Opinion
Onfray, Camus et
les « plumitifs du régime »
Ahmed
Bensaada
Ahmed
Bensaada
Dimanche 26 août
2012
Je dois reconnaître que j’ai déjà
éprouvé de la sympathie pour Michel
Onfray, ce philosophe médiatique qui,
jonglant avec Épicure, Nietzsche,
Spinoza, Descartes et autre Heidegger,
est omniprésent dans l’univers
cathodique, le cyberespace et les
devantures des librairies.
Cette sympathie est probablement née de
sa prise de position courageuse contre
Roman Polanski [1], condamnant le
cinéaste amateur de chair infantile,
alors que d’autres « sommités »
intellectuelles françaises, comme
l’illustrissime Bernard-Henri Levy
(BHL), n’avaient
rien
trouvé de mieux que de nous expliquer
que le viol d’une enfant de 13 ans
n’était pas « pour
autant, un crime de sang, voire un crime
contre l’humanité » [2].
Ensuite, il y a eu les affaires
« Freud » et « Soler »
à
l’occasion desquelles toute une meute de
psychanalystes outrés [3, 4] et de
philosophes ulcérés [5], ont déversé des
litres de fiel et des pintes de venin
sur le fondateur de l'Université
populaire de Caen qui avait osé donner
un coup de pied philosophique dans leurs
fourmilières respectives.
À ma décharge, il faut dire que j’ai
toujours pensé qu’être la cible des
critiques de BHL et consorts est
implicitement une reconnaissance de la
respectabilité de la personne ciblée et
un gage de son honnêteté.
Toutefois, je n’aurais jamais imaginé
qu’Onfray quitte son microcosme
parisien, réel écosystème de la
bien-pensance française, pour s’inviter
dans un journal bien de chez nous en
cette période de double réjouissance que
sont le Ramadhan et le cinquantenaire de
l’indépendance de notre pays.
Est-ce pour fuir les flammèches de ses
multiples détracteurs qu’il est venu se
réfugier dans les pages d’un des
journaux de l’ancienne colonie de son
pays? Ou est-ce pour esquiver le feu
nourri des virulentes critiques [6, 7]
qui ont accompagné la sortie de son
livre sur Camus?
Toujours est-il qu’El Watan lui a offert
l’hospitalité pour venir nous parler du
« Camus nouveau » revisité par ses soins
[8].
Profitant de cette invitation, on
l’entend dire à propos de la fameuse
phrase de Stockholm [9] prononcée par
Camus: «
Cette phrase dont vous parlez n’est pas
malheureuse, c’est l’interprétation des
sartriens qui l’est...
[…] : s’il
[Camus]
affirme qu’entre la justice et sa mère
il choisit sa mère, il faut entendre :
si la justice a besoin de l’injustice
pour s’installer, alors elle n’est pas
justice et je ne défends pas cette
justice à laquelle je préfère la victime
innocente qui pourrait faire les frais
de cette justice en se trouvant là où
une bombe aura été posée... ».
Il ne faut pas être sartrien et,
surtout, avoir les capacités
intellectuelles d’Onfray pour comprendre
ce que Camus avait voulu dire dans cette
fameuse phrase qui a tant fait couler
d’encre. Une question pourtant se pose :
comment se fait-il qu’un philosophe et
écrivain de la trempe de Camus, lui qui
manie la langue française avec tant de
dextérité, n’a pas pu expliciter sa
pensée et démentir lui-même les
assertions de ses adversaires? Pourtant
dans d’autres occasions et pour d’autres
peuples, il a été on ne peut plus clair
sur ses convictions. Nous y reviendrons.
Questionné sur l’absence significative
des « arabes » dans les principaux
romans de Camus, Onfray fit l’étrange
déclaration : «
Il n’a pas plus parlé des juifs présents
sur le sol algérien depuis plus de mille
ans... Il ne me semble pas que ça fasse
de lui pour autant un antisémite... ».
Oh que non, M. le philosophe! Camus est
loin d’être un antisémite et vous devez
bien le savoir.
Voici ce que nous apprend Albert
Bensoussan à propos de Camus et de la
communauté juive oranaise sous le régime
de Vichy: « il
avait fallu organiser l’enseignement
pour les enfants juifs chassés des
écoles, sous l’autorité des maîtres
eux-mêmes mis à pied – tous juifs, à
l‘exception notable d’Albert Camus qui,
exclu de l’enseignement pour cause de
tuberculose, fut recruté par le
professeur André Bénichou à l’école
juive d’Oran, baptisée « cours Descartes
», en 1941-1942 ; et c’est de cette
expérience que le futur prix Nobel
allait tirer son roman La Peste, tout en
faisant souche localement, puisqu’il
épousa alors une jeune fille d’origine
juive, Francine Faure, petite-fille de
Clara Touboul » [10]. Ce qui lui fit
dire : « Bon,
alors Camus est de la famille, n’est-ce
pas ? ».
