Actualité
Lettre à Georges Ibrahim Abdallah
Badia Benjelloun
Lundi 6 avril 2020
Mon Cher Georges,
C’est aujourd’hui
ton anniversaire.
Tu me pardonneras
mon inaptitude à formuler les vœux
d’usage qu’il est convenu d’adresser
dans ces cas. Mais je peux t’affirmer
sans me tromper que le meilleur est
devant toi et devant nous. Le monde que
nous espérions autre est en train de
s’effondrer. Depuis longtemps lézardé
par une accumulation de corruptions et
d’insouciante incompétence pour la vie,
la vraie, celle qui s’invente tous les
jours auprès de sa diversité généreuse,
une petite particule a surgi à temps
pour le mettre à l’arrêt et lui
signifier sa fin.
Ce virus mime
l’aberration de ce monde. Il se
multiplie sans fin en détournant à son
usage toute la complexité de l’outillage
biologique des cellules eucaryotes d’un
mammifère qui s’estime ‘supérieur’.
Cette particule, un simulacre de vie, un
peu moins 30 000 nucléotides dans une
enveloppe, n’a qu’un seul dessein, se
répliquer sans limite, exactement comme
le capitalisme n’est mu que par le
profit que le système social tel qu’il
l’a organisé lui octroie à chaque cycle
de marchandise.
Peu lui importe de
dévaster l’organisme qu’il colonise et
de le détruire, le virus a déjà sauté
dans d’autres unités vivantes qui lui
permettront de proliférer, identique à
lui-même. Le capitalisme industriel
avait détruit la paysannerie et les
corps de métier, il a alors prolétarisé
en nombre excessif ceux qu’il lui
fallait en abondance pour les envoyer à
la mine et dans les hauts-fourneaux.
Puis il s’est retiré des régions
devenues des paysages fantomatiques pour
aller plus loin, là où le plus faible
coût d’entretien des hommes qui le
servent l’autorise à faire plus de
cycles et plus de profits.
A terme, avec une
structure stabilisée et très efficace
qui restreint ses capacités adaptatives
de mutation, ce virus risque de détruire
tous ses hôtes potentiels et il
disparaîtra avec eux. Le capitalisme
fait de même. Triomphant car non
contrarié, il détruit toutes les
diversités, culturelles, biologiques, il
asservit les corps et les esprit et
rognant sur la partie à concéder aux
travailleurs pour qu’ils persistent
biologiquement et intellectuellement à
le servir, il finit par buter sur des
cycles où sa marchandise ne pouvant
circuler faute d’acheteurs n’est plus
valorisée. Certes, il a muté et s’est
légèrement adapté quand il a réduit à un
quasi-esclavage le prolétaire
insuffisamment rémunéré en l’attelant à
payer une dette, elle aussi sans fin.
Petit à petit, le capitalisme s’est
transformé en une économie de rente
basée sur la détention d’un monopole
d’une denrée inépuisable et
impérissable, la monnaie créée
magiquement. Elle ne correspond à aucune
création de richesse, elle gonfle la
valeur marchande de titres boursiers.
Il a uniformisé la
planète et les modes de vie. Les
milliardaires maintenant chinois après
avoir été étasuniens, allemands,
japonais, bédouins et russes font la
queue pour acheter un cabas en plastique
à Paris. Ailleurs, à quelques
encablures, des centaines de millions
d’hommes démunis de tout font leur
transhumance pour chercher une pitance
plus loin, fuyant des terres asséchées
et sans semences et des guerres qui ne
les concernent pas.
Effondrement
Oui, Georges, nous
assistons de notre vivant à cet
effondrement.
En quelques jours,
six millions de demandeurs d’emplois aux
EU. Mieux que la grande Dépression qui
n’a été vaincue que par la relance
économique due aux efforts de guerre
étasuniens entrepris en 39-45. La guerre
n’a cessé depuis, sautant d’un continent
à un autre, entretenue avec toutes
sortes de motifs par la nouvelle classe
des marchands, celle qui vend les canons
et fournit les prétextes pour que toutes
les provinces de l’empire s’en dotent et
guerroient parfois.
