Opinion - El Watan
Vincent Geisser : « Les autorités françaises sont restées
aveugles à propos de la Tunisie
»
Photo: El Watan
Lundi 7 février 2011
Le sociologue et politologue français, Vincent Geisser,
souligne, dans cet entretien, que des analyses ont, depuis fort
longtemps, démontré la fragilité du pouvoir tunisien face aux
nombreuses contestations sociales.
-Vous attendiez-vous à la révolution tunisienne ?
Oui, non, et pourquoi ?
Nous n’avions pas prévu que Ben Ali parte si vite du pouvoir.
Toutefois, notre équipe scientifique de l’IREMAM produit depuis
de nombreuses années des analyses montrant la fragilité du
régime de Ben Ali. Il est clair que, depuis cinq ans environ, le
pouvoir tunisien était confronté à de nombreuses contestations
sociales. Les mouvements de protestation dans le bassin minier
de Gafsa (sud-est de la Tunisie) en 2008-2009 ont marqué très
nettement la volonté de la population tunisienne d’en finir avec
un régime corrompu. Malheureusement, nos écrits scientifiques
sur la Tunisie n’ont pas été pris en compte par les autorités
françaises qui sont restées aveugles. Personnellement, je n’ai
donc pas été surpris par la révolution tunisienne.
-L’Occident en général, les USA et la France en
particulier, ne paraît pas comprendre la leçon tunisienne en
complotant contre les islamistes. La France a déjà tracé un
agenda en collaboration avec l’opposition du palais. Qu’en
pensez-vous ?
Les différents gouvernements français ont cru que Ben Ali
était le meilleur rempart contre l’islamisme radical. De plus,
les autorités françaises voyaient la Tunisie comme un «modèle
économique» pour le monde arabe. La Tunisie était toujours
montrée en exemple par les officiels français. Du coup, la
France n’a jamais pris en considération l’opposition tunisienne
démocratique. Certes, les opposants tunisiens étaient accueillis
en France mais jamais soutenus.
La France a pratiqué une politique humanitaire à l’égard des
opposants mais sans tracer de perspectives d’avenir. Au
contraire, les USA ont mené une politique plus réaliste et
pragmatique, en soutenant le régime de Ben Ali, tout en
développant des relations étroites avec certains leaders de
l’opposition indépendante. La politique étrangère de la France
est en faillite. C’est vrai pour la Tunisie, mais c’est aussi
vrai pour la Palestine. Il faut espérer que la France officielle
tire des leçons de son échec dans sa politique tunisienne pour
changer radicalement sa politique étrangère.
-N’avez-vous pas peur que la transition douce ne
soit plus possible à cause de l’ingérence française, et que le
peuple tunisien n’acceptera jamais qu’on lui vole sa révolution
?
Je crois toujours qu’une «transition douce» est possible en
Tunisie. Mais, malheureusement, les Occidentaux en général, et
les Américains, en particulier, souhaitent un «régime stable» à
la fois démocratique et sécuritaire. Les USA souhaitaient
vraiment le départ de Ben Ali, mais ils ne veulent pas d’une
révolution démocratique radicale. Le projet américain est de
favoriser l’émergence en Tunisie d’une démocratie
pro-occidentale, contribuant à la lutte contre le terrorisme.
C’est pourquoi les USA se contentent d’un régime hybride,
autoritaire et démocratique à la fois, alliant des anciens
membres du parti de Ben Ali (RCD) à quelques opposants
indépendants.
-Moncef Marzouki et Rached Ghannouchi refusent la
solution en cours. Quel est le rôle que peuvent jouer les deux
en tant que poids lourds dans l’opposition historique ?
Moncef Marzouki est un leader exemplaire qui a toujours lutté
contre le régime de Ben Ali, refusant toute compromission avec
la dictature. C’est un «héros démocratique». Il jouera
probablement un rôle important dans les mois à venir, mais je
crains que ce soit davantage dans la «nouvelle opposition» que
dans le pouvoir. Le nouveau régime démocratique sécuritaire va
tout faire pour lui barrer la route. Aujourd’hui, Moncef
Marzouki incarne l’option «démocratique radicale» : il est
opposé à ce que des éléments de l’ancien «système Ben Ali» se
maintiennent au pouvoir. Quant à Rached Ghannouchi, il
représente le courant islamiste réformiste.
On ne connaît pas bien sa popularité en Tunisie car le parti
Ennahdha était interdit. En revanche, on sait que le processus
de démocratisation ne pourra pas se faire sans les islamistes.
