Opinion
Mais qui est donc
Tawakkol Karman,
la première femme arabe nobélisée?
Ahmed
Bensaada
Ahmed
Bensaada -
Photo :
Patrick Deschamps - MontréalExpress
Jeudi 13 octobre 2011
Ça y est! Le monde arabe vient d’obtenir
son premier prix Nobel féminin. Et quel
prix!
Toutes catégories confondues, Tawakkol
Karman est, à 32 ans, la première femme
arabe récipiendaire d’un prix Nobel, la
première Yéménite, la plus jeune femme
nobélisée (ex-aequo avec l’Irlandaise
Mairead Corrigan -1976-), la deuxième musulmane
(après l’iranienne Shirin Ebadi
-2003-),
la première militante d’un parti islamiste, la première
femme portant le hidjab
et l’une des 43 femmes dans le monde à avoir obtenu cette distinction.
Dans la catégorie du Nobel de la Paix,
elle fait partie du club select formé
par les 15 femmes qui, à ce jour, ont
été choisies par l’Académie Nobel.
Une
reconnaissance du « printemps arabe »
Depuis quelques semaines déjà, le bruit
courait que le « printemps arabe »
allait être récompensé et les noms
d’illustres cyberactivistes avaient
circulé. Il avait été question de la
tunisienne Lina
Ben Mhenni, dont le blog
« A
Tunisian Girl »
[1]
a grandement contribué à alimenter la
contestation anti-bénalienne malgré les
menaces de l’ex-pouvoir en place.
Une deuxième femme,
cyberactiviste égyptienne, a été
pressentie pour remporter le trophée. Il
s’agit d’Israa Abdel Fattah, la
co-fondatrice avec Ahmed Maher du fameux
« mouvement du 6 avril ». Ce mouvement
regroupant de jeunes cyberdissidents a
été, depuis 2008, le fer de lance de la
revendication démocratique en
Égypte et c’est lui qui a été à
l’origine de la vague qui a emporté, de
la place Tahrir, le président Moubarak.
Surnommée la « Facebook girl », Israa
(qui, tout comme Tawakkol, porte le
hidjab) avait connu son moment de gloire
lorsqu’elle fut arrêtée en 2008 et
emprisonnée pendant plus de deux
semaines.
Sa mère publia une page
entière dans un journal à grand tirage,
demandant la libération de sa fille et
s’adressant aux «
coeurs de Hosni Moubarak, Suzanne
Moubarak (la femme du président) et du
ministre de l’Intérieur ». Sa
libération fut largement publicisée et
donna lieu à des scènes qui ont ému
l’Égypte entière
[2].
Un nom masculin a aussi été évoqué :
celui de Wael Ghoneim,
le cyberactiviste égyptien nommé, en
avril dernier, « l’homme le plus
influent du monde » par le magazine
américain Time [3].
Le plus étrange dans ces rumeurs
pré-nobéliennes, c’était l’absence de
mention des célèbres cyberactivistes
Ahmed Maher et Adel Mohamed, véritables
chevilles ouvrières du « mouvement du 6
avril »
[4].
Finalement, le jury Nobel a décidé de ne
pas honorer les révoltes « achevées »
qui ont étêté les anciens régimes
tunisien et égyptien, mais de donner
plutôt un « coup de pouce » à celle qui
couve depuis plusieurs mois au Yémen.
Une
activiste de la première heure
Mariée et mère de trois enfants,
Tawakkol Karman est la fille de Abdel
Salam Karman, un avocat et politicien,
qui a déjà servi et plus tard
démissionné comme ministre des affaires
juridiques au sein du gouvernement du
président Ali Abdallah Saleh [5].
Portant hidjab et niqab, comme la
plupart des femmes yéménites, elle
décida d’enlever le niqab en 2004, lors
d'une conférence sur les droits humains
et se rendit au podium à visage
découvert en public pour la première
fois de sa vie adulte [6].
Comme son père, Tawakkol est un membre
influent du parti d’opposition islamiste
Al-Islah. En 2005, elle crée WJWC
« Women Journalists Without Chains »
(Femmes journalistes sans chaînes), un
organisme non-gouvernemental « qui
travaille à la promotion des droits
civils, en particulier la liberté
d'opinion et d'expression et les droits
démocratiques » [7].
Née plus de six mois après la prise de
pouvoir d’Ali Abdallah Saleh, Mme Karman
n’a connu, toute sa vie, que ce
président. Depuis 2007, elle participe
ou organise des manifestations
antigouvernementales dans la capitale
yéménite. Galvanisée par la chute du
président Ben Ali, elle organisa deux
manifestations contre le pouvoir en
place, ce qui lui valut d’être arrêtée
par les services de sécurité, dans la
nuit du 22 au 23 janvier 2011, et
conduite à la prison centrale de la
capitale. Dès l’annonce de son
arrestation, environ 200 journalistes
ont marché dans la rue pour exiger sa
libération. Sous la pression de la rue,
elle a été libérée sous condition le 24
janvier 2011, alors que des milliers de
personnes étaient rassemblées,
solidaires avec elle [8]. Cet épisode
houleux de la vie de la dissidente
yéménite a été très médiatisé et lui a
permis d’atteindre une indéniable
célébrité internationale.
