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Opinion
La recette du succès
d'auteurs «bien de chez nous»
Ahmed Bensaada
Jeudi 15 juillet 2010Il n’y a rien de plus gratifiant
pour un pays que de voir un de ses citoyens reconnu et honoré
hors de ses frontières, et tout particulièrement en Occident. La
célébrité acquise par «l’enfant du pays» est non seulement la
marque apparente d’un indéniable succès personnel, mais aussi le
gage d’une inévitable retombée médiatique pour tout le pays. Les
médias nationaux s’en donnent à cœur joie dans des rubriques et
des émissions spécialement conçues à cet effet, histoire de
conjurer la morosité ambiante, de faire bomber le torse à toute
une nation et de donner des rémiges à une jeunesse dont les
ailes sont restées à l’état embryonnaire.
Dans le domaine de la littérature, la dernière décennie a vu
l’émergence d’un certain nombre d’auteurs «bien de chez nous»
dont les œuvres, encensées par les critiques occidentaux, ornent
les devantures et les présentoirs des librairies européennes et
nord-américaines. Il y a certainement matière à réjouissance
tant, par les temps qui courent, la réussite des Maghrébins en
terre d’Occident est devenue un parcours du combattant et que
l’ascenseur social est maintenu bloqué au quatrième sous-sol.
D’autant plus que le succès dans la sphère culturelle est
considéré comme encore plus ardu et, ainsi, plus significatif
que bien d’autres domaines.
L’autocritique
Cependant, en y regardant de plus près, tous ces
best-sellers ont un facteur commun : ils consistent en une forme
d’autocritique religieuse, culturelle ou historique. Construits
autour d’une sorte de rejet d’une partie de soi ou d’une prise
de position caressant dans le sens du poil la susceptibilité
d’une intelligentsia omnipotente dans le milieu de l’édition
d’outre-mer, ces ouvrages sont portés aux nues, plus pour les
sujets traités que pour la verve littéraire de leurs auteurs.
Loin de nous l’idée d’émettre un quelconque avis sur la valeur
littéraire de leurs œuvres, n’étant pas, nous-mêmes,
professionnels de la litote et de l’anaphore. Cependant, il est
quand même surprenant de voir cette constante derrière tout
succès de librairie de nos compatriotes.
Pour illustrer notre propos, il convient de citer quelques
exemples qu’il est judicieux de regrouper en deux catégories.
Tout d’abord, il y a une écriture typiquement féminine, qui,
dans le sillage de la décennie noire et du 11 septembre 2001,
s’en prend systématiquement à l’islam et à la condition des
femmes. Généralement centrés autour d’une histoire personnelle
supposément authentique, ces ouvrages ont le défaut de suggérer
une généralisation du propos. Si on se fie à leurs titres
cinglants et racoleurs, les femmes de chez nous sont voilées,
violées, maltraitées, mariées de force et opprimées par l’islam
ou une culture ancestrale rétrograde.
En voici quelques exemples : le Voile de la peur (Assia Shariff),
Dans l’enfer des tournantes (Samira Bellil), la Fatiha : née en
France, mariée de force en Algérie (Jamila Aït-Abbas) et Ma vie
à contre-Coran (Djemila Benhabib).
Ce phénomène de livres féminins à large couverture médiatique
n’est pas l’apanage exclusif des femmes de notre pays mais
s’inscrit dans un mouvement beaucoup plus large qui n’a épargné
quasiment aucun pays musulman. Les histoires racontées ont aussi
fait les beaux jours d’émissions télévisées à grande audience
dont se délectent des téléspectateurs occidentaux friands
d’exotisme et de contes d’horreur venant de contrées baignant
dans «l’obscurantisme».
Certes, il ne faut pas nier que la condition de la femme dans
nos pays n’est pas idéale et qu’il y a de sérieux progrès à
accomplir, mais de là à ne focaliser que sur les cas
problématiques et à jeter le discrédit sur tous les musulmans,
le propos n’est plus crédible. Est-il possible qu’une femme
musulmane bien dans sa peau soit l’héroïne d’un roman se vendant
comme des petits pains dans les librairies de Paris, de Londres
ou de Montréal ? Est-il possible que l’image positive d’une
musulmane, universitaire, médecin, ingénieur ou femme au foyer,
participant de manière active à sa société, produise un
best-seller ? Permettez-nous d’en douter.
La seconde catégorie d’auteurs (surtout masculins) est, du point
de vue littéraire, certainement beaucoup plus intéressante que
la première. Composée de romanciers qualifiés de talentueux par
les critiques littéraires de France et de Navarre, elle jouit
d’un statut enviable dans le monde de l’édition d’outre-mer.
Prenons le cas du plus emblématique d’entre eux, Yasmina Khadra,
et intéressons-nous à quelques-uns de ses succès. Ce romancier,
dont nous avons eu le plaisir de lire bon nombre de ses œuvres,
diversifie son champ d’investigation. Dans les Hirondelles de
Kaboul (2002), il critique (comme ses consœurs citées
auparavant) l’exécrable condition féminine dans un pays musulman
dominé par le machisme et l’intégrisme. Cette histoire ressemble
en bien des points à la «littérature» dont il a été question
précédemment, à la différence près qu’elle semble être de la
pure fiction. Dans l’Attentat, il change de registre et
s’attaque au problème palestinien.
Mais au lieu de traiter de la destruction systématique du peuple
palestinien, de la Naqba, de la spoliation et de la judaïsation
illégale de leur terre, il s’évertue à mettre en scène une
kamikaze palestinienne, épouse d’un médecin arabe très bien
intégré et dont les meilleurs amis sont des Israéliens juifs. Le
roman fait le lien entre la kamikaze et les réseaux islamistes.
