Opinion
Les mouvements
pro-palestiniens doivent lutter
pour libérer la parole sur les crimes
d'Israël
Jean Bricmont
Dimanche 24 novembre 2013
Jean Bricmont,
interviewé par
Cindy Zahnd
Lutter pour la justice en Palestine en
dénonçant les politiques racistes de
l’Etat d’Israël, c’est s’exposer à de
nombreuses attaques et tentatives
d’intimidations. La peur de telles
attaques entraîne une réticence de la
part des militants à dénoncer les crimes
des supporters d’Israël et la
dé-radicalisation des collectifs. Alors
que la colonisation des terres
palestinienne continue de progresser,
Jean Bricmont analyse le rôle des
différents mouvements de solidarité avec la Palestine et partage ses
réflexions sur les stratégies à adopter
pour une lutte plus efficace. Le
Collectif Urgence Palestine Vaud à
invité Jean Bricmont en Suisse pour une
conférence intitulée « Qui à Peur de
Critiquer
Israël »(130605) Nous avons
profité de l'occasion pour lui poser
quelques questions.
Certains militants pro-palestiniens
condamnent Dieudonné qui selon eux,
porte préjudice à la cause palestinienne
en tenant des propos antisémites. Qu'en
pensez-vous?
Oui, l'AFPS par exemple a fait un
communiqué pour dire qu'il n'était pas
le bienvenu lorsqu'il est venu jouer à
Besançon[1].
Le
problème est que les pièces que
Dieudonné joue sont légales, il les joue
régulièrement dans son propre théâtre à
Paris. Donc, aucune décision de justice
ne l’empêche de jouer, mais, quand
il se déplace, on cherche à lui
interdire certaines salles. Est-on
d'accord avec cette façon procéder? En
principe, on pourrait interdire sa pièce
(je n'y suis pas favorable évidemment),
mais, si on l’interdit, il faut
le faire dans les règles, faire
un procès public et comparer les
plaisanteries qu’il fait avec d’autres
plaisanteries qu’on voit au théâtre ou à
la télévision. Le problème dans cette
affaire est que le droit n’est pas
respecté.
L’article 19 de
la Déclaration Universelle
des droits de l’homme
énonce que « Tout individu a
droit à la liberté d'opinion et
d'expression, ce qui implique le droit
de ne pas être inquiété pour ses
opinions ». Il n'est pas spécifié que
ces opinions ne doivent pas être
considérées comme racistes ou
antisémites par des organisations qui
s'autoproclament gardiennes de la pureté
de la pensée. En France, la loi de 1972
dite loi Pleven, du nom du garde des
sceaux de l'époque, autorise les
organisations qui se donnent pour
mission de combattre le racisme de se
constituer partie civile quand elles
estiment que certains propos « incitent
à la haine raciale ». C'est ainsi que
pas mal de gens ont été poursuivis,
Dieudonné bien sûr (qui a néanmoins
gagné la plupart de ses procès) mais
aussi Daniel Mermet, Siné ou Edgar
Morin, ou même une militante française
qui a été condamnée pour incitation à la
haine raciale après avoir mis des
autocollants appelant au boycott des
produits israéliens dans un supermarché[2].
Finalement, la dernière tournée de
Dieudonné en France a été un énorme
succès. Les censeurs devraient peut être
se demander si leur méthode est
efficace, indépendamment des questions
de principe.
Un des problèmes des groupes
pro-palestiniens c’est qu’ils évitent
trop souvent de défendre les droits de
leurs propres concitoyens contre
l’action des groupes de pression. On
peut détester les spectacles de
Dieudonné, là n'est pas la question.
Mais les attaques qu'il subit de la part
des groupes de pression pro-israéliens
démontrent la force de frappe de ces
groupes et ces démonstrations amènent la
plupart des hommes politiques, des
journalistes et des intellectuels à se
taire. Si on veut être efficace, il
faudrait en premier lieu défendre les
droits de ses propres concitoyens.
En effet, il faut se rendre compte que
presque plus personne ne soutient Israël
pour des raisons de réalisme politique
(autre que d'éviter les foudres des
groupes de pression). La realpolitik
dans le cas d'Israël serait de dire aux
Israéliens: « vous ne nous servez à rien
et vous nous faites haïr par beaucoup de
gens dans le monde musulman;
débrouillez-vous avec vos voisins et ne
nous demandez plus de vous soutenir
(alors que vous ne faites rien quand on
vous demande de faire preuve de bonne
volonté) ».
Que pensez-vous des nombreuses
initiatives visant à créer le dialogue
en organisant des rencontres entre
Palestiniens et Israéliens ?
Le problème c’est que l’on fait comme
s'il y avait une incompréhension entre
les uns et les autres, qu'il faudrait
lever. Mais les Palestiniens comprennent
très bien que les Israéliens veulent
avoir un maximum de territoires et un
minimum de Palestiniens sur ces
territoires. Les Israéliens quant à eux
se rendent bien compte que les
Palestiniens estiment que leur terre -
dans son entièreté - leur a été volée,
qu’ils ont le droit au retour et que
cela revient à la destruction d’Israël
en tant qu’état juif. Le problème est
que ces positions sont inconciliables.
Ce n'est pas une question de dialogue,
mais de rapport de force.
Notre stand (Collectif Urgence Palestine
-Vaud) se retrouve parfois côte à côte
avec le stand de militants pro-Tibet au
marché le samedi matin. Plusieurs fois,
des militants pro-Tibet ont souligné que
“nous menons le même combat pour la
justice”. Palestine-Tibet, même combat?
