Opinion
Le Zaïmph de Carthage
Ahmed Bensaada
Ahmed Bensaada
Montréal, le mercredi 26 janvier 2011
C’est
parce qu’elle possède le
zaïmph
que Carthage est puissante
Flaubert (Salammbô)
Le zaïmph « s'accrochait
par les angles, tout à la fois bleuâtre comme la nuit, jaune
comme l'aurore, pourpre comme le soleil, nombreux, diaphane,
étincelant, léger. C'était là le manteau de la Déesse, le zaïmph
saint que l'on ne pouvait voir »
[1].
C’est en ces mots que Flaubert nous décrit cette étoffe couvrant
Tanit, la déesse carthaginoise de la fertilité et de la
croissance. Qui possède le zaïmph possède le pouvoir et la
prospérité fait-il dire à un des personnages de son roman «Salammbô».
Ainsi, comme écrit dans
ce roman prémonitoire, le peuple tunisien, descendant des
Carthaginois, possède son zaïmph protecteur qui lui
permet de se débarrasser de ses despotes, tyrans et potentats.
Les évènements que vit la rue tunisienne en sont une éclatante
démonstration.
Depuis la tragédie de
Sidi Bouzid, nombre d’explications ont été avancées pour
déterminer la nature intrinsèque de ce zaïmph. Elle est
probablement la combinaison de nombreux constituants, telle une
potion sortie d’un vieux grimoire, mais ceux qui semblent
majeurs et prépondérants sont, sans nul doute, l’Éducation de ce
peuple et son sens aigu de la citoyenneté.
En effet,
comparativement aux pays arabes, la Tunisie peut se vanter
d’être un des pays les plus avancés dans le domaine
éducationnel. Un taux élevé d’alphabétisme (78% chez les adultes
et 95,5% chez les 15-24 ans)
[2],
un des systèmes éducatifs les plus performants, une très bonne
qualité de l’enseignement primaire et secondaire et un très haut
taux de scolarisation sont des indicateurs d’un secteur en très
bonne santé
[3].
D’autre part, la Tunisie est le seul pays arabe à avoir
participé aux trois dernières éditions (sur quatre) de l’enquête
PISA (Programme
international pour le suivi des acquis des élèves) de l’OCDE
[4].
Lancé en 2000,
PISA est un programme qui est mené tous les trois ans
auprès de jeunes de 15 ans dans les pays membres de l’OCDE et
dans de nombreux pays partenaires. La dernière édition (2009) a
touché un demi-million d’élèves répartis dans 65 pays
différents. PISA
évalue l’acquisition de savoirs et savoir-faire essentiels à la
vie quotidienne au terme de la scolarité obligatoire. Les tests
portent sur la lecture, la culture mathématique et la culture
scientifique. Bien que relativement faibles comparativement aux
pays occidentaux les plus avancés, les résultats des élèves
tunisiens montrent une nette et indéniable amélioration en
fonction des années de participation (2003, 2006 et 2009) dans
toutes les disciplines évaluées
[5].
En ce qui concerne
l’utilisation des TIC (Technologies de l’Information et de la
Communication) dans l’enseignement, la Tunisie est la plus
avancée des pays du Maghreb. Avec un ratio élèves/ordinateur de
30 et un taux de branchement des institutions scolaires de 81%
(comparativement à 53% pour l’Algérie ou 3% pour le Maroc), elle
se démarque de ses voisins maghrébins
[6].
Bien que l’Internet ait été très surveillé en Tunisie et que
l'accès à certains sites était carrément interdit, le taux de
pénétration d’Internet dans les foyers est le plus élevé du
Maghreb : 34% contre 33% pour le Maroc et seulement 13,6% pour
l’Algérie
[7].
Cette prépondérance du
monde de l’Éducation et son impact significatif sur la société
tunisienne se reflètent concrètement par son intervention dans
le débat sociopolitique qui agite la rue. Les grèves actuelles
dans différents secteurs du monde éducatif et la forte
mobilisation de ses membres sont les fers de lance de la
contestation révolutionnaire
[8].
En matière de qualité de
vie, la Tunisie a été classée en tête des pays arabes dans les
trois dernières enquêtes (2009-2011) menées par le
magazine irlandais International Living
[9].
En plus, dans son étude intitulée « The World’s Best
Countries », le magazine Newsweek lui a octroyé, en 2010,
la première place en
Afrique. L’enquête avait tenu compte d’indicateurs relatifs à
l'éducation, la santé, la qualité de vie et le dynamisme
économique
[10].
Toutes ces données
expliquent, du moins en partie, la démarche hautement
responsable et déterminée d’un peuple qui a décidé de prendre
son avenir en main, de dicter sa volonté à ses dirigeants,
d’organiser spontanément des comités de quartier chargés de
pallier à la vacance momentanée du pouvoir et de braver le
couvre-feu pour clamer haut et fort son aversion de la
nomenklatura bénalienne qui a pillé le pays. Et tout cela avec
une maturité politique et un comportement citoyen rarement
observé dans les pays arabes lors d’évènements de ce genre.
