Interview
Comment devient-on terroriste ?
Entretien à propos « du messager », le
second livre des Quatre Cavaliers
Dimanche 21 août 2016
Eric Michel : Je commence par une
citation extraite de ton précédent
roman : « Les quatre cavaliers
racontait les aventures d’Helga,
Isabelle, Alexandre et Jonas, quatre
jeunes de son âge, dans un monde
imaginaire » (Apocalypse orange,
p.117). Le lecteur comprend vite qu’il
s’agit du nôtre, le monde capitaliste.
Avec Le messager y sommes et
avons donc entre les mains le livre que
lisait Natacha au début de l’histoire.
Le messager est un roman dans le
roman ou c’est la suite du premier ?
Nicolas Bourgoin :
Un peu des deux. C’est en effet une mise
en abyme mais un peu simplifiée (je ne
raconte pas l’histoire du capitalisme
contrairement au livre dont il est
question dans mon roman). Ce n’est pas
complètement la suite du premier, c’est
un peu plus compliqué que ça… les choses
s’éclairent à la fin du livre qui remet
tout en perspective (y compris ce qu’on
croyait à propos d’Apocalypse orange),
je ne veux rien dire qui puisse priver
le lecteur du plaisir de la découverte.
Mais une chose est sûre : il vaut mieux
avoir lu le premier livre avant de lire
le second, sous peine de ne pas en
comprendre certains développements.
E.M. : Le livre
retrace le parcours d’un engagement qui
mène au terrorisme. Cette mécanique que
tu décris pourrait-elle être aussi celle
qui conduit au djihadisme ?
N.B. : Je n’aime
pas le terme de « terrorisme » car c’est
une notion fourre-tout qui sert avant
tout à disqualifier le combat de
l’ennemi (n’oublions pas que les
Résistants étaient qualifiés de
« terroristes » par les Allemands
pendant la Seconde guerre mondiale… ).
Je préfère nettement le terme
d’activiste, plus neutre.
Ce qui marque le
profil des djihadistes, c’est leur
instabilité caractéristique des sociétés
capitalistes en voie de décomposition
avancée. Sans perspectives d’avenir,
dépourvus de moyens d’exister
socialement, vivant dans des quartiers
déshérités avec souvent un passage par
la case prison, ils se font happer par
les réseaux qui leur apportent un socle
identitaire et ainsi une raison de
vivre. Avec en prime, une certaine aura
médiatique (la quête des feux
médiatiques n’est sans doute pas
étrangère aux motivations djihadistes…).
Ce qui a pu faire dire à certains que
le djihadisme est une réaction au
déracinement, à l’entropie générée
par le système. C’est un effet direct de
la gouvernance par le chaos : inconnu il
y a vingt ans, il prend son essor avec
les politiques néoconservatrices de
remodelage (en réalité, de
déconstruction) du Moyen Orient menées
par l’Occident depuis les attentats du
11 septembre. Ces structures ont
supplanté la bande délinquante qui
apportait aux laissés-pour-compte d’il y
a vingt ans à peu près la même chose :
un ancrage existentiel en même temps
qu’un soutien matériel.
Pour ce qui est de
l’activisme gauchiste des années
1970-80, les choses sont différentes à
commencer par la nature même de
l’engagement. Il s’agissait de rendre la
société plus juste, plus humaine, moins
violente… au moins en théorie. Le profil
social aussi est différent : loin d’être
des paumés, leurs membres se recrutaient
généralement dans la petite bourgeoisie
intellectuelle, cultivée et très
politisée dont Alexandre pourrait être
un archétype.
Peut-être un point
commun entre les deux que l’on retrouve
dans mon livre : la situation de
flottement social qui est celle du
personnage principal, Alexandre. Il est
bien intégré socialement, il fait des
études d’histoire, travaille à mi-temps,
habite chez sa mère dans un quartier
(populaire) de la capitale mais il se
trouve à un moment désoeuvré, comme en
transition : entre deux années
universitaires (c’est les vacances
d’été), entre deux relations amoureuses
(ses projets de copine sont tombés à
l’eau) et sans boulot (il a mis un terme
provisoire à son contrat de travail car
sa sœur a obtenu une bourse d’études).
