Opinion
Youssef Al-Qardaoui,
Bernard-Henry Lévy : même combat ?
Ahmed
Bensaada

Ahmed
Bensaada
Mercredi 21 décembre
2011
Comme tout printemps qui se respecte,
celui qui est qualifié d’ « arabe » a
évidemment permis la perpétuation
d’idées de lignées pures mais, phénomène
surprenant, a également facilité et
catalysé l’hybridation de schèmes de
pensée qu’on a, jusqu’à très récemment,
jugés non hybridables.
Ainsi, voici deux illustres personnages
que tout aurait dû séparer : Youssef Al-Qardaoui
et Bernard-Henry Lévy (BHL). L’un est un
pur produit de l’Orient alors que
l’autre est un Occidental invétéré. L’un
se drape dans l’austère costume
traditionnel serré au cou des savants
d’Al-Azhar (longue gallabeyya, caftan et
turban) alors que l’autre est un vrai
dandy arborant une éternelle chemise
blanche immaculée de chez Charvet,
spécialement conçue pour lui et qu’il
porte largement déboutonnée.
L’un est Égyptien d’origine, Qatari de
nationalité, orphelin de père, d’origine
paysanne modeste, de confession
musulmane, membre des frères musulmans,
emprisonné jeune pour son militantisme,
déchu de sa nationalité et vivant au
Qatar depuis plusieurs décennies.
L’autre est Français, citadin né avec
une cuillère d'or dans la bouche, de
confession juive, se disant de gauche et
qui n’a jamais été inquiété même après
s’être immiscé dans de nombreux conflits
armés à travers le monde.
L’un est un fervent défenseur des
palestiniens, opiniâtrement opposé au
sionisme. À ce sujet, il a déclaré : « La
seule chose que j'espère,
[…]
c’est qu’Allah me donne, au crépuscule
de ma vie, l'opportunité d'aller au pays
du jihad et de la résistance (i.e. la
Palestine), ceci même sur un fauteuil
roulant. Je tirerai une balle sur les
ennemis d'Allah, les juifs »
[1].
L’autre
est un ardent défenseur de l’État
d’Israël et l’un de ses meilleurs
ambassadeurs dans le monde.
À la suite de la sauvage agression
israélienne contre le
Liban en 2006, il entreprit un voyage au
nord d’Israël qui lui inspira un article
qualifié de « tourisme de propagande de BHL en Israël »
[2].
Il répéta sa technique en 2009, pendant
le
massacre de Gaza, en se rendant en
Israël pour être « embedded » avec
Tsahal. Il raconta son « aventure » dans
un article qui a été perçu comme un
tract de propagande pro-israélien
[3]
et consacra un autre billet à la
justification de la brutale et inhumaine
opération « Plomb durci »
[4],
internationalement condamnée. Il
persista et signa en
défendant l’attaque israélienne du 31
mai 2010 contre la flottille de la
liberté qui fit neuf morts et vingt-huit
blessés parmi les militants transportant
de l’aide humanitaire vers Gaza
[5].
N’est-il d’ailleurs pas
récipiendaire de deux Doctorats Honoris
Causa de ce pays? Université de Tel Aviv
en 2002 et Université de Jérusalem en
2008.
L’un est interdit de séjour aux
États-Unis après qu’on eut découvert ses
liens avec une banque finançant le
terrorisme
[6]
et
fut totalement opposé à l’invasion
américaine de l’Irak. L’autre est un
américanophile exemplaire frayant avec
la jet set des deux rives de
l’Atlantique. Sur le dossier de la
guerre d’Irak, il trouva cette guerre
« moralement justifiée »
[7].
Pourtant en y regardant bien, il est
aisé de déceler de nombreuses
similitudes entre les deux personnages.
En voici quelques unes.