D’aucuns diront, et cela
se comprend aisément, « Mais pourquoi ce peuple a-t-il subi
un régime aussi oppressif pendant autant d’années? ». La
réponse a été récemment donnée par B. Stora : « Le paradoxe
tunisien a résidé dans cette contradiction, à terme intenable,
entre un haut niveau culturel et un État autoritaire, traitant
ses citoyens comme des analphabètes »
[11].
La question subsidiaire
que pose inévitablement cette révolution qualifiée « de jasmin »
concerne son potentiel de contagion et son aptitude à être
transposée aux autres pays maghrébins ou arabes. En guise de
réponse, donnons la parole à Tahar Ben Jelloun, illustre
écrivain d’origine marocaine qui s’est prononcé à ce sujet. Il a
déclaré que « l’Algérie, au peuple magnifique fait partie
avec la Libye et l’Égypte de ces sociétés dans le monde
arabe où tous les ingrédients sont réunis pour que tout explose.
Des sociétés dirigées par des guignols bruts et cruels aux
cheveux gominés qui sèment la détresse et le malheur parmi le
peuple ! Ce qui n’est pas le cas du Maroc où la situation n’est
pas comparable »
[12].
L’auteur de l'admirable
« Enfant de sable », lui qui manie le verbe avec tant de
dextérité et dont la créativité littéraire n’est plus à
démontrer, fait preuve d’un étroit chauvinisme et d’une
surprenante cécité en sous-estimant les problèmes de sa société
d’origine. En particulier dans le domaine de l’éducation où tous
les indicateurs sont au rouge vif. Il ménage probablement la
susceptibilité de certaines personnes qui ont permis sa récente
réconciliation avec la Terre de ses ancêtres et son monarque,
histoire d’oublier les camps disciplinaires d’El Hajeb et d’Ahermoumou.
Le célèbre académicien
doit savoir que chaque peuple possède en son sein un zaïmph
sacré, de nature spécifique, qui lui est propre et qui lui
permettra, au temps venu, de voler de ses propres ailes, sous
son propre ciel. Il délaissera alors la « harga »,
dangereusement agrippé sous les camions du port de Tanger ou
périlleusement juché sur les frêles barques d’Oran ou de La
Marsa. Il se débarrassera ensuite de la « hogra » et de la « rachoua »,
ces deux funestes mamelles de la décadence de la nation arabe et
des peuples de la région.
Puisse le zaïmph de
Carthage protéger la révolution tunisienne afin que le jasmin
fleurisse dans tous les pays épris de liberté!
Références
1.
FLAUBERT, Gustave. « Salammbô ».
2.
UNICEF. « Tunisie:
Statistiques
». Adresse URL :
http://www.unicef.org/french/infobycountry/Tunisia_statistics.html
3.
WORLD ECONOMIC FORUM. «
Étude de la compétitivité du monde arabe
2010 ».
Adresse URL :
http://www3.weforum.org/docs/WEF_GCR_ArabWorldReview_2010_FR.pdf
4.
OCDE. « Program
for International Student Assessment
».
Adresse URL :
http://www.oecd.org/document/24/0,3746,en_32252351_32235731_38378840_1_1_1_1,00.html
5.
BENSAADA, Ahmed. « La
réforme de l’éducation au Québec : quels enseignements pour
l’Éducation en Algérie? ».
Conférence animée le 5 janvier 2011 à l’Université de Mostaganem
(Algérie).
6.
INTERNATIONAL TELECOMMUNICATION UNION. « World
Telecommunication/ICT Development Report 2010 ».
Adresse URL:
http://www.itu.int/dms_pub/itu-d/opb/ind/D-IND-WTDR-2010-PDF-E.pdf
7.
INTERNET WORLD STATS. « Internet
Usage Statistics for Africa ».
Adresse URL:
http://internetworldstats.com/stats1.htm
8.
GLOBAL NET. « Tunisie/Enseignement
: participation massive à la grève ».
Adresse URL:
http://www.gnet.tn/temps-fort/tunisie/enseignement-participation-massive-a-la-greve/id-menu-325.html
9.
INTERNATIONAL LIVING. « 2011
Quality of life Index ».
Adresse URL:
http://www1.internationalliving.com/qofl2011/
10.
NEWSWEEK. « The
World’s Best Countries 2010 ».
Adresse URL:
http://www.newsweek.com/2010/08/15/interactive-infographic-of-the-worlds-best-countries.html
11.
STORA, Benjamin. Marianne 2. « La
Tunisie n’est ni l’Algérie, ni le Maroc ni l’Iran ».
Adresse URL:
http://www.marianne2.fr/La-Tunisie-n-est-ni-l-Algerie-ni-le-Maroc-ni-l-Iran_a201900.html?com
BEN JELLOUN, Tahar. Yabiladi. « Le Maroc n’est pas concerné
par les révoltes au Maghreb ». Adresse URL:
http://www.yabiladi.com/articles/details/4344/tahar-jelloun-maroc-n-est-concerne.html
Cet article a été publié le 27 janvier dans les
colonnes du journal "Le Quotidien d'Oran"
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