Politique
L’existence de l’euro,
cause première des « gilets jaunes »
Tribune de Todd, Sapir, Gomez, Rosa,
Hureaux, Werrebrouck…
Lundi 10 décembre 2018
Près de vingt ans après le lancement de
l’euro, le 1er janvier 1999,
la situation de la monnaie unique
européenne est paradoxale. D’un côté,
l’échec de ce projet est patent, étant
reconnu par la plupart des économistes
compétents, dont de très nombreux prix
Nobel. De l’autre, ce sujet est
maintenant tabou en France, au point
qu’aucun responsable politique n’ose
plus l’aborder de front. Comment
s’explique une telle situation ?
Personne ne relie le mouvement actuel
des « gilets jaunes » à l’échec de
l’euro. Or, l’appauvrissement du plus
grand nombre, dont il est le signe le
plus manifeste, découle directement des
politiques mises en œuvre pour tenter de
sauver, coûte que coûte, la monnaie
unique européenne. Il ne s’agit pas
tant, ici, de la politique monétaire
d’assouplissement quantitatif pratiquée
par la Banque centrale européenne, peu
efficace, au demeurant, pour relancer la
production, mais des politiques
budgétaires de hausse des impôts et de
baisse des investissements publics,
partout exigées par la Commission de
Bruxelles. Celles-ci ont, certes, fini
par redresser les comptes extérieurs de
certains pays déficitaires. En revanche,
ce fut au prix d’une « dévaluation
interne », c’est-à-dire d’une diminution
drastique des revenus, associée à un
étranglement de la demande interne.
Elles ont ainsi engendré un effondrement
dramatique de la production dans la
plupart des pays d’Europe du Sud et un
taux de chômage resté très élevé, en
dépit d’un exode massif des forces vives
de ces pays.
La zone euro est
désormais celle dont le taux de
croissance économique est devenu le plus
faible du monde. Les divergences entre
les pays membres, loin d’avoir été
réduites, se sont largement amplifiées.
Au lieu de favoriser l’éclosion d’un
marché européen des capitaux, la «
monnaie unique » s’est accompagnée d’une
montée de l’endettement, public et
privé, de la majorité des nations. Or,
l’existence même de l’euro, dont on
pouvait autrefois encore discuter les
effets, est maintenant devenu un sujet
absolument tabou. Tandis que son lien
avec le mécontentement actuel est
manifeste, les partisans de l’euro font
miroiter aux Français ses avantages
largement illusoires (sauf la facilité
de déplacement en Europe). Ils dressent
un tableau apocalyptique de la situation
économique qui prévaudrait en cas de
sortie de la « monnaie unique », dans le
but d’affoler des Français qui n’ont pas
approfondi le sujet.
Face à de tels
arguments, il faut aujourd’hui montrer
tout ce que l’euro a fait perdre à la
France en matière de croissance
économique (effondrement de ses parts de
marché en Europe et dans le monde,
affaiblissement dramatique de son
appareil industriel). Les Français
subissent déjà des reculs en matière de
pouvoir d’achat, d’emploi, de retraite,
de qualité des services publics, etc.
Les politiques de « dévaluation interne
», qui sont indispensables si l’on veut
garder l’euro, n’ont pas encore été
pleinement mises en œuvre chez nous,
contrairement aux autres pays d’Europe
du Sud, mais elles provoquent déjà des
réactions de rejet. Le mouvement des «
gilets jaunes » en est la conséquence
directe.
Il faut donc
expliquer à nos compatriotes que
l’inconvénient majeur de l’euro, pour la
France, est un taux de change trop élevé
qui engendre, fatalement, une perte de
compétitivité de notre économie, en
majorant les prix et coûts salariaux
français vis-à-vis de la plupart des
pays étrangers. Évitons de brouiller les
esprits avec l’idée d’une coexistence
éventuelle entre un franc rétabli et une
« monnaie 2 commune », pourvue de tous
ses attributs, car c’est une voie sans
issue : une telle monnaie ne pourrait se
concevoir valablement que comme une
simple « unité de compte », analogue à
l’ancien ECU. Quant à la perte de
souveraineté due à l’euro, si elle est
indubitable, il s’agit d’un sujet
théorique, loin des préoccupations des
Français, ceux-ci étant surtout
sensibles à leur situation concrète.
Faute d’avoir
compris les vrais enjeux, beaucoup de
nos compatriotes gardent ainsi, pour
l’instant, une peur non dissipée
vis-à-vis de tout bouleversement du
statu quo, cependant que les partisans
de l’euro poussent des cris d’orfraie à
chaque fois que leur fétiche est remis
en question. Que faire, dans ces
conditions ? Face au mécontentement des
Français, il est évident qu’aucune
politique de redressement de la France
ne sera possible si l’on ne parvient pas
à recréer une monnaie nationale dont le
taux de change soit adapté à notre pays.
Mais il est également certain que ce
changement doit être opéré dans des
conditions qui soient à la fois viables
et acceptées par le peuple français.
La première de ces
conditions serait de préparer une
transition harmonieuse vers un
après-euro, si possible en discutant
avec nos partenaires l’organisation d’un
démontage concerté, mais sinon en
prenant l’initiative de façon
unilatérale après avoir mis en place les
mesures conservatoires appropriées. La
seconde serait de faire comprendre à nos
compatriotes les avantages d’une «
dévaluation monétaire » du franc
retrouvé, accompagnée d’une politique
économique cohérente, maîtrisant
l’inflation, comme ce fut le cas en 1958
avec le général de Gaulle, puis en 1969
avec Georges Pompidou. Et l’inflation
serait encore moins à redouter
aujourd’hui en raison du sous-emploi de
nos capacités de production. La perte
inéluctable de pouvoir d’achat,
résultant du renchérissement de
certaines importations, ne serait que
modeste et passagère, étant très
rapidement compensée par le redémarrage
de la production nationale. La dette
publique de notre pays ne s’alourdirait
pas, car elle serait automatiquement
convertie en francs (selon la règle dite
lex monetae qui prévaut en
matière de finance internationale). La
France et les Français recouvreraient
ainsi les brillantes perspectives
d’avenir que l’euro a, jusqu’à présent,
constamment étouffées.
Tribune collective
signée par Guy BERGER, Hélène
CLÉMENT-PITIOT, Daniel FEDOU,
Jean-Pierre GERARD, Christian GOMEZ,
Jean-Luc GREAU, Laurent HERBLAY, Jean
HERNANDEZ, Roland HUREAUX, Gérard LAFAY,
Jean-Louis MASSON, Philippe MURER,
Pascal PECQUET, Claude ROCHET,
Jean-Jacques ROSA, Jacques SAPIR, Henri
TEMPLE, Jean-Claude WERREBROUCK,
Emmanuel TODD
08-12-2018
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