Et pas vraiment en vacances car il n’a
pas les moyens financiers de quitter la
capitale. Comme le montrent beaucoup
d’études, le fait d’être entre deux
mondes – souvent entre l’enfance et
l’âge adulte – est favorable au
glissement dans la marginalité. Dans la
plupart des sociétés occidentales,
on observe de façon récurrente un
pic de délinquance à la fin de
l’adolescence, vers 17-20 ans. Dans les
classes populaires, c’est souvent un âge
où on n’est plus intégré par l’école et
pas encore par le travail.
E.M. : Alexandre
est manifestement mal dans sa peau et il
se cherche en s’évadant de lui-même :
par la fumette, par le cinéma (la scène
page 144 est éloquente), par la musique
(et pour le coup c’est au propre comme
au figuré !) et enfin par l’engagement
extrémiste. Finalement, l’activisme
gauchisme pourrait être une façon
radicale de se trouver ?
N.B. : Alexandre
est comme beaucoup de jeunes parisiens
nés au début des années 1960. Il connaît
déjà la crise économique avec son lot de
précarité et de chômage mais il est
cultivé politiquement (nettement plus en
tout cas que les générations qui ont
aujourd’hui son âge) et il a donc les
moyens intellectuels de comprendre les
ressorts de la situation qui est la
sienne sans avoir pour autant les moyens
de la changer (le Parti Communiste
Français n’était déjà plus depuis
longtemps un parti révolutionnaire).
Cette contradiction le pousse donc à la
révolte mais de façon brouillonne,
parfois nihiliste avec une nette
tendance à l’autodestruction. Tous les
ingrédients pour un engagement radical.
Devenir un vrai rebelle peut être
tentant, surtout quand il y a l’enjeu
d’une relation amoureuse. Et l’évasion
est double : on se transforme soi-même
en prenant une identité déviante en même
temps qu’on cherche à transformer la
société. Dans ce sens, oui l’activisme
peut être la forme ultime d’une quête
identitaire, ce qui peut d’ailleurs
expliquer les raisons a priori peu
compréhensibles d’un engagement
quasi-suicidaire, en tout cas
immanquablement voué à l’échec étant
donné la force de frappe de l’appareil
d’État.
E.M. : Tu as
situé l’action de ton roman pendant
l’été 1980, il y a une raison précise ?
N.B. : Il y en a
plusieurs ! C’est d’abord par souci de
cohérence avec Apocalypse orange :
les personnages principaux du livre ont
« fait le mur » en mai-juin 1980 ou dans
ces eaux-là, il est logique qu’il se
retrouvent de l’autre côté à cette
période (à moins d’imaginer un
glissement temporel !). C’est aussi une
référence au livre de Marguerite Duras,
L’été 80, que j’ai eu beaucoup de
plaisir à lire il y a quelques années
car il m’a replongé dans cette
parenthèse enchantée qu’a été pour moi
le passage entre le bac et les études
supérieures à Nanterre. J’ai bien aimé
sa façon de reconstituer une époque à
travers un journal (dont les feuilles
avaient d’abord été publiées dans Libé)
et ça m’a donné envie de me livrer à mon
tour à ce jeu. Avoir eu l’âge
d’Alexandre au moment où je situe
l’action m’a évidemment aidé et, dans le
fond, l’exercice n’a pas été très
difficile : pour faire plonger le
lecteur de le passé, il suffit de
réactiver la mémoire des standards
culturels communs à une génération. Un
tube de l’été (Supertramp, Blondie ou
Taxi Girl), un film-culte (Mon
oncle d’Amérique), un modèle de
voiture d’époque (Peugeot 204, Renault
5) ou une émission de télé (Les jeux
de 20 heures) et le tour est joué !
Philippe Artières a bien montré la façon
dont une époque s’imprime dans les
consciences et les pratiques du
quotidien qu’il appelle les « événements
de faible intensité ». Il prend
justement l’exemple de l’année 1980
qu’il analyse à travers le prisme des
petites annonces de Libé dans son livre
(Miettes,
éléments pour une histoire
infra-ordinaire de l’année 1980).