Et d’ajouter, plus loin: « Alors
oui, nous pouvons dire
[…]
qu’Albert Camus fut notre ami, qu’il fut
des nôtres, dans ses positions
politiques et morales comme dans ses
écrits et son engagement. Albert Camus,
notre grand frère »
[11].
C’est dans ce même article que l’on
apprend qu’il était très probable que
Camus se soit inspiré de deux de ses
amis juifs d’Oran (les frères Raoul et
Loulou Bensoussan) pour le personnage de
Meursault dans L’Étranger.
Les positions politiques et morales de
Camus sont allées bien au-delà de la
communauté juive algérienne. En effet,
lors d’un discours daté du 22 janvier
1958 (soit environ un an après la phrase
de Stockholm), il déclare : « Ce sont
mes amis d’Israël, de l’exemplaire
Israël, qu’on veut détruire sous l’alibi
commode de l’anticolonialisme mais dont
nous défendrons le droit de vivre, nous
qui avons été témoins du massacre de ces
millions de Juifs et qui trouvons juste
et bon que leurs fils créent la patrie
que nous n’avons pas su leur donner »
[12].
Rappelons, pour mettre cette déclaration
dans son contexte, qu’à cette date,
la guerre d’Algérie battait son
plein et que le peuple algérien
subissait les affres d’une répression
sanglante menée par l'armée française.
Onfray ne nous dit pas pourquoi, dans ce
cas précis, la phraséologie de Camus est
si limpide alors que la déclaration de
Stockholm nécessite des générations
d’exégètes pour la déchiffrer.
Cette profession de foi de Camus envers
Israël n’est pas sans nous rappeler un
fait intéressant concernant Onfray. Dans
un brillant article sur le « Camus
nouveau », Olivier Todd, le biographe de
Camus, a fait la remarque suivante : « Jargonnant,
caracolant sur l'ontologie et la
phénoménologie, Onfray se défoule et
refoule, ne renonçant pas aux basses
anecdotes. Plutôt qu'une biographie de
Camus, ce livre ne serait-il pas une
autobiographie d'Onfray? » [13].
Il n’a pas pu si bien dire.
Curieusement, cette analogie est
vérifiée dans la position adoptée par
Onfray à l’égard d’Israël : « Je
suis sioniste » a-t-il déclaré sans
ambages.
Et de poursuivre : « Il
est légitime que les juifs aient droit à
leur Terre et il est légitime qu’on
puisse construire cet état d’Israël »
[14].
Onfray partageant une opinion analogue à
celle de Camus sur la colonisation de la
Palestine! Partagerait-il aussi celle de
Camus sur l’Algérie française? Le
mimétisme révélé par Olivier Todd serait
alors parfait.
Questionné par El
Watan sur la solution qu’auraient dû
choisir les Algériens contre le
dégradant et révoltant ordre colonial,
Onfray eut l’étrange réponse : « Je
vous rappelle à cet effet que ce sont
les Algériens qui ont
choisi la voie de la violence et sont à
l’origine du plus grand nombre de morts
du côté... algérien ! ». Et, pour se
donner raison, il ajouta : « Dans
cet ordre d’idées, Melouza constitue un
massacre emblématique : 303 Algériens
égorgés et massacrés par leurs
compatriotes algériens... ».
La preuve par 9!
Comment, avec de tels arguments, Onfray
a-t-il réussi à avoir le statut de
philosophe de France et de Navarre?
Certes, le massacre de Melouza est un
épisode douloureux de la révolution
algérienne et il faut le condamner
vigoureusement. Mais de là à ne citer
que cet exemple et passer sous silence
l’extermination de millions d’Algériens
victimes de 132 ans de répression
coloniale, on n’est plus dans le
registre de la dissertation mais de
celui de la mauvaise foi.
Onfray connaît-il par exemple l’histoire
de la tribu des Ouffia horriblement
massacrée en 1832 par l’armée française?
Des enfumades des Ouled Sbih
sous
les ordres du
Général Cavaignac (1844) et des
Ouled Riah
par le colonel Pélissier (1845)?
De l’extermination de la moitié de la
population algérienne entre 1830 et
1870? Des 45 000 morts du 8 mai 1945?
Des centaines de milliers de victimes de
la barbarie française durant les
révoltes successives depuis l’occupation
jusqu’à l’indépendance de l’Algérie?
