Opinion
Le « printemps
arabe » et les médias : maljournalisme,
mensonges et mauvaise foi
Ahmed
Bensaada
Ahmed
Bensaada -
Photo :
Patrick Deschamps - MontréalExpress
Mercredi 21
septembre 2011
« La propagande est à la démocratie
ce que la violence est à la
dictature »
N. Chomsky
Il est vrai que nous vivons à l’ère de
la « société de l’information ». Jamais
notre quotidien n’a autant été influencé
par les flots de nouvelles drainées par
ce que nous appelons, désormais, les
technologies de l’information et de la
communication (TIC). Journaux,
télévisions, radios, téléphones mobiles,
ordinateurs: tous charrient
inlassablement un inextricable déluge
d’informations. Internet, Tweeter,
Facebook, Google, Youtube et autres
créatures du cyberespace ont
radicalement changé notre façon de
communiquer et de nous informer. Tout
est scruté, commenté, analysé et diffusé
en temps réel.
Mais il reste cependant une constante
qui n’a pas été affectée par cet essor
technologique : le mensonge, la
propagande et la manipulation médiatique
sont toujours là, plus présents que
jamais, tels ces virus informatiques de
plus en plus sophistiqués, de sorte
qu’ils sont constamment plus performants
que les logiciels qui sont sensés nous
en protéger. Les médiamensonges (terme
si cher à Michel Collon) n’ont jamais
autant proliféré, surtout en période de
troubles comme celle que nous vivons
actuellement.
Petit vade-mecum d’illustres
médiamensonges
La propagande et la manipulation de
l’opinion publique ne sont pas des
techniques nouvelles. Elles s’articulent
autour d’une médiacratie omnipotente qui
ne laisse guère de place aux opinions
différentes de la pensée unique
véhiculée par les médias majeurs.
Pire encore, dès qu’un point de
vue diffère légèrement de ceux imposés
par les
« bien-pensants », il est
systématiquement enfoui dans une boîte
sur laquelle est mentionné : « Théories
du complot ». L’histoire a montré que,
dans de nombreux cas, c’est plutôt la
pensée imposée qui est conspirationniste.
Un exemple typique de mensonge présenté
comme réalité par les médias majeurs est
celui connu sous le nom des « couveuses
koweïtiennes », supercherie planétaire
de haute voltige qui s’est déroulé en
1990, lors de la première guerre du
Golfe. Je me rappelle avoir été ému et
choqué par une jeune koweïtienne en
pleurs, nommée Nayirah, témoignant
devant une commission du Congrès des
États-Unis. Elle affirmait, entre
autres, avoir vu de ses propres yeux,
dans un hôpital
koweïtien, des soldats irakiens
retirer des bébés des couveuses et les
laisser mourir sur le sol. Ce
témoignage, retransmis dans le monde
entier, a eu un impact considérable sur
l’opinion publique et a contribué à
créer un soutien indéfectible à cette
guerre.
Il s’avéra par la suite que la
demoiselle en question était en fait la
propre fille de l’ambassadeur du Koweït
à Washington et que toute cette comédie
a été orchestrée par la compagnie
américaine de relations publiques
Hill & Knowlton pour la rondelette somme
de 10 millions de dollars [1]. La vérité
sur cette affaire ne fut connue qu’après
la fin de la guerre. J’avais pensé, à
l’époque, que cette Nayirah serait
promise à un brillant avenir de
comédienne, tellement la théâtralité de
son intervention était comparable à
celle des meilleurs acteurs d’Hollywood
ou de Broadway.
D'autres manipulations médiatiques de
cette envergure peuvent être
mentionnées. Citons,
par exemple, l'affaire dite des
"charniers de Timisoara" qui s'est
déroulée lors de la chute du régime
Ceausescu, en décembre 1989, juste avant
Noël pour accentuer l'horreur. Les
médias occidentaux, en particulier
français, ont montré, images à l'appui,
les cadavres de victimes de la
Securitate. On parla alors de 4630 morts
dans une seule fosse commune à
Timisoara. On exposa des cadavres devant
les caméras dont celui d’un bébé posé
sur le corps d’une femme sans vie. La
monstruosité d’un régime sanglant qui
trucidait ses propres enfants dévoilée
au grand jour! Le monde entier fut
horrifié.
Il s’avéra, par la suite, que les
cadavres étaient ceux de morts déterrés
du cimetière des pauvres, que le bébé
avait été victime de la mort subite du
nourrisson et que la femme sur laquelle
il gisait n’était pas sa mère, mais une
personne morte d’une cirrhose du foie
quelques semaines auparavant. La
nécrophilie télévisuelle dans toute sa
splendeur comme l’a si bien nommée
Ignacio Ramonet [2].
D’autres exemples peuvent être cités
mais la liste risque d’être longue.
