamment « les
lâches du Quai d’Orsay » pour lequel son mépris
n’est plus à démontrer.
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