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Ramadan et Karantita
Akram Belkaïd
Jeudi 20 septembre 2007
Sortir du lit à l’heure habituelle parce que
l’on a toujours pensé que se réveiller bien avant l’aube
pour s’empiffrer en attendant de pouvoir distinguer le fil blanc
du fil noir, c’est un peu tricher et qu’il ne sert à rien,
alors, de jeûner la journée. Il faut, nous est-il dit, ressentir
(ou essayer de le faire), pendant vingt-neuf ou trente jours, ce
qu’endurent le pauvre et le mal-nourri. Alors, à quoi bon le
« shour » ? De toutes les façons, étrange
paradoxe, entre le sommeil et la nourriture tardivement nocturne,
choisir le premier, c’est se donner les moyens de mieux résister
à la faim diurne.
On se lève donc, l’esprit aiguisé mais avec le
ventre qui gargouille déjà et la calculatrice mentale qui tourne
à plein régime. Voyons, hier, c’était le troisième jour. Il
en reste vingt-six (toujours rester optimiste en pariant sur un
mois lunaire court…). Bon, allez, courage, la semaine prochaine,
à la même heure, il n’en restera plus que dix-neuf, presque la
moitié… Et ce soir même, vers vingt-heures, on lancera - à
voix haute, pour faire rire et s’amuser de cette innocente
transgression - « et de quatre ! » en imitant un
footballeur qui serre le poing, lève le coude et crispe ses mâchoires
en signe de satisfaction.
Dans la rue où flotte un petit parfum bienvenu
d’été indien, on marchera moins vite que de coutume. S’économiser,
ne pas chercher noise à la soif car c’est bien elle la plus
dangereuse et la plus sournoise. Ah, regrets. Jeûner en décembre :
une promenade ! N’existe-t-il aucun exégète téméraire
et subversif capable de décider que l’hiver est désormais
l’unique saison du jeûne et, pendant qu’on y est, que quinze
jours sont largement suffisants ? Vous froncez les sourcils ?
Mais, je plaisante, bien sûr !
Dans le métro, de toutes les molécules odorantes
qui flottent, on réalise que ses narines captent surtout les
effluves douceâtres des viennoiseries industrielles. Et là, le
tube digestif attaque et prend le contrôle du cerveau :
« ce soir, lui ordonne-t-il, à l’heure du ftour, il
faudra des croissants et pas n’importe lesquels : fourrés
aux amandes et à l’eau de fleur d’oranger ». Convoquée
d’urgence, la salive inonde le palais.
On déglutit et on se souvient, amusé, des
interminables discussions d’enfants à propos du jeûnant et du
mangeant. « Si tu avales ta salive, tu es un faâtar » ;
« Et si tu te mets de l’eau de Cologne, c’est la même
chose ! ». Et dire que des enfants devenus grands
discutent des heures sur internet pour savoir si l’on est un
mangeant après s’être brossé les dents le matin.
Dans le hall paysager qui sert de plateau de
travail, il est douze heures trente et on fait mine d’être
absorbé par les fenêtres qui s’affichent sur l’écran de
l’ordinateur. C’est le grand moment de la journée, celui où
le collègue s’interroge sur le lieu de son déjeuner. « Tu
viens ? », nous demande-t-on quand le choix est fait.
« Tu nous fais la g… ? » est le reproche qui
fuse quand on décline poliment. On s’explique, à la fois gêné
et résigné car l’on devine déjà le flot d’interrogations
et de commentaires qui vont se déverser.
« Et vous ne mangez rien de toute la journée ? ».
On opine, en notant mentalement le « vous ». « Mais,
vous pouvez quand même boire ? », s’informe la
compatissante. « Non ? Mais ce n’est pas possible ! »
s’exclame-t-elle avec une surprise non feinte mais pareille à
celle de l’année dernière lorsqu’elle avait posé la même
question. « Ça doit être un super moyen pour maigrir »,
lance le pragmatique revenu de vacances avec un pneu un peu trop
visible autour de la taille. « Vous êtes quand même des
masochistes », tranche l’un d’un ton définitif qui
n’appelle aucune réponse ni justification. « Moi,
j’aimerais bien essayer. Je suis sûre que ça a du sens. Gandhi
aussi jeûnait », tempère en souriant une adepte des médecines
douces.
Le tour de force, c’est d’arriver à faire
oublier la chose. Ne pas en parler, ne pas en jouer. Faire en
sorte que celui qui entend déjeuner à sa table de travail ne
soit pas saisit par un sentiment de culpabilité. La faim
volontaire dans un pays où rares sont les personnes qui font
encore carême provoque souvent le respect et « la ramener »
est une réelle tentation. Le défi ? Un jeûne tranquille et
(presque) silencieux.
Le plus souvent, on y arrive au bout de quelques
jours et l’on se retrouve, vers treize heures, cerné par
d’agréables fumets. A droite, des sushi noyés dans une sauce
de soja, à gauche, une soupe de légumes bios, devant soit,
c’est-à-dire à l’ouest, nouilles chinoises grillées, derrière,
felafels et homous libanais. On capte tout et on comprend pourquoi
le jeûne est si nécessaire à « la pleine conscience ».
Sortir dites-vous ? Facile à dire. Marcher
est effectivement une solution mais là aussi. Kebab à droite, Rôtisserie
devant, Pizzeria à gauche. Et encore et toujours la salive. Non,
mieux vaut rester à son poste de travail. Jeûne et étude :
l’un des meilleurs djihads. On lit, on se concentre mais le
homous fait des ravages. La mémoire olfactive est en ébullition
et par le jeu chaotique des synapses, un goût remonte brusquement
à la surface : Karantita.
D’autres écriraient Garantita ou Galentita mais
qu’importe le nom. Farine de pois chiche, des œufs et surtout,
surtout du cumin. Enfoncée, que dis-je, écrabouillée, la socca
niçoise. Les matchs de football sur les hauteurs d’Alger, la
part de Karantita avalée brûlante et sans pain. La seconde, qui
cale l’estomac et la troisième que l’on fait passer avec de
l’harissa. Vite, téléphoner à l’autre bout de la ville, à
un jeûnant qui sait bien des choses. Expédier les salutations
d’usage, les « ça va, pas trop dur ? » et en
venir à l’essentiel à moins de cinq heures de la libération :
Où trouver de la Karantita à Paris ?
Silence à l’autre bout du fil. Puis grosse colère.
« Tu le fais exprès, c’est ça, hein ? La dernière
fois, tes histoires de pâtisseries algériennes m’ont fait
cavaler dans toute la ville, mais là ça ne marche pas. »
On insiste, on dit que c’est ce qu’on veut pour ce soir (oubliés
les croissants aux amandes). Rien n’y fait. Combiné raccroché
au nez, on se jette sur google. Longue traque (les papiers à
relire attendront). Bingo ! Rue Raymond Losserand, Paris,
quatorzième arrondissement. Allez, on s’en va au galop. Papiers
expédiés et excuse trouvée : la karantita n’attend pas.
P.S : Saha ramdanekoum.
Le Quotidien d’Oran, jeudi 13 septembre 2007
Akram Belkaïd, journaliste à la rubrique
internationale du quotidien la Tribune, Akram Belkaïd est
l’auteur du livre « Un regard calme sur l’Algérie »
aux éditions du Seuil.
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