Enfin, l’année 1980
est typiquement une année de
transition : transition entre la
dynamique émancipatrice des années 1970
et la dynamique régressive des années
1980 (qu’étudie remarquablement François
Cusset dans
Le grand cauchemar des années 1980)
qui a conduit au triomphe du libéralisme
et du néo-conservatisme. C’est la
dernière année du giscardisme, le début
des craquements dans l’Empire Soviétique
avec la montée en puissance des
dissidents, du mouvement Solidarnosc en
Pologne et la guerre menée par les
Soviétiques en Afghanistan, ce sont les
derniers soubresauts du Mouvement
Communiste International dans
l’activisme gauchiste sur fond de
social-démocratisation des Partis
communistes occidentaux (l’euro-communisme
est passé par là…) La fin d’un époque,
celle ouverte par mai 68, et le début
d’une autre, nettement moins
sympathique… J’ai pensé que cet
entre-deux donnait un bon cadre temporel
à mon roman.
E.M. : 1980,
c’est aussi la montée en force des
nouveaux philosophes…
N.B. : Tout à fait,
donc le passage d’une philosophie
libératrice et marxisante à une pensée
plate et réactionnaire dont la finalité
ultime est de servir le pouvoir
bourgeois. Mention spéciale à Bernard
Henri-Lévy, l’un des instigateurs de la
campagne antisoviétique de l’été 1980 à
l’occasion des JO de Moscou. On retrouve
d’ailleurs cette hystérie haineuse
contre la Russie dans la diabolisation
actuelle de Vladimir Poutine…
L’écroulement du camp socialiste et
l’avènement d’un monde unipolaire à la
fin des années 1980 ont, en retour,
contribué à renforcer la régression
idéologique qui caractérise la période
actuelle.
E.M. : Tu n’es
pas tendre avec le maoïsme…
N.B. : Le passage
chez Nathalie est surtout une référence
à
La Chinoise, l’un des films
qui a particulièrement marqué mon
parcours de cinéphile. Et puis, ce n’est
pas tant le maoïsme que je critique, que
certains militants qui s’en réclament…
Comme Godard le montre bien, leur
dogmatisme est lié à leur appartenance
petite bourgeoise : à défaut d’ancrage
dans la réalité ouvrière, la mécanique
idéologique tourne à vide. Leur
manipulation des signes extérieurs de
radicalité marxiste est là pour masquer
leur impuissance politique à changer
quoi que ce soit. Dans mon livre, ils
sont parfois eux-mêmes conscients de ce
hiatus, par exemple quand Nathalie
s’adresse à Alexandre en disant :
« C’est important d’avoir des camarades
implantés dans le monde du travail,
c’est bien que tu sois avec nous. » Le
problème est toujours celui de la
légitimité à parler au nom d’un groupe
sans y appartenir soi-même.
E.M. : Chez
Nathalie, ils sont 12 participants, ils
lisent le petit livre rouge à haute voix
comme un livret de messe, ils répètent
tous en chœur des slogans comme à
l’Eglise, ils considèrent comme
hérétiques ceux qui dévient de leur
ligne… Leur dogmatisme revêt une
dimension presque religieuse. Tu veux
dire que le maoïsme est une croyance
comme une autre ?
N.B. : La religion
est une forme d’idéalisme car elle n’a
pas la finalité de transformer le réel
par la pratique concrète. Le maoïsme
tombe dans le même travers mais dans ce
cas par faiblesse politique. Sa liturgie
est là pour contrebalancer son
incapacité à changer réellement la
société. Alexandre se fait d’ailleurs
cette réflexion quand il dit que le
petit livre rouge est une bible pour les
petits-bourgeois et une philosophie
idéaliste déconnectée des préoccupations
matérielles de la classe ouvrière. Mais
on peut toujours imaginer que si les
conditions changent, ça puisse devenir
autre chose. Les maoïstes népalais ont
bien mené une lutte victorieuse,
d’ailleurs
totalement méconnue du grand public,
contre le féodalisme et l’obscurantisme
il y a quelques années.
E.M. : Même
impasse, pourrait-on dire, avec
l’activisme gauchiste.
N.B. : Le
dogmatisme maoïste, en excluant ou en
excommuniant, renforce le pouvoir
bourgeois car il crée des clivages
artificiels dans les rangs de ceux qui
combattent le capitalisme. Alexandre,
victime de ces pratiques sectaires,
tombe alors dans l’activisme. Mais c’est
là aussi une impasse. L’action directe,
loin d’affaiblir le pouvoir, le
consolide car elle fournit un prétexte
au renforcement du système de domination
politique et policier. À tel point que
lorsque les attentats se raréfient,
le pouvoir se voit obligé d’en fabriquer !
