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Opinion
Djamila Bouhired et
la rose pourpre du Caire
Ahmed Bensaada
Djamila Bouhired -
Photo: artsenliberte.com
Jeudi 22 juillet 2010
Tom Baxter l'a fait. Il est sorti de l'écran de cinéma, où il
interprétait le rôle d'un égyptologue, pour aller rejoindre la
jeune femme qui venait, soir après soir, s'ébahir sur son jeu
d'acteur. La fugue aussi impromptue qu'inattendue de ce héros
virtuel avec une groupie bien réelle provoqua une situation
inédite et confuse. Tout d'abord, les autres acteurs restés
coincés dans l'écran ne savaient plus quoi faire puisque le
scénario ne tenait plus la route sans lui. Ensuite, les
spectateurs réclamèrent le remboursement de leurs billets du
moment qu'il n'y avait plus de film, ce qui fâcha le
propriétaire de cinéma et toute l'équipe qui avait produit et
réalisé le film. Finalement, le vrai acteur se retrouva nez à
nez avec le personnage qu'il avait lui-même interprété et qu'il
supplia de retourner dans son écran, au lieu de lui faire de
l'ombre et de lui porter préjudice.
Les amoureux du septième art auront certainement reconnu le
scénario fort original de la «La rose pourpre du Caire », film
mythique du cinéaste américain Woody Allen. Mais, se
seraient-ils jamais doutés qu'une histoire analogue pouvait
réellement avoir lieu?
En effet, Djamila Bouhired l'a fait, elle aussi. Elle s'est
défaite de son écrin d'icône de la révolution algérienne et
enjamba l'écran dans lequel l'avait confinée, depuis 1958, le
célèbre cinéaste égyptien (feu) Youcef Chahine en lui consacrant
le film «Djamila ». Et comme le passage du monde de l'image à
celui du plancher des vaches semble irrémédiablement bouleverser
l'ordre naturel des choses, l'escapade de la moudjahida n'a rien
à envier à celle de Tom Baxter. Elle s'en prit tout d'abord à
Youcef Chahine en lui reprochant de ne lui avoir jamais demandé
sa permission de faire un film sur elle et, pour cette raison,
le blâma juste avant son décès. À ce sujet, l'anecdote veut que
le réalisateur de «Bab el Hadid » se soit rendu en Algérie pour
la rencontrer, en pleine guerre d'indépendance, mais que
l'entrevue ne se fit malheureusement pas.
Ensuite, ce fut au tour de Magda, la remarquable interprète de
«Djamila » dans le film éponyme. La révolutionnaire l'a accusée
d'avoir construit sa célébrité sur le dos de sa personnalité et
que ses insinuations sur la vente de ses biens personnels dans
le but de produire ce film ne sont que subterfuge et
manipulation de l'opinion publique.
Ce n'est pas tout. À l'émissaire qui venait l'inviter aux
festivités de l'ambassade d'Égypte à Alger organisées le 15
juillet dernier, elle déclara : «Il est impensable que je foule
le perron de l'ambassade d'un pays qui a porté atteinte à la
mémoire de nos martyrs et à notre drapeau national ».
Djamila Bouhired faisait allusion à la guerre médiatique entre
l'Égypte et l'Algérie qui a accompagné les confrontations
footballistiques entre les deux pays pour la qualification au
Mondial 2010. Les épisodes les plus marquants pour elle, et pour
probablement la majorité des Algériens, furent l'insulte
proférée à l'encontre du million et demi de martyrs morts pour
libérer leur pays et l'autodafé du drapeau national par des
juristes égyptiens.
Il va sans dire que le film «Djamila » avait, en son temps,
marqué les esprits de populations entières et a permis, bien
au-delà de la personne de l'illustre moudjahida, de faire
connaître la justesse du combat du peuple algérien pour
recouvrer sa dignité. Projeté dans de nombreux pays, le film eut
tellement de succès que le prénom «Djamila » devint à la mode et
que le gouvernement français demanda son interdiction en Égypte
et au Liban.
Mais pourquoi diable, Djamila Bouhired s'en est-elle prise à
ceux qui l'on glorifiée dans une œuvre cinématographique,
majeure à l'époque? Ce ne sont pas ces personnes qui sont à
l'origine des actes répréhensibles et mesquins qui ont envenimé
les relations entre les deux pays. Bien au contraire, elles ont
été le ciment qui maintint, des décennies durant, l'amitié et le
respect entre les deux peuples. Magda, n'a-t-elle pas, à
plusieurs reprises, déclaré son admiration pour madame Bouhired
et pour le sacrifice légendaire du peuple algérien, même pendant
la guerre médiatique? Et Youssef Chahine ne disait-il pas dans
une phrase intraduisible en français mais qui, en substance,
signifie «J'aime tout ce qui est algérien »?
Mais lui qui a réalisé, en coproduction avec l'Algérie, le
«Retour de l'enfant prodigue » sait parfaitement que «Djamila »
finira par retrouver Bouhired. Et, tout comme Tom Baxter dans le
film au titre prémonitoire de Woody Allen, l'héroïne fugueuse
retournera dans son écran pour la postérité et le bonheur de
générations de cinéphiles. Ahmed Bensaada est docteur en physique
Article publié dans
Le quotidien d'Oran le 22 juillet 2010:
Les analyses d'Ahmed Bensaada
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