La production
mondiale des biens est en train de se
ralentir, bientôt mise à l’arrêt par une
particule plus parfaite que les clones
que rêvaient faire d’eux-mêmes les
membres d’une élite trans-humaniste qui
y voyait une manière de s’éterniser.
Il faut les voir
s’agiter, les Pharaons et leur clergé,
la fille aînée de l’Eglise en tête.
Confondus dans leurs impostures, défaits
mais poussant encore leur air de bravade
arrogant. Ils peinent à réciter les
textes dépenaillés, rachitiques, écrits
pour eux par des plumes exténuées de
baver du mensonge au kilomètre.
Déni, puis
affolement
Ils n’ont rien
compris, retardant autant que faire se
peut l’arrêt de toute activité humaine
inutile à la poursuite de la vie
biologique. Ils ne pouvaient pas
comprendre, limités par leur
intelligence de servants opiniâtres d’un
ordre qu’ils imaginent immuable car
confortable pour eux et leurs pairs. Et
même ayant vaguement compris qu’en
l’absence de réaction énergique le
spectacle des morts par millions
créerait un certain désordre dans le
paysage des démocratures. Obèses, elles
s’affaissent sous les tonnes de
nourritures malsaines et de papiers
gras.
Jusqu’au bout, ils
auront essayé de maintenir au travail
des esclaves en ignorant que tout
benoîtement si tous les
esclaves-travailleurs périssaient de la
particule folle, le capitalisme
cesserait faute de carburant.
Le meilleur est
devant nous
Je n’ai pu venir te
visiter comme je le prévoyais, prise ici
dans les rets d’un travail aussi absurde
que beaucoup d’autres, soigner de la
pathologie sociale sans les moyens pour
y remédier et l’arrivée de cette
épidémie que j’ai accueillie avec à son
tout début la colère pour les
responsables imprévoyants et leur cécité
puis avec l’apaisement qui suit une
fièvre désordonnée. La moitié de
l’humanité est mise à la retraite. Son
activité était donc bien non
essentielle. La destruction des services
publics se révèle maintenant crûment. La
recherche scientifique et les services
de santé publique sont tenus par des
étrangers sous-payés, corvéables en
attente de papiers qui régularisent leur
situation précaire. La vague des
médecins algériens qui ont fui les
années de plomb a dispensé les autorités
de penser une organisation des soins
cohérente. Hautement formés, ils ont
constitué une armée de petites mains
assurant des gardes d’urgence peu
rémunérées peu prisées par les internes
autochtones. Les technocrates dont
l’expertise est confiée aux lobbyistes
qui conçoivent discours et textes de loi
ne comprennent pas que la rareté de
l’offre ne contracte pas toujours les
besoins. Plus du tiers des chercheurs
dans tous les domaines sont en situation
de grande précarité. Les carrières n’y
sont pas encouragées car les travaux et
les publications sont assurés par nombre
d’étrangers qui au mieux au terme de
leurs thèses seront recrutés dans le
secteur privé.
Confinement du
prisonnier
Nous vivons le
régime de mise en quarantaine et du
confinement.
Mais il ne s’agit
pas là d’une mise en prison.
Celle qu’on t’a
réservée depuis 36 ans. Parce que tu as
osé défier ceux qui ont mis ton pays à
feu et à sang pour les intérêts d’un
voisin usurpateur de terre et criminel
pervers. Un artefact qui exploite des
crimes passés commis par d’autres que
ceux qui en sont punis. La France
s’enorgueillit toujours de détenir le
plus ancien prisonnier politique
d’Europe. En réalité elle a réinventé la
perpétuité pour un délit d’opinion. Tu
es simplement soupçonné d’avoir
participé à l’organisation d’une riposte
à la guerre asymétrique que subissaient
ton pays et ton peuple. Tu as été
défendu dans un tribunal d’exception par
un avocat qui travaillait – de son aveu
proféré publiquement peu de temps après
le jugement- pour les services secrets
français. Tu es libérable depuis 1999.
Hier, on apprenait
la libération d’un homme condamné à la
perpétuité pour avoir commis un larcin
dans une boulangerie d’une valeur de 50
dollars. Il avait 22 ans en 1979 quand
il a reçu la sentence qui excluait la
libération conditionnelle. C’était son
4ème petit délit. Il aura passé 36 ans
dans une prison d’Alabama.