Aurait-il pu mettre en scène une pauvre mère qui a perdu la
moitié de sa famille sous les bombardements israéliens et dont
l’autre moitié pourrit en prison ? Nous vous laissons le soin de
répondre à cette question. En ce qui nous concerne, nous
comprenons pourquoi, sur le site officiel de M. Khadra, figure
Israël comme un des pays où ses romans sont traduits.
Dans Ce que le jour doit à la nuit, il idéalise la relation
colonisateur-colonisé, passant sous silence la misère et
l’obscurantisme dans lesquels les populations autochtones
algériennes ont été maintenues, non pas par l’islam, mais par le
colonialisme français. Certains l’ont même accusé d’avoir écrit
ce roman pour plaire aux nostalgiques de l’Algérie française.
N’a-t-il pas déclaré au journal la Croix : «Pour moi, cela ne
fait aucun doute : l’Algérie, qui est mon pays, est aussi le
pays des pieds-noirs. Chaque pied-noir, pour moi, est un
Algérien, et je ne dirai jamais le contraire. Nous restent en
mémoire, Français et Algériens, ces amitiés déchirées, ces
voisinages dépeuplés […].» La récente mascarade de la Caravane
de Camus confirme aussi cette vision idyllique et probablement
intéressée qu’a notre auteur de la colonisation française en
Algérie.
Mais alors comment se fait-il qu’il n’ait pas échafaudé une
histoire d’amour entre un Palestinien et une belle fille de
colon juif ashkénaze si la colonisation était si bénéfique que
ça au lieu de faire exploser la malheureuse musulmane dans
l’Attentat ?
Lecture tronquée
Pour comprendre la colonisation, nous lui suggérons de
lire Portrait d’un colonisé d’Albert Memmi. A propos des
colonisés, Jean-Paul Sartre écrit dans la préface de ce livre :
«Maintenus par un système oppressif au niveau de la bête, on ne
leur donne aucun droit, même pas celui de vivre, et leur
condition empire chaque jour : quand un peuple n’a d’autre
ressource que de choisir le genre de mort, quand il n’a reçu de
ses oppresseurs qu’un seul cadeau, le désespoir, qu’est-ce qui
lui reste à perdre ?» Cela valait, jadis, pour les Algériens et
cela vaut aujourd’hui pour les Palestiniens.
Décidément, la guerre d’Algérie continue d’inspirer nos auteurs
mais pas du tout dans le sens de la vénération du sacrifice
suprême pour la patrie et des récits épiques de nos braves
maquisards. Non, il s’agit plutôt de la mise en évidence de
«bavures» et de comportements répréhensibles (vrais ou fictifs)
qui montrent un autre visage de l’histoire «immaculée» de
l’Armée de libération nationale (ALN). Le premier exemple est
celui du roman le Village de l’Allemand de Boualem Sansal qui
traite d’un Allemand converti à l’islam et réfugié en Algérie
après la Seconde Guerre mondiale. Marié à une Algérienne, ce
personnage était un bourreau nazi qui a mis ses compétences au
service de l’ALN. Qualifiée d’authentique par l’auteur, cette
théorie a été battue en brèche par de nombreuses personnes dont
Mohamed Bouhamidi. Mais qu’elle soit vraie ou non importe peu.
Ce qui compte c’est cette relation entre le nazisme, l’ALN,
l’islamisme et les banlieues françaises. Ce mélange explosif
représente un grimoire qui fait mousser les ventes. Nous ne vous
apprendrions rien si nous vous disons que plusieurs pays ont
acquis les droits de traduction de ce roman, dont Israël.
Le prix du succès
Le second exemple est le Rapt d’Anouar Benmalek, roman
qui déterre l’histoire du massacre de Melouza perpétré par l’ALN
sur des populations civiles algériennes pendant la guerre de
libération. Il va sans dire qu’il est important de se pencher
sur notre histoire afin d’en analyser aussi bien les faits
d’armes que les exactions.
Cacher honteusement des pans de notre histoire pour protéger la
mémoire de certains n’est ni constructif ni éthique. Mais vous
conviendrez qu’il est quand même étonnant de voir le succès
époustouflant de cette histoire, alors que le film Hors-la-loi
de Rachid Bouchareb a subi les foudres de nombreuses
personnalités politiques françaises avant même qu’elles ne le
voient. La raison ? Ce film aborde le massacre d’Algériens par
l’armée française, le 8 mai 1945 à Sétif. Reprochant son contenu
«anti-français», des députés UMP ont même demandé son retrait du
Festival de Cannes en menaçant de perturber la projection du
film.
Comment peut-on accuser un film de «falsifier l’histoire»
lorsqu’il s’agit du massacre d’Algériens par des Français et
qualifier de chef-d’œuvre un roman qui relate le massacre
d’Algériens par des Algériens ? N’y a-t-il pas là une conception
biaisée de la liberté de création et d’expression ?
Anouar Benmalek étant de passage à Montréal il y a quelques
mois, nous lui avons posé la question suivante : «Si Mouloud
Feraoun vivait actuellement, lui serait-il possible de publier,
outre-mer, son roman le Fils du pauvre ?» Il a évité la question
en arguant que tout auteur a le droit de choisir les sujets qui
l’intéressent. Mais la réponse est certainement non car le sujet
d’un roman, pour les auteurs «bien de chez nous», est, ces
temps-ci, beaucoup plus important que leur style. C’est de lui
que dépendent le succès et la renommée.
Ahmed Bensaada est docteur en physique
Article publié dans
La Tribune
le 10 juin 2010:
Les analyses d'Ahmed Bensaada
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