Le groupe qu’a
rejoint Alexandre est sans doute
manipulé ou infiltré par la pouvoir
bourgeois, comme la plupart des
organisations gauchistes… mais
finalement peu importe. Au chaos qu’il
provoque, le pouvoir répond en serrant
la vis et en resserrant les rangs. On
l’a vu au milieu des années 1970 avec
les premières mesures de
la révolution sécuritaire censées
réprimer l’activisme politique
(notamment la création du plan
Vigipirate en 1978) et on le voit avec
la mécanique actuelle de « la guerre
contre le terrorisme » qui conduit à
réduire les libertés publiques en
étouffant au passage la contestation
sociale. L’activisme gauchiste qui
fleurit un peu partout en Europe pendant
« les années de plomb » (le groupe
Action Directe en France, les Brigades
Rouges en Italie, la Fraction Armée
Rouge en Allemagne, Les Cellules
Communistes Combattantes en Belgique…) a
été une opposition sous contrôle de
l’État, manipulation en sous-main que
l’on a désigné sous le terme de
« stratégie de la tension » : la
violence politique appelle en retour
l’autoritarisme étatique en le
justifiant.
E.M. : Quelle
est la porte de sortie ?
N.B. : Il est plus
facile de dire ce qui ne marche pas ! Le
dogmatisme ou l’aventurisme,
caractéristiques de la pensée gauchiste,
nient tous deux le rôle directeur du
Parti Communiste. Or celui-ci est
indispensable pour unifier les luttes et
son délitement qu’accompagne sa
sociale-démocratisation est une clé pour
comprendre la déroute du mouvement
ouvrier actuel. Pour s’en convaincre, il
suffit de comparer le niveau de
conscience de classe dans les années
1950 à celui de notre époque… Mais si
l’on pense que le prolétariat est
désormais incapable de remplir sa
mission historique, c’est-à-dire le
renversement du pouvoir bourgeois et
l’instauration d’un pouvoir ouvrier
prélude à une société sans classes et
sans État, il reste encore la résistance
passive et individuelle, furtive et
durable, nettement plus efficace de mon
point de vue que les coups d’éclats sans
lendemain.
E.M. : Pour en
revenir plus spécifiquement au roman, je
voudrais citer deux passages. Dans
Apocalypse orange, d’abord :
« Passant dans la pièce attenante, il
reconnut les moulures au plafond et
aperçut des arbres par la fenêtre
ouverte. Il resta quelques moments sans
bouger, tentant de se concentrer. Je
suis déjà venu ici, mais quand ? Il
y avait sans doute longtemps car
l’ameublement avait été complètement
changé, de même que le revêtement des
murs. Dans son souvenir, ils étaient
jaunes citron, une couleur inhabituelle
dans un appartement bourgeois, et ceux
qu’il voyait étaient recouverts de
papier peint bleu ciel. Un sentiment
étrange l’habitait, l’impression
contradictoire de se trouver dans un
endroit à la fois étrangement familier
et totalement inconnu, comme ces lieux
que l’on visite en rêve. » (page 52).
Dans Le messager, ensuite, où le
personnage se trouve dans un monde
parallèle capitaliste, mais précisément
au même endroit : « La configuration de
la pièce s’offrant à lui ne lui sembla
pas inconnue bien qu’il n’ait aucun
souvenir d’être déjà passé ici, l’appel
à l’interphone ayant interrompu
précocement ses explorations. Il vit les
moulures caractéristiques au plafond,
présentes dans les autres pièces de
l’appartement, et aperçut quelques
arbres par la fenêtre fermée,
probablement des peupliers. Il resta
quelques moments sans bouger, tentant de
se concentrer. En fermant les yeux, il
eur la vision de la même pièce mais avec
un ameublement, et surtout un revêtement
des murs, différents. Dans son
souvenir, ils étaient recouverts d’un
papier peint bleu ciel tandis que ceux
qu’il voyait étaient jaune citron, une
couleur criarde qui s’accordait
d’ailleurs assez mal au mobilier
bourgeois. »
Cette parfaite
réversibilité fait penser à la fable de
Zhuangzi et du papillon, que tu évoques
d’ailleurs plus loin dans Le messager :
Je dors dans mon lit en ce moment
même et je suis en train de rêver. Et si
je rêve que je m’endors, je quitte ce
monde en me réveillant dans l’autre
(page 55). Les actions de François dans
le monde communiste deviennent des rêves
que fait Alexandre, son double, dans le
monde capitaliste, et vice versa (par
exemple le rêve que fait François dans
Apocalypse orange page 205 est en
réalité un événement qui se produit page
325 du Messager, etc.). Une
question vient inévitablement : où est
le rêve, où est la réalité ?