Ses
relations étasuniennes
L’activisme boulimique de Tawakkol
Karman ne laisse pas indifférent les
multiples acteurs de la scène politique
du Yémen. En effet, ses opposants l’ont
accusée d’être financée par l’ambassade
américaine à Sanaa ainsi que par
certains organismes américains [9]. Mais
qu’en est-il réellement de cette
accusation?
Le moins qu’on puisse dire est que Mme
Karman n’est nullement dérangée par sa
promiscuité avec les officiels
américains et les organismes
d’ « exportation de la démocratie »
étasuniens. Jugez-en.
Tout d’abord, il faut mentionner que son
organisation « Women Journalists Without
Chains » est financée depuis 2008 par la
NED (National Endowment for Democracy).
À ce titre, elle a reçu une subvention
de plus de 150 000 $ pendant ces trois
années (2008 à 2010) [10]. Pour
information, notons que la NED est
elle-même subventionnée par
l’administration américaine, tout comme
l’United States Agency for International
Development (USAID), l’International
Republican Institute (IRI), le National
Democratic Institute for International
Affairs (NDI), et la Freedom House (FH).
Il a été démontré que ces organismes ont
eu un rôle de premier plan dans le
financement et le soutien des
« révolutions colorées » et du
« printemps arabe » [11].
Sur le site de la NED, on peut lire que
les subventions ont été octroyées en
2010 à WJWC de Tawakkol Karman « afin
de promouvoir l'utilisation des nouveaux
médias pour documenter les violations
des droits de l’homme. WJWC formera 20
activistes à l’utilisation des nouveaux
médias afin de documenter les violations
des droits de l’homme, aider les
militants à poster leurs propres vidéos
et des blogs sur son site Internet, et
de produire un film documentaire sur le
tribunal d'exception pour les
journalistes et un programme télévisé
sur la liberté d'expression au Yémen »
[12].
À la suite de sa nobélisation, la NED a
publié un long message de
félicitations sur son site: « Tawakkol Karman et ses collègues de Women Journalists Without Chains
(WJWC) sont vraiment extraordinaires, et
je ne pouvais pas être plus heureux que
le Comité Nobel ait reconnu leur immense
courage et la stature morale du Prix
Nobel de la Paix de cette année », a
déclaré Carl Gershman, président de la
NED [13].
Il est important de mentionner que, de
2006 à 2010,
la NED a octroyé plus de 4,5
millions de $ à divers organismes
yéménites de promotion de la démocratie
et de défense des droits de l’homme
[14].
En mars 2010, Tawakkol Karman a été
nominée pour l’ « US State Department
Woman of Courage Award » (Prix du
courage féminin décerné par le
Département d’État américain), mais ne
l’a pas obtenu [15]. Une lettre de
l’ambassade des États-Unis à Sanaa,
publiée sur leur site, mentionne que « Tawakkol
a été choisie cette année (i.e. 2010)
par l'ambassade américaine à Sanaa en
tant que candidate pour l’édition 2010
du
Prix du
courage féminin décerné par le
Département d’État américain. Nous
l’honorons pour son courage dans la
défense des droits fondamentaux »
[16]. À cette occasion, Tawakkol fut
invitée à New York pour assister à la
cérémonie. Elle y rencontra la première
dame américaine, Michelle Obama, ainsi
que Mme Clinton [17].
En septembre 2010, elle fut conviée à
donner une conférence au Brecht Forum
qui s’est tenu dans la ville de New
York. Sa présentation traitait des
« violations des droits de l’homme au
Yémen causées par la soi-disant "guerre
contre le terrorisme" » [18].
Déjà, en 2005, année de la création de
son organisme WJWC, elle écrivit à Jane
Novak, journaliste américaine
spécialiste du Yémen, à propos des
dégâts occasionnés par l’ouragan Katrina :
« Chère
Jane Novak, mon nom est Tawakkol A.
Karman, je suis journaliste originaire
du Yémen et, en même temps, présidente
des Femmes Journalistes Sans Frontières
(N.D.A. : ancien nom de WJWC). Je vous
envoie cette lettre avec mes meilleures
salutations
[…] afin de partager avec le peuple américain pendant cette période
difficile qu'ils traversent causée par
l’ouragan "Katrina". Frère Abdulkarim
Al-Khaiwany m’a informée de vous
contacter car vous seriez la meilleure
personne pour transmettre nos
condoléances au peuple américain (aussi
bien les bureaux gouvernementaux que non
gouvernementaux), vous trouverez une
lettre de condoléances jointe à cet
e-mail »
[19].
L’histoire ne dit malheureusement pas si
elle a usé de la même sollicitude, au
demeurant très louable, lors d’autres
catastrophes naturelles dans le monde
comme celle, par exemple, qui a touché
le Pakistan en 2010.