Souvenons-nous de la saga des armes de
destruction massive imaginaires de
Saddam Hussein qui ont été à l’origine
de l’invasion de l’Irak ou du génocide
fictif des Kosovars albanais (500 000
morts!) qui a justifié l’intervention de
l’OTAN dans la guerre du Kosovo [3].
Cas du « printemps arabe »
Les récentes révoltes qui ont ébranlé la
rue arabe ne sont pas exemptes de
propagandes, mensonges et autres
manipulations médiatiques, loin s’en
faut. En effet, comme dans tous les
bouleversements politiques sérieux, les
médias majeurs y ont mis leur grain de
sel. En plus, dans ce cas précis, il
faut aussi tenir compte des médias
sociaux et de la blogosphère qui ont été
de la partie.
À mon sens, le médiamensonge commun aux
révoltes « printemps arabe » est celui
de la spontanéité des soulèvements
populaires. De nombreux documents
montrent qu’il n’en est rien et que dans
la plupart des pays arabes, les
cyberactivistes ont été i) identifiés,
ii) mis en réseau entre eux et avec des
experts des nouvelles technologies et
iii) formés
par des organismes occidentaux
« d’exportation de la démocratie », en
particulier américains [4]. Cette
méconnaissance de la réalité relève
autant d’un maljournalisme patent pour
certains professionnels des médias que
d’un mensonge par omission pour
d’autres.
En Tunisie, le symbole de la
« révolution du jasmin » a été
rapidement déboulonné, quelques mois à
peine après la fuite du président Ben
Ali. Présenté comme
un universitaire sans emploi,
travaillant comme vendeur ambulant,
Mohammed Bouazizi s’est immolé par le
feu devant le siège du gouverneur, geste
qui a mis le feu aux poudres en Tunisie.
Son spectaculaire suicide a été expliqué
par le fait qu’une policière municipale,
Fayda Hamdi, lui aurait non seulement
confisqué sa balance, mais aussi
administré une gifle, geste encore plus
intolérable car venant d’une femme.
L’enquête
a montré que Mohammed Bouazizi n’était
pas un universitaire, qu’il avait
insulté Fayda Hamdi après qu’elle lui
ait confisqué sa balance et, surtout,
que la gifle était une pure invention.
Autre précision troublante : le propre
frère de la policière, militant
syndicaliste, a participé à créer la
légende autour de l’icône de la
« révolution » Mohammed Bouazizi,
légende à laquelle il est difficile
d’être insensible et qui a fait les
choux gras d’une presse qui se repaît de
ce genre d’histoires [5].
« A Gay Girl in Damascus » est le blog
d’une jeune syrienne homosexuelle se
nommant Amina Abdallah Arraf. Opposante
« en ligne » du président Bachar Al-Assad,
ses écrits ont été suivis pendant
plusieurs mois par des milliers de
personnes à travers le monde et ses
témoignages ont régulièrement été
relayés dans la presse mondiale. Des
médias majeurs comme CNN ou The Guardian
lui ont consacré des reportages sans
jamais la rencontrer. En juin dernier,
la nouvelle tombe. Amina n’existe pas :
le blog est la création d’un certain Tom
MacMaster, étudiant américain habitant
en Écosse [6].
Le maljournalisme, la propagande et « la
circulation circulaire de l'information
» ont été d’usage en Libye. En mars
dernier, tous les médias majeurs ont
repris en boucle une information selon
laquelle les forces loyalistes de
Kadhafi auraient fait pas moins de 6000
morts dans les populations civiles. Ce
nombre a été à l’origine de la
justification de la résolution 1973 et,
ensuite, de l’intervention de l’OTAN en
Libye. Pourtant, un rapport d’Amnesty
International montre que ce nombre ainsi
que tous ceux avancés par le CNT sont
largement exagérés : « S'il
ne fait aucun doute, donc, que les
forces loyalistes ont bien commis des
crimes, le bilan de ces crimes semble
avoir été surestimé, selon Amnesty. "Le
nombre de morts a été grandement
exagéré. On parlait de 2000 morts à
Benghazi. Or la répression a fait dans
cette ville de 100 à 110 morts et à
Al-Baïda une soixantaine" » [7].
Concernant les accusations de viols et
la présence de mercenaires,
l’observatrice d’Amnesty International
note : « Il
y a eu beaucoup d'informations qui ont
circulé mais dont on n'a aucune preuve
aujourd'hui. On a parlé par exemple de
viols systématiques par les loyalistes,
mais on n'a jamais rencontré un seul
témoignage direct, ni nous ni d'autres
organisations. Et bien sûr il y a
l'histoire des mercenaires",
précise-t-elle. "On en a beaucoup parlé
mais on n'a
aucune
preuve de cela. Quand
j'ai quitté la Libye la semaine
dernière, entre Benghazi et Misrata, il
y avait 9 prisonniers étrangers sur
environ 350 prisonniers et a priori il
s'agissait de simples travailleurs
immigrés » [8].