Non. La différence vient de l'attitude
par rapport à nos gouvernements et à
leurs positions en politique étrangère.
Demander que nos Etats soient plus
agressifs dans leur politique étrangère
n’est pas la même chose que de demander
qu’ils soient moins agressifs ou qu'ils
soutiennent moins un Etat qui est
agressif (comme Israël ou les
Etats-Unis). Si on proteste, on proteste
toujours contre son propre gouvernement.
Les militants pro-tibétains trouvent que
les gouvernements occidentaux n’en font
pas assez contre la Chine. Mais nos
gouvernements, s'ils le pouvaient,
exigeraient l’indépendance du Tibet et
l'utiliseraient pour contrôler
la Chine. Il y a une
longue histoire de rapports entre la Chine et l’Occident qui sont
des rapports coloniaux. Toute manœuvre
occidentale au Tibet sera reçue
négativement en Chine parce que, pour
presque tous les Chinois, le Tibet fait
partie de
la Chine
comme l’Alsace Lorraine fait partie de la France. Or, les Occidentaux n’ont plus le rapport
de force pour imposer leur volonté à la Chine. Les hommes politiques occidentaux ont
conscience de cela, ils ne vont pas
déclencher une guerre nucléaire pour le
Tibet et ils ont raison. En dehors de
ça, ils ne peuvent rien faire, puisque
aujourd'hui nous dépendons
économiquement plus des Chinois que
l'inverse. La « lutte pour le Tibet
indépendant » est donc, au mieux, d’une
totale inefficacité, au pire, une façon
de mobiliser les esprits pour une sorte
de guerre froide avec
la Chine. A
terme, même pour le Tibet, la meilleure
politique serait une politique de
détente avec
la Chine.
Le soutien des Etats-Unis à Israël
semble inconditionnel, on a du mal à
comprendre pourquoi. Vous avez une
explication?
Dans ma jeunesse il y avait beaucoup de
sympathie pour Israël, c’était
soi-disant le rempart de l’Occident
contre le communisme. Maintenant que le
communisme a disparu, on dit que c’est
un rempart contre l’islamisme, mais en
fait Israël exacerbe l’islamisme avec sa
politique (comme d'ailleurs, pendant la
guerre froide, il poussait certains pays
arabes à se rapprocher de l'URSS). Le
principal facteur qui explique le
soutien des Etats-Unis à Israël c’est
l’action des groupes de pression. Quand
Obama demande au gouvernement israélien
d’arrêter la colonisation, je pense
qu’il le demande sincèrement. Pourquoi
Obama ne fait-il donc rien quand les
dirigeants israéliens se moquent de lui
? Il prend des sanctions contre l’Iran,
pourquoi pas contre Israël ?
Rappelez-vous quand Bush - qui était le
plus pro-israélien de tous les
présidents américains - a demandé à
Sharon de stopper immédiatement la
réoccupation de Jenine. Le lendemain, il
recevait une lettre signée par 80
sénateurs sur 100 lui disant de ne pas
toucher à Israël. C’est comme ça tout le
temps, chaque fois qu’un président
américain
- et ils ont tous essayé -
prend une initiative qui
tenterait de forcer Israël à faire des
concessions, ils se prennent des claques
du Congrès.
Comment voulez-vous qu’ils
fassent, un président
américain ne peut pas prendre de
décisions contre 80% du Congrès.
Pour conclure, un mot sur ce que vous
pensez qu’on peut faire ici pour
soutenir la lutte des Palestiniens ?
Je n'ai pas de solution au problème
palestinien et, même si j'en avais une,
je n'aurais pas les moyens militaires de
l'imposer. Et la même chose vaut pour la
plupart des gouvernements européens et,
bien sûr, a fortiori, pour le mouvement
de solidarité avec
la Palestine. Mais on
pourrait au moins essayer de résoudre un
problème local, qui est de pouvoir
parler librement de ce conflit. On peut
dire tout ce que qu'on veut de
la Chine,
la Russie,
la Syrie ou le
Venezuela, y compris plein
d’exagérations et de mensonges.
Et je ne parle pas de ce qui se
dit dans une arrière salle de café, mais
de ce qu’on lit dans les grands médias.
Par contre, je ne conseille à
personne d'exagérer en ce qui concerne
Israël.
Bien sûr, cela ne résoudrait pas le
conflit israélo-palestinien; mais, à
court terme, rien ne le résoudra et
libérer notre parole sur ce conflit
serait au moins un pas dans la bonne
direction: il permettrait à nos pays de
se distancer d'Israël sur le plan
diplomatique et, ainsi, d'avoir de
meilleurs rapports avec le monde
arabo-musulman, ainsi qu'avec les
populations vivant ici et issues de
cette partie du monde. Et, si Israël
était plus isolé au plan international,
ses dirigeants seraient peut-être
obligés de réfléchir.
Il me semble que pas mal de gens qui
militent pour la Palestine pensent que le
soutien de nos gouvernements à Israël
provient d'un calcul d'intérêt
(économique ou géostratégique) ou d'un
racisme anti-arabe ou d'une nostalgie
coloniale. Mais si, comme je le pense,
il vient principalement du terrorisme
intellectuel exercé par les défenseurs
d'Israël ici, alors c'est ce terrorisme
qu'il faudrait combattre en premier
lieu.
Jean Bricmont est professeur de physique
et essayiste en Belgique. Il est
l’auteur d’« Impérialisme humanitaire»,
éditions Aden, Bruxelles, 2005.
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