Primo, tous les deux ont été de
brillants étudiants : Al-Qardaoui a été
major de promotion à l’Université
d’Al-Azhar et BHL a été reçu 7e
au concours d’entrée à l’École normale
supérieure. Secundo, ce sont tous deux
des auteurs prolifiques, des hommes de
lettre et des philosophes (quoique ce
statut soit très critiqué dans le cas de
BHL). Tertio, sans avoir aucune fonction
politique, ils possèdent une indéniable
influence sur les dirigeants de leurs
pays respectifs et le pouvoir
d’infléchir, dans certains dossiers, la
politique de leurs gouvernants. Quarto,
ce sont de réelles vedettes médiatiques,
l’un sur Al-Jazira avec son émission
« La charia et la vie » qui est regardée
par plus de dix millions de
téléspectateurs à travers le monde et
l’autre avec son omniprésence sur les
plateaux de télévision français et
étrangers. Quinto et non des moindres
par les temps qui courent, tous les deux
sont d’impénitents va-t-en-guerre.
Mais en fait, c’est le « printemps
arabe » et
ses soubresauts qui ont révélé
les similitudes les plus « originales »
entre ces deux célébrités.
En matière de religion, Youssef Al-Qardaoui
revendique sa foi dans ses actions. Cela
se comprend par son érudition en
sciences islamiques, ses nombreuses
responsabilités et ses diverses
activités et engagements reliés à la
religion musulmane. Cela était moins
évident dans le cas de BHL jusqu’à ce
qu’il confesse, à propos de son rôle
dans la guerre civile libyenne : « C'est
en tant que juif que j'ai participé à
cette aventure politique, que j'ai
contribué à définir des fronts
militants, que j'ai contribué à élaborer
pour mon pays et pour un autre pays une
stratégie et des tactiques »
[8].
À propos d’Israël, une récente
déclaration d’Al-Qardaoui laisse
perplexe : « les
pays qui connaissent un réveil islamique
et ont vu l’accès des islamistes au
pouvoir traiteront avec l’Occident et
Israël »
[9].
Serait-il possible que le célèbre
théologien n’ait plus envie d’en
découdre avec l’état sioniste, ni de
tirer sa dernière balle en terre sacrée
du jihad? Serait-il tenté d’en faire
plus que le gouvernement de son pays
d’adoption, le Qatar, qui entretient des
liens officieux avec Israël ?
D’ailleurs, les rumeurs d’établissement
de relations diplomatiques entre la
Libye « nouvelle » et l’état hébreu
[10]
sous la probable médiation de BHL,
semblent confirmer les dires du Cheikh.
D’un autre côté, la fatwa d’Al-Qardaoui
appelant à l’assassinat de Kadhafi
[11]
s’est inscrite dans le prolongement des
gesticulations guerrières de BHL. En
contrepartie, le philosophe français n’a
vu aucun inconvénient dans les
déclarations du président du CNT libyen
concernant l’application de la charia
dans la future Libye. Dans un article
qui fera date, il s’est laissé aller
dans une dissertation sur la
signification de la charia et du jihad :
un vrai Al-Qardaoui « en herbe »
[12]!
Quel étonnant revirement pour ce
virulent pourfendeur de l’extrémisme
religieux qui s’était fait remarqué par
ses positions contre les islamistes en
Algérie
[13].
Connaissait-il en ce temps la
signification de la
charia et du jihad ou a-t-il pris des
cours sur le sujet depuis?
Mais l’intérêt béhachélien aux
islamistes ne date pas de son « épopée »
libyenne. Sur son site officiel, où
trônent des centaines de photos
destinées à la postérité, il y en a une
qui attire l’attention : BHL
s’entretenant avec Saad Al-Hoseiny au
Caire, le 20 février 2011, soit 9 jours
après la chute de Moubarak. Pour
information, Saad Al-Hoseiny est membre
du bureau exécutif des Frères musulmans
[14]
et la photo a été prise à leur QG.
Dans un article consacré à cette
rencontre, BHL écrivit : « Il
fait profil bas, en effet, dans
l’entretien. M’assure que la confrérie
ne pèse pas plus de 15 %. Me garantit
qu’elle ne présentera, dans six mois,
pas de candidat à la présidentielle. Me
jure sur tous les dieux qu’elle n’a, de
toute façon, et pour le moment, d’autre
programme que la liberté, la dignité, la
justice. Mais ajoute, l’œil moqueur, que
les «problèmes
de l’Égypte» sont trop «énormes» pour
que la modeste confrérie en assume
l’écrasante responsabilité »
[15].
On connait actuellement la réalité des
urnes égyptiennes.