Un tel manque de rigueur dans l’analyse
historique donne raison à certains de
ses détracteurs qui n’ont pas hésité à
affirmer que « ce
n’est que par une imposture dont il
faudrait prendre le temps de décrypter
la portée qu’Onfray a pu s’acquérir la
réputation d’être philosophe » [15].
Venons-en maintenant au bouquet final
que représente son commentaire sur les
intellectuels algériens qui se sont
opposés, en 2010, à la
« caravane
de Camus » : «
Voilà ce que le parti au pouvoir aura
probablement rédigé en demandant à de
supposés intellectuels d’apposer leur
signature au bas de ce document ! Ce
tissu de mensonges ne mérite pas le
commentaire, il discrédite tous ceux
qui, signant ce texte, se prétendent
intellectuels... Sous tous les régimes
qui ne supportent pas la liberté, il
existe une cour de plumitifs qui vont
au-devant des désirs et des souhaits du
pouvoir pour en obtenir des avantages.
La vie et l’œuvre de Camus témoignent
dans le détail du contraire de ce
qu’affirment ces prétendus intellectuels
».
Sans prendre le temps de vérifier
l’identité ni les motivations de ces
« prétendus intellectuels » qui ont dit
non à la « caravane de Camus » (et dont
je faisais partie), Onfray les a traités
de la même façon que ses compatriotes
les colons traitaient nos compatriotes
les indigènes. C'est-à-dire avec mépris,
suffisance et dédain. Il les a accusés
d’être des « plumitifs du régime » alors
qu’il devrait savoir que le principal
instigateur de cette caravane, en
l’occurrence Yasmina Khadra (de son vrai
nom Mohammed Moulessehoul),
est un salarié dudit « régime », nommé
par décret présidentiel [16].
Le Sage de l’Université populaire de
Caen, temple du savoir universel et de
la liberté d’expression, peut-il
comprendre que ceux qui ne partagent pas
son opinion ne sont pas nécessairement
au service de forces occultes qui
travaillent dans le noir? Que balayer
avec arrogance du revers de la main les
idées d’autrui n’est pas digne du statut
de « philosophe » ni d’universitaire
dont il se réclame? Qu’il devrait plutôt
descendre de son Olympe pour rencontrer
les mortels et plumitifs que nous
sommes? Il y trouverait certainement
matière à réflexion pour ses douteuses
pérégrinations philosophiques.
Le philosophe Raphaël Enthoven connaît
bien Onfray. Il a été impliqué pendant
deux ans dans l'Université populaire de
Caen avant que son fondateur ne le
congédie pour «
motifs idéologiques ». C’est à ce
moment qu’il se rendit compte que « Michel
Onfray tenait le désaccord pour une
offense » [17]. Quoi de plus clair
pour expliquer ses propos sur la
« caravane de Camus »?
En 2006, Onfray a été nommé « prêtre
honoraire » de la secte de Raël, ce qui
a alimenté une série d’articles
sarcastiques qui n’ont pas plu à notre
philosophe [18]. Vexé, il a alors sorti
ses griffes et a traité le journaliste
du Monde qui avait relayé l’information
de…plumitif!
Décidément, Onfray
qualifie
de « plumitifs » tous ceux qui ne
partagent pas ses idées ou qui le
dérangent dans sa béatitude
philosophique. Mais tout intelligent
qu’il semble être, ne s’est-il pas posé
la question s’il n’était pas lui-même le
plumitif d’El Watan? Pourquoi ce journal
a-t-il donné la parole à ce prétendu
« expert » de Camus alors que certains
critiques sont plus que sceptiques? En
effet, commentant le « Camus nouveau »
d’Onfrey, Marc Riglet s’est exclamé : « Pourquoi,
surtout, faut-il écrire si vite et
s'exposer aux approximations fâcheuses
quand ce ne sont pas de simples bourdes
?
[…]
Ce qui serait bien, finalement, c'est
que les livres de Michel Onfray soient
relus, avant d'être édités »
[19].
En ce qui me concerne, j’aurais tant
souhaité qu’Onfray profite de l’espace
médiatique qui lui a été gracieusement
offert par El Watan pour souhaiter aux
Algériens un joyeux cinquantenaire
d’indépendance ou un « Ramadhan
Moubarak », quoique sur ce dernier point
je ne sois pas tellement sûr, son
opinion sur l’Islam étant extrêmement
négative, c’est le moins qu’on puisse
dire. Mais ça, c’est une autre histoire.
Raphaël Enthoven a une opinion bien
arrêtée sur Onfray. Il le qualifie d’
«
homme qui enfonce des portes ouvertes
avec le sentiment grisant de prendre
l’assaut de la Bastille
» [20]. Après son passage de ce
côté-ci de la méditerranée, il vient
d’en enfoncer une autre. Très grande.
Aussi grande que celle d’un
caravansérail.