Ils joueront probablement un rôle important dans les années
futures. D’ailleurs, le rêve de Ghannouchi c’est de transformer
le parti Ennahdha sur le modèle de l’AKP en Turquie,
c’est-à-dire une «stratégie pragmatique» de conquête du pouvoir
à l’intérieur du jeu démocratique. Ghannouchi rêve de devenir un
«Erdogan tunisien». Oui, je pense que Marzouki et Ghanouchi
joueront un rôle important dans les prochaines années mais en
tant qu’opposants.
-Etes-vous d’accord avec la thèse d’un désaccord
entre Washington et Paris. Oui, non et pourquoi ?
Ce n’est pas vraiment un désaccord mais une divergence dans
leur stratégie diplomatique. La France a cru que Ben Ali avait
encore des ressources pour se maintenir au pouvoir et faire
fonctionner le système, alors que les Américains savaient depuis
longtemps que Ben Ali était fini. La France a fait preuve
d’aveuglement malgré les avertissements que nous, spécialistes
et experts de la Tunisie, nous adressions dans nos écrits. Les
Etats-Unis ont eux fait preuve de pragmatisme. Cela fait
plusieurs années qu’ils travaillent sur le scénario d’une
«révolution orange» en Tunisie. En revanche, la France et les
USA s’accordent sur l’idée que le nouveau régime tunisien doit
être une «démocratie sécuritaire». Ni la France ni les USA ne
veulent une «démocratie totale» en Tunisie. Donc, on peut penser
que Paris et Washington vont désormais développer une politique
commune à l’égard du nouveau gouvernement tunisien.
-On parle d’un possible passage du syndrome
tunisien à d’autres pays arabes. Qu’en pensez-vous ?
Oui, la révolution démocratique tunisienne est comparable à
la chute du Mur de Berlin à l’échelle du monde arabe. Je ne
pense pas qu’elle va déclencher immédiatement un processus de
déstabilisation des régimes arabes. Mais, en revanche, elle a
créé une nouvelle espérance démocratique chez les peuples et les
opposants du monde arabe.
Le principal effet de la révolution tunisienne est de redonner
espoir aux opposants arabes dans leurs luttes contre les régimes
autoritaires. Le scénario est comparable aux victoires du
syndicat «Solidarnosc» en Pologne dans les années 1980.
Rappelons-nous qu’avant la chute du Mur de Berlin il y a eu les
mouvements en Pologne. On se rappellera un jour qu’avant la
chute des dictatures arabes, il y a eu la révolution
démocratique tunisienne.
-Est-ce que vous êtes d’accord avec Benjamin
Stora qui pense que la situation est différente en Algérie, que
certains disent qu’elle est la prochaine station à cause de
l’impasse politique ?
Benjamin Stora a raison : la situation sociopolitique dans
les deux pays est différente. Mais il y a aussi beaucoup de
choses communes : le chômage des diplômés, la corruption, et
aussi l’impopularité du régime. De nombreux jeunes Algériens
veulent abattre le «régime des généraux». Ils veulent imiter la
révolution tunisienne qui leur a donné de l’espoir. Dans le même
temps, les Algériens sortent d’une longue guerre civile
(1990-1998) et il n’est pas sûr que le peuple algérien veuille
prendre le risque d’une nouvelle révolution qui fera couler du
sang. L’armée algérienne n’est pas l’armée tunisienne : elle
n’hésitera pas à sacrifier son peuple pour rester au pouvoir.
Mais il y a aussi, en Algérie, de nombreux jeunes officiers de
l’armée qui ne sont pas corrompus et qui pourraient appuyer une
révolution démocratique.
-Pouvez-vous dire que l’armée qui tient le
pouvoir en Algérie a déjà commencé à préparer
l’après-Bouteflika, comme disent certains connaisseurs de la
situation en Algérie ?
Je ne suis pas un spécialiste de l’Algérie. Mais je sais que
l’armée algérienne n’est pas homogène. Elle est formée de
différents clans. C’est probable que certains clans militaires
aient déjà trouvé un remplaçant à Bouteflika. Le conflit de
succession a déjà commencé. Mais il pourrait être perturbé par
les révoltes populaires. Les jeunes Algériens sont décidés à
changer le cours de l’histoire : ils veulent sortir du régime
militaire.
-Comment expliquez-vous l’accord de l’Arabie
saoudite d’accueillir Ben Ali et est-ce vrai que son épouse a
vêtu le hidjab, qu’elle a combattu, en arrivant à Djedda. Si
c’est vrai, peut-on parler d’une ironie historique tragi-comique
?
Oui, c’est un film tragi-comique qui ressemble à un mauvais
«James Bond». Mais qu’un régime fondamentaliste (l’Arabie
saoudite) reçoive un dictateur «séculariste» (Ben Ali) ne
m’étonne pas. L’Arabie saoudite a aussi financé la guerre en
Irak qui a tué des milliers