Espérons qu’au-delà des considérations
politiques « printanières » que vit
actuellement le monde arabe, le prix
Nobel de Mme Karman puisse avoir un
impact salutaire et bénéfique sur la
condition de la femme au Yémen et, par
extension, sur celle du monde arabe.
Rappelons qu’au Yémen environ 57% des
femmes sont analphabètes et qu’elles
subissent encore les mariages forcés en
bas âge [20]. Nous pourrons alors
espérer fêter, collectivement, le
prochain prix Nobel féminin arabe dans
une catégorie scientifique. Un trophée
exempt de toute scorie politique
partisane.
Montréal, le 11 octobre 2011
Références
1.
Lina Ben Mhenni, «
A
Tunisian Girl »,
http://atunisiangirl.blogspot.com/
2.
M. Papic et S. Noonan, «
Social Media as a Tool for Protest
», Politeia Geopolitical Analyses, 3
février 2008,
http://politeianet.wordpress.com/2011/02/03/social-media-as-a-tool-for-protest/
3.
Le Point.fr, « Waël Ghonim, homme le plus influent du monde
selon Time »,
21 avril 2011,
http://www.lepoint.fr/monde/wael-ghonim-homme-le-plus-influent-du-monde-selon-time-21-04-2011-1322126_24.php
4.
Ahmed Bensaada,
«
Arabesque américaine : Le rôle des
États-Unis dans les révoltes de la rue
arabe», Éditions Michel Brûlé,
Montréal (2011), pp. 49-76.
5.
Ahmed Al-Haj et Sarah El Deeb, « Nobel peace winner Tawakkul Karman dubbed 'the mother
of Yemen's revolution », Sun Sentinel, 8 octobre 2011,
http://mobile.sun-sentinel.com/p.p?m=b&a=rp&id=961114&postId=961114&postUserId=42&sessionToken=&catId=6565&curAbsIndex
=1&resultsUrl=DID%3D6%26D
6.
Nadia Al-Sakkaf,
« Renowned activist and press freedom advocate Tawakul
Karman
»,
Yemen Times, 17 June 2010,
http://www.yementimes.com/defaultdet.aspx?SUB_ID=34255
7.
Women Journalists
Without Chains,
http://womenpress.org/index.php?lng=english
8.
AFP, «
Yémen : libération sous condition d’une militante de la liberté de la
presse», 24 heures, 24 janvier 2011,
http://www.24heures.ch/depeches/monde/yemen-liberation-condition-militante-liberte-presse
9.
Essafir, «
Les femmes ont retrouvé leur rôle
original ... et se soulevèrent contre
les princes de la guerre et de la
politique
» (traduction libre à
partir de la langue arabe), 8 octobre
2011,
http://www.assafir.com/Article.aspx?EditionId=1972&articleId=901&ChannelId=46606
10.
NED, «
Annual reports»,
http://www.ned.org/publications
11.
Ahmed Bensaada,
«
Arabesque américaine : Le rôle des
États-Unis dans les révoltes de la rue
arabe»,
Op. Cit.
12.
NED, «
2010
annual report: Yemen»,
http://www.ned.org/publications/annual-reports/2010
-annual-report/middle-east-and-north-africa/yemen
13.
NED, «
NED Congratulates Tawakkul Karman on Nobel
Peace Prize
», 7 octobre 2011,
http://www.ned.org/for-reporters/ned-congratulates-tawakkul-karman-on-nobel-peace-prize
14.
NED, «
Annual reports»,
Op. Cit.
15.
Isobel Coleman, « A Day in the Life of a Yemeni Revolutionary
», Huffington Post,
20 janvier 2011,
http://www.huffingtonpost.com/isobel-coleman/a-day-in-the-life-of-a-ye_b_811946.html
16.
Embassy of the United State (Sanaa), «
Speech in honor of International Women's
Day »,
8
mars 2010,
http://yemen.usembassy.gov/iwds.html
17.
Nadia Al-Sakkaf,
Op. Cit.
18.
Democracy Now, «
Yemeni Nobel Peace Prize Laureate
Tawakkul Karman on Human Rights Abuses
Enabled by 'War on Terror'
», 7
octobre 2011,
http://www.democracynow.org/blog/2011/10/7/yemeni_nobel_peace_prize_laureate_tawakkul_karman_on_
human_rights_abuses_enabled_by_war_on_terror
19.
Jane Novak, «Yemeni
Activist wins Nobel Prize», The Jawa
Report, 7 octobre 2011,
http://mypetjawa.mu.nu/archives/209666.php
20.
The Left Hand of Feminism, « Whither the Revolution for Women in Egypt
and Yemen?
», 5 avril 2011,
http://lefthandofeminism.wordpress.com/2011/04/05/whither-the-revolution-for-women-in-egypt-and-yemen/
Par Ahmed Bensaada, Montréal (Canada)
http://www.ahmedbensaada.com/
Reçu de l'auteur
pour publication
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