Montréal, le 14 août 2012
Références
1-
Michel Onfray, « Je
choisis la pureté
», Libération.fr,
19 octobre 2009,
http://www.liberation.fr/politiques/0101597817-je-choisis-la-purete
2-
Bernard-Henri
Lévy, « Pourquoi
je défends Polanski »,
Le bloc-notes de Bernard-Henri Lévy, 7
octobre 2009,
http://www.bernard-henri-levy.com/pourquoi-je-defends-polanski-2812.html
3-
Elisabeth Roudinesco ,
« Roudinesco
déboulonne Onfray
», BiblioObs,
16 avril 2010,
http://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20100416.BIB5236/roudinesco-deboulonne-onfray.html
4-
Bernard-Henri
Lévy, « Pour
Sigmund Freud »,
Le Point.fr, 29 avril 2010,
http://www.lepoint.fr/actualites-chroniques/2010-04-29/pour-sigmund-freud/989/0/449014
5-
Gérard Bensussan, Alain David, Michel
Deguy et Jean-Luc Nancy, « Du ressentiment
à l’effondrement de la pensée : le
symptôme Onfray
», Libération.fr,
3 juillet 2012,
http://www.liberation.fr/culture/2012/07/03/du-ressentiment-a-l-effondrement-de-la-pensee-le-symptome-onfray_830886
6-
Marc Riglet, « La
bataille ratée de Michel Onfray »,
L’Express.fr, 1er
mars 2012,
http://www.lexpress.fr/culture/livre/l-ordre-libertaire-la-vie-philosophique-d-albert-camus_1088415.html
7-
Olivier Todd, « "L'ordre
libertaire. La vie philosophique
d'Albert Camus", de Michel Onfray :
Sartre-Camus, cessez le feu ! »,
Le Monde.fr, 12 janvier 2012,
http://www.pilefacebis.com/sollers/IMG/pdf/Lordre_libertaire.pdf
8-
Michel Onfray (Interview), « Camus
n’a jamais dit «oui» à l’ordre colonial
!
», El Watan, 10
août 2012,
http://www.elwatan.com/culture/camus-n-a-jamais-dit-oui-a-l-ordre-colonial-10-08-2012-181498_113.php
9-
« Je
crois à la justice, mais je défendrai ma
mère avant la justice » :
Phrase prononcée par Albert Camus le 12
décembre 1957, lors d’une conférence à
Stockholm, deux jours après avoir reçu
le Prix Nobel de littérature. Il
répondait à un jeune militant algérien
qui lui reprochait de ne pas s’engager
pour l’indépendance de l’Algérie.
10-
Albert Bensoussan,
« La
culture juive à Alger »,
Terre d’Israël, 24 mai 2008,
http://www.terredisrael.com/infos/?p=2196
11-
Albert Bensoussan,
« Pour
saluer la mémoire d’Albert Camus »,
Terre d’Israël, 19 janvier 2010,
http://www.terredisrael.com/infos/?p=16755
12-
Ahmed Bensaada, « Camus,
Yasmina et les autres »,
La Tribune, 24 mars 2010,
http://www.ahmedbensaada.com/index.php?option=com_content&view=article&id=27:camus-yasmina-et-les-autres&catid=37:societe&Itemid=29
13-
Voir
référence 7.
14-
Michel Onfray (Interview), « Je
suis sioniste
», France Inter, 9
mai 2009,
http://www.dailymotion.com/video/x99mo3_michel-onfray-zapping-de-france-int_news
15-
Voir
référence 5.
16-
« Par
décret présidentiel du 23 Chaoual 1428
correspondant au 4 novembre 2007, M.
Mohammed Moulessehoul est nommé
directeur du centre culturel algérien à
Paris »,
Journal
Officiel de la République Algérienne
n°71 du 4 Dhou El Kaada 1428
correspondant au 14 novembre 2007,
http://www.joradp.dz/JO2000/2007/071/FP10.pdf
17-
Robert Ménard et Emmanuelle Duverger,
«
L’anti-modèle,
c’est Thierry Ardisson
»,
Revue Médias, n°26,
2010,
http://www.revue-medias.com/raphael-enthoven-l-anti-modele-c,662.html
18-
Michel Onfray, « Raël
crétin sidéral ou la mauvaise odeur des
journalistes
»,
Bellaciao.org,
7 avril 2006,
http://bellaciao.org/fr/article.php3?id_article=25841
19-
Voir
référence 6.
20-
Bénédicte Arcens,
« Interview :
Raphaël Enthoven »,
Le Mague.net, 13 mars 2007,
http://www.lemague.net/dyn/spip.php?article3102
Le sommaire de Ahmed Bensaada
Les dernières mises à jour
|