La victoire des islamistes dans les pays
touchés par le « printemps arabe » en a
surpris plus d’un. Alors qu’aucun Coran
n’a été brandi et que nul slogan
religieux n’a été scandé pendant toute
la durée des sanglantes manifestations,
les partis religieux ont obtenu
d’excellents scores, au détriment des
jeunes activistes, principaux acteurs
des révoltes populaires.
Pourtant, le 18 février 2011 un
évènement prémonitoire s’est déroulé à
la place Tahrir. Ce jour-là, Al-Qardaoui
est retourné triomphalement au Caire et
a conduit la prière du vendredi devant
plus d’un million de personnes.
Profitant de l’occasion, l’illustre
cyberdissident Wael Ghoneim, héros de la
place Tahrir, celui-là même qui a été
nommé « l’homme le plus influent du
monde » par le magazine américain
Time [16] s’est approché de l’estrade
pour prendre la parole. Quelle ne fût sa
surprise lorsqu’il s’est vu interdire,
manu militari, l’accès à la tribune. Il
quitta la place Tahrir, un drapeau
égyptien sur le visage [17].
Malgré des différences notables, les
actions « printanières » d’Al-Qardaoui
et BHL présentent des similitudes qui
ont pour objet de canaliser les
évènements dans la même direction. Il en
est ainsi pour la situation syrienne où
l’un a émis une fatwa autorisant
l’intervention internationale en Syrie
[18] et l’autre avance que l’option
militaire (celle dont il a été l’artisan
en Libye) est de plus en plus acceptée
par l’opposition syrienne [19].
À la mort du « guide » libyen, un
journal titrait : « Libye
– Youssef Al-Qardaoui célèbre avec
Sarkozy et Obama la mort du guide
Kadhafi » [20]. En fait, il
célébrait aussi avec BHL et David
Cameron. À noter que ce dernier, en
2008, alors qu’il était encore dans
l’opposition, s’était farouchement
opposé à la venue d’Al-Qardaoui en
Grande-Bretagne, le traitant d’homme
« dangereux ». Sous sa pression, son
visa a été refusé car « le Royaume-Uni ne tolère pas la présence de ceux qui cherchent à justifier
tout acte de violence terroriste ou à
exprimer des opinions qui pourraient
favoriser des violences
intercommunautaires »
[21].
Décidément, l’extravagance de ce
printemps idéologique florifère ne
cessera jamais de nous étonner : Al-Qardaoui
qui recommande aux pays arabes de
traiter avec Israël et qui prêche en
faveur d’une intervention militaire
étrangère pour démettre les
gouvernements arabes en place; BHL que
les islamistes n’effraient plus et qu’il
appuie dans leur « apprentissage »
démocratique tout en donnant des cours
de charia à ses concitoyens occidentaux.
Mais aussi bizarre que cela puisse
paraître, aucun d’entre eux n’a émis une
opinion sur les monarchies arabes.
Seraient-elles par hasard des modèles de
démocratie? Ou peut-être des contrées où
les libertés fondamentales sont
respectées?
Nos deux célèbres philosophes n’ont
encore rien à dire sur ce sujet. Et
pourquoi pas une déclaration commune?
L’hybridation serait totale.
Montréal, le 20 décembre 2011
Références
1.
Youtube, «
Al-Qaradawi praising Hitler's
antisemitism », Vidéo mise en ligne
le 10 février 2009,
http://www.youtube.com/watch?v=HStliOnVl6Q&feature=player_embedded
2.
Henri Maler et Patrik Champagne, « Une
« exclusivité » du Monde : le tourisme
de propagande de BHL en Israël »,
ACRIMED, 1er
août 2006,
http://www.acrimed.org/article2418.html
3.
Olivier Poche, « Gaza – Médias en guerre
(4) : « Carnets de guerre », le dernier
tract de BHL », ACRIMED, 28 janvier
2009,
http://www.acrimed.org/article3062.html
4.
Bernard-Henry Lévy, « Libérer
les Palestiniens du Hamas »,
Le Point.fr, 8 janvier 2009,
http://www.lepoint.fr/actualites-chroniques/2009-01-08/liberer-les-palestiniens-du-hamas/989/0/305272
5.