N.B. : Dans la
construction du récit, les deux mondes
apparaissent en effet symétriques (et
parallèles), il n’y en a pas un plus
réel que l’autre. Quoique… La question a
aussi une portée politique, s’agissant
de la concurrence entre un monde
capitaliste et un monde communiste.
Michel, l’un des personnages principaux,
y répond à la fin du Messager et
j’adhère totalement à sa réponse !
E.M. : Après
avoir lu Apocalypse orange, on
s’attend à retrouver François dans Le
messager… et à la place, on voit
Alexandre, nettement différent du
premier, alors qu’il s’agit
théoriquement du même personnage. Tu
peux expliquer ?
N.B. : Les sociétés
communistes malgré leurs défauts étaient
très « structurantes », elles donnaient
une place à chacun : dans les
organisations de jeunesse où l’enfant
apprenait le sens du collectif puis plus
tard à l’Université (les études étaient
gratuites) puis au travail dont personne
n’était exclu. Tout le contraire de nos
sociétés capitalistes libérales,
dérégulées et instables, où l’individu
est livré à lui-même (et aux forces du
marché) et subit de plein fouet
l’exclusion et la précarité. Il faut
rappeler que les démocraties populaires
privilégiaient la culture et l’éducation
physique, et ne connaissaient pas (ou
peu) le chômage ni les principales
pathologies sociales qui frappaient le
bloc occidental : racisme, toxicomanie,
consumérisme ou délinquance. Cette
différence fondamentale ne peut pas ne
pas avoir d’effet sur l’individu car il
est avant tout un produit de la société.
Dans ce sens, l’Homme Nouveau promu par
le socialisme n’est pas un mythe :
l’homo soviéticus était sensiblement
différent de l’homo capitalisticus :
moins individualiste, moins névrosé,
plus cultivé et physiquement plus
développé. C’est tout ce qui sépare
François d’Alexandre.
E.M. : Alexandre
rencontre de sérieux problèmes dans ses
relations avec les filles… C’est
simplement à cause de son physique ?
N.B. : Sur cette
question, je renvoie à ma précédente
interview à propos d’Apocalypse
orange. L’homme, et donc la femme
aussi, sont encore une fois des produits
de la société. Un régime politique qui
favorise l’émancipation précoce, la
liberté des mœurs et les droits des
femmes a forcément une incidence sur les
rapports de couple. On peut même faire
l’hypothèse que ça aura des effets sur
le fonctionnement physiologique en
modifiant la libido. Dans Apocalypse
orange, les femmes sont
entreprenantes et jouent souvent un rôle
actif, parfois même dominateur, au sein
du couple. L’Homme Nouveau Socialiste
peut être aussi une femme !
E.M. : Pour des
raisons qu’on comprend rapidement, la
mémoire joue un rôle important dans
Le messager. Des personnages citent
d’ailleurs Proust à plusieurs reprises
en évoquant la petite phrase de Vinteuil
dans Un amour de Swann. Tu
pousses jusqu’à ses extrémités la
mécanique de la mémoire par association
en suggérant que le transport émotionnel
puisse être aussi physique et permette
ainsi un déplacement réel. Ton livre
aurait pu s’appeler À la recherche du
monde perdu ?