La couverture télévisuelle des
situations libyenne et syrienne pose des
problèmes flagrants d’éthique
journalistique. En effet, en Libye, les
images ne relatent que les faits d’armes
des rebelles alors que les militaires
pro-Kadhafi sont absents des écrans.
D’autre part, les milliers de
bombardement des forces de l’OTAN ne
sont que rarement filmées donnant
l’impression d’une guerre
« chirurgicale » sans aucune bavure. En
Syrie, les images véhiculées par les
médias majeurs tendent à ne présenter
que les méfaits des forces
gouvernementales. Jamais les exactions
des « révoltés » ne sont mises de
l’avant alors que, sur ce sujet, des
témoignages dignes de confiance ont été
publiés dans les médias alternatifs et
de nombreuses vidéos ont été mises en
ligne.
À propos de l’OTAN, nous avons récemment
appris qu’en plus de son engagement
militaire dans le conflit libyen, voilà
qu’elle s’est mise à réaliser et
distribuer gratuitement des vidéos d’une
Libye pacifiée, merveilleuse et où il
fait bon vivre. De la pure
propagande : « il suffit de demander les séquences vidéos auprès du service presse de
l’OTAN ou de les télécharger directement
sur des sites relais professionnels
destinés aux journalistes et
documentalistes. Des images a priori
neutres, sans présence de militaire ou
de porte-parole de l’OTAN
[…]. Le système est pratique. Les rédactions accèdent à des contenus
gratuits et parfaitement formatés pour
la diffusion sans devoir dépêcher de
reporters sur place et financer leurs
déplacements. Et l’OTAN distille
discrètement sa communication au détour
d’images bien choisies
» [9].
Dans cette large entreprise de mensonges
et de manipulations des médias,
l'Algérie a eu sa part. Dans le dossier
libyen, par exemple, elle a été accusée
par le CNT d’avoir envoyé des
mercenaires se battre aux cotés des
forces loyalistes de Kadhafi. Cette
« croustillante »
nouvelle a fait le tour des
médias du monde entier, non sans
susciter réactions enflammées et
discussions byzantines. Pourtant, cette
accusation a été battue en brèche par
Amnesty International, organisme qui n'a
pas de sympathie particulière pour
l'Algérie.
Bien qu’il soit récent, force est de
constater que le « printemps arabe » se
révèle déjà truffé de manipulations, de
propagande et de mensonges. Et ce n’est
probablement que la pointe de l’iceberg.
S’il est vrai que nous vivons à l’ère de
la « société de l’information », il faut
se rendre à l’évidence que nous vivons
aussi dans celle, plus sournoise, de la
désinformation.
Montréal, le 21 septembre 2011
Références
Phillip Knightley,
« The
disinformation campaign »,
The Guardian, 4 octobre 2001,
http://www.guardian.co.uk/education/2001/oct/04/socialsciences.highereducation
Ignacio Ramonet, « Télévision
nécrophile »,
Le Monde diplomatique, mars 1990,
http://www.monde-diplomatique.fr/1990/03/RAMONET/18658
Serge Halimi et
Dominique Vidal, « Chronique
d'un génocide annoncé »,
Le Monde
diplomatique, mars 2000,
http://www.monde-diplomatique.fr/cahier/kosovo/halimi
Ahmed Bensaada, «
Arabesque
américaine: le rôle des États-Unis dans
les révoltes de la rue arabe
», Éditions Michel
Brûlé,
Montréal
(2011).
Christophe Ayad, « La révolution de la gifle », Libération, 11 juin
2011,
http://www.liberation.fr/monde/01012342664-la-revolution-de-la-gifle
The Telegraph, « “A
Gay Girl in Damascus”: how the hoax
unfolded
»,
13 juin 2011,
http://www.telegraph.co.uk/news/worldnews/middleeast/syria/8572884/A-Gay-Girl-in-Damascus-how-the-hoax-unfolded.html
Céline Lussato,
« Libye
: Amnesty conteste le nombre de victimes
et accuse les rebelles
»,
Le Nouvel Observateur, 17 juin 2011,
http://tempsreel.nouvelobs.com/actualite/monde/20110617.OBS5317/libye-amnesty-conteste-le-nombre-de-victimes-et-accuse-les-rebelles.html
Ibid.
Le Nouvel
Observateur, « VIDEO.
Le Tripoli merveilleux de l'Otan »,
14 septembre 2011,
http://tempsreel.nouvelobs.com/actualite/monde/20110914.OBS0339/video-le-tripoli-merveilleux-de-l-otan.html
Par Ahmed Bensaada,
Montréal (Canada)
http://www.ahmedbensaada.com/
Reçu de l'auteur
pour publication
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