Le Monde, « Alain Finkielkraut et
Bernard-Henri Lévy défendent Israël
contre la "désinformation" », 7 juin 2010,
http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2010/06/07/alain-finkielkraut-et-bernard-henri-levy-defendent-israel-contre-la-desinformation_1368873_3218.html
6.
Paul Landau, « Le
double visage du cheikh Youssouf al-Qaradawi »,
Observatoire de l’islam en Europe, 7
octobre 2007,
http://observatoire-islam-europe.blogspot.com/2007/10/le-double-visage-du-cheikh-youssouf-al.html
7.
Bernard-Henry Lévy, « Le
bloc-notes de Bernard-Henri Lévy
», Le Point.fr, 14 février 2003,
http://www.lepoint.fr/archives/article.php/53028
8.
AFP, « Libye:
BHL s'est engagé "en tant que juif" »»,
Le Figaro.fr, 20 novembre 2011,
http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2011/11/20/97001-20111120FILWWW00182-libye-bhl-s-est-engage-en-tant-que-juif.php
9.
Al-Quds al-Arabi, « Fatwa
d’Al-Qardaoui autorisant une
intervention internationale en Syrie
pour arrêter le bain de sang », 9
décembre 2011,
http://alquds.co.uk/index.asp?fname=today%5C09z500.htm&arc=data%5C2011%5C12%5C12-09%5C09z500.htm
10.
Israël Infos,
« LIBYE - Le retour d'Israël, peut être », 11 décembre 2011,
http://www.israel-infos.net/nlp.php?nl=628
11.
Meris Lutz
, « LIBYA:
Popular TV cleric issues fatwa against
Kadafi », Los Angeles Times, 22
février 2011,
http://latimesblogs.latimes.com/babylonbeyond/2011/02/libya-fatwa-cleric-kadafi-protest-islam-religion.html
12.
Bernard-Henri Lévy,
« La Libye, la charia et nous »,
Le Point,
3 novembre 2011,
http://www.lepoint.fr/editos-du-point/bernard-henri-levy/la-libye-la-charia-et-nous-03-11-2011-1392125_69.php
13.
Bernard-Henry Lévy,
«Le jasmin et le sang» et «La loi des
massacres», Le Monde,
8 -9 janvier 1998,
http://www.bernard-henri-levy.com/le-8-janvier-1998-13484.html
14.
AnachitexT,
« Saad
Al-Hoseiny, and BHL »,
http://anarchitext.wordpress.com/2011/05/09/bernard-henri-levy-in-tahrir-benghazi/saad-al-hoseiny-and-bhl/
15.
Bernard-Henry Lévy,
«
Égypte, année zéro
», Libération,
26 février 2011,
http://www.liberation.fr/monde/01012322304-egypte-annee-zero
16.
Le Point.fr, « Waël Ghonim, homme le
plus influent du monde selon Time »,
21 avril 2011,
http://www.lepoint.fr/monde/wael-ghonim-homme-le-plus-influent-du-monde-selon-time-21-04-2011-1322126_24.php
17.
Le Figaro.fr, « Les
Égyptiens maintiennent la pression
place Tahrir
», 18 février 2011,
http://www.lefigaro.fr/international/2011/02/18/01003-20110218ARTFIG00438-les-egyptiens-maintiennent-la-pression-place-tahrir.php
18.
Voir référence 9
19.
Bernard-Henri Lévy,
« Fin de partie en Syrie »,
Le Point,
17 novembre 2011,
http://www.lepoint.fr/editos-du-point/bernard-henri-levy/fin-de-partie-en-syrie-17-11-2011-1397212_69.php
20.
AlterInfo, « Libye
– Youssef al-Qaradawi célèbre avec
Sarkozy et Obama, la mort du guide
Kadhafi
», 23 octobre 2011,
http://www.alterinfo.net/notes/Libye-Youssef-al-Qaradawi-celebre-avec-Sarkozy-et-Obama-la-mort-du-guide-Kadhafi_b3376233.html
21.
BBC News, « Muslim
cleric not allowed into UK
», 7 février 2008,
http://news.bbc.co.uk/2/hi/uk_news/7232398.stm
Le sommaire d'Ahmed Bensaada
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