N.B. : Je n’ai
évidemment pas la prétention de me
comparer à Proust ! Mais il est vrai que
la mémoire des émotions fonctionne
beaucoup par association : une odeur,
une musique, un goût… et on se retrouve
ramené dans le passé comme par
enchantement. Chacun a pu en faire
l’expérience, à un moment ou à un autre
de sa vie. Cette mécanique sert
évidemment à Alexandre dans sa quête
pour retrouver ses conquêtes féminines
de l’autre monde, associée chacune à une
musique par le jeu du hasard ou du
« portrait chinois » : Taxi Girl
pour Françoise plutôt issue d’une classe
populaire (la société communiste n’ayant
pas totalement éradiqué les différences
sociales !), Dmitri Chostakovitch
pour Natacha qui est à la fois élitiste
et communiste jusqu’aux bouts des ongles
et Les Gymnopédies de Satie pour
Pauline, précieuse et raffinée. Le
« transport » ou le « déplacement » que
j’évoque sont employés à double sens et
en tant que métaphores.
E.M. : Dans
Apocalypse orange et plus encore
dans Le messager, tu apportes
beaucoup de précisions sur les lieux que
traversent les personnages, qui sont
d’ailleurs parfois les mêmes d’un roman
à l’autre : le jardin du Luxembourg, la
rue Notre-Dame des Champs, la rue de
Rennes, etc. À tel point qu’on pourrait
suivre presque pas à pas leur
cheminement. Cette démarche répond à un
projet conscient ?
N.B. : Mon livre
fait des incursions dans le fantastique
et, par souci d’équilibre, je le voulais
bien ancré dans le réel. Nommer
précisément les lieux apporte une touche
de réalisme salutaire pour
contrebalancer certaines envolées vers
le fantastique et éviter que le lecteur
ne perde pied.
J’aime beaucoup les
romans qui utilisent ce procédé, en
particulier ceux de Modiano, car il
permet de se mettre vraiment à la place
des personnages non seulement
psychologiquement, ce que le lecteur
fait généralement par le jeu de
l’identification, mais aussi
physiquement. Le lieu dans lequel se
déroule l’action est fondamental : il
l’inscrit dans un cadre qui lui donne un
sens, une direction. Cet aspect est
pourtant souvent négligé dans beaucoup
de romans où les lieux restent flous ou
fictifs. Dans Apocalypse orange,
quand François et Natacha se promènent
au jardin du Luxembourg ou, plus tard,
déjeunent au Parc des Buttes-Chaumont,
leurs rapports, ce qui se passe entre
eux deux, est influencé par la
topographie du lieu très différente de
l’espace confiné du métro ou de
l’intimité d’une chambre. Il est vrai
qu’un lecteur qui ne connaît pas ces
endroits aura plus de difficulté à se
projeter. C’est pour cette raison que
j’ai réalisé une galerie photos visible
sur la
page Facebook des Quatre cavaliers.
Un détail qui a son
importance : les lieux décrits sont ceux
qui existaient en 1980. Ainsi, quand
Alexandre traverse la rue de Rennes
depuis le Monoprix (qui a fermé il y a
un peu plus d’une dizaine d’années) pour
acheter son 45 tours, un disquaire était
bien là (depuis, il a été remplacé par
une bijouterie). De même, quand il passe
devant le cinéma de la rue de Rennes, il
s’agit bien du « Cosmos » (avant qu’il
ne reprenne son nom initial –
« L’arlequin » – dans les années 1990).
L’entrée dans le bloc des sciences
humaines de Nanterre se faisait par la
porte E – avant que les murs dressés
entre les bâtiments ne viennent
fractionner l’espace, etc. Et la baraque
de frites dont il est question page 24
existait vraiment, c’est même là que
j’achetais mon sandwich quand je n’avais
pas le temps d’aller au restau U.
E.M. : Le dessin
de la quatrième de couverture est de
Riket Cosmos. C’est ton dessinateur
fétiche ?
N.B. : Riket Cosmos
a très bien saisi l’esprit du roman :
très politique, un peu délirant (parfois
!) avec des incursions dans le
fantastique. Son dessin colle
parfaitement au texte, il l’illustre en
le mettant en valeur. C’est toujours un
bonheur de travailler avec lui car nous
sommes sur la même longueur d’onde !
E.M. : Pour
finir, un mot sur la phrase énigmatique
en exergue du livre ?
N.B. : Ce serait un
mot de trop ! Le lecteur n’en comprend
le sens qu’à la toute fin du livre. Et
le dénouement final est capital car il
modifie rétrospectivement le sens du
premier opus en éclairant ses zones
d’ombre. Donc : motus et bouche cousue !
Pour aller plus
loin :
Découvrir et commander le livre sur
le site de l’éditeur.
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