En Caroline du
Nord, un homme de 65 ans vient d’être
libéré après avoir accompli une peine de
35 ans. Il avait volé un téléviseur noir
et blanc d’une valeur de 140 dollars.
Cet ouvrier agricole avait quitté la
Géorgie pour trouver du travail.
Les EU, où le
régime carcéral hypertrophié et
privatisé est un mode d’esclavage annexe
et non négligeable pour la production
capitaliste, seraient-ils devenus plus
cléments que la France ?
La gestion des
services pénitenciers dans tous les pays
est révoltante. La promiscuité condamne
en cas de pénétration du virus dans une
prison tous ceux qui y travaillent ou y
sont enfermés. Les crimes de ces
insouciants sont innombrables, c’en est
un de plus.
Retraite
Cependant tu es
plus libre que tes geôliers et les
servants conscients ou non d’un système
qui préconise compétition mortelle
plutôt que fraternité et solidarité,
jouissance égoïste sans limite et donc
impossible à atteindre plutôt qu’accueil
émerveillé des dons de la nature et des
autres. Autrefois, quand les convulsions
et les contradictions sociales se
tendaient à l’extrême les anachorètes se
retiraient dans le désert. Les prophètes
s’isolaient sur des monts ou dans des
cavernes. Quand se défaisait la société
hellénistique en Egypte, des hommes
animés d’une nouvelle foi ont inventé la
vie monastique, sans savoir que ces
communautés en Europe fourniraient le
travail gratuit de déforestation et
d’aménagement des marais. Ibn Khaldoun
s’est isolé dans une grotte pour méditer
et écrire loin des intrigues et des
frivolités. Aujourd’hui, dans notre
confinement imposé, le bruit continue de
nous envahir, celui de l’insignifiant,
l’ennemi de la vérité.
Nous avons subi un
engouement très français pour une équipe
qui a publié une intuition thérapeutique
(pas un véritable essai) pour le Covid-19
sans avoir démontré son efficacité. Une
passion s’est emparée de ses défenseurs
qui ont endossé sans hésiter ses
affirmations non fondées. Un champion,
un sauveur leur est venu, contrarié par
des pairs jaloux, des lobbies du Big
Pharma alors que le chef de cette équipe
est lui-même un mandarin autoritaire,
ayant des liens d’intérêts avec des
laboratoires privés qui allouent des
prébendes à son unité de recherche. Pris
au dépourvu par un événement inédit, les
plus rationnels sont devenus des adeptes
d’un nouveau culte. Ils se sont pris à
affirmer qu’en situation d’urgence
sociale, un placebo c’est mieux que rien
alors que le maximum de rigueur devrait
au contraire être requis face à cette
pandémie. Plusieurs pays du Maghreb,
abusés ou complices de la supercherie,
ont adopté le traitement miraculeux dont
le niveau de preuves est nul. Ils
servent de champ d’expérimentation comme
par le passé on a testé sur eux des
vaccins et des antibiotiques, parfois à
leur insu. La peur de la mort, les
habitudes dérangées et un sommeil
perturbé ont décapé un maigre vernis
cartésien.
Nous goûtons
désormais à l’enfermement dehors
Nous éprouvons
combien ta force mentale est immense car
ici personne n’est immunisé contre les
errements psychiques qui surviennent
après deux petites semaines de
déplacements restreints.
Ta cause est
relayée partout dans le monde.
Le gouvernement
libanais semble s’intéresser
sérieusement et publiquement à toi.
Enfin juste avant le mouvement de
révolte populaire contre les exploiteurs
et les corrompus.
Tes amis et
moi-même sommes impatients de te revoir
en dehors de Lannemezan dont les portes
s’ouvriront bientôt.
Ce choc de la
petite particule est vraiment mortel
pour le capitalisme.
Bon anniversaire,
Georges.
Je n’écris plus de
sonnets depuis plus d’un mois.
Notes
https://abcnews.go.com/US/man-spent-36-years-prison-stealing-50-bakery...
https://www.deseret.com/2005/5/29/19894849/man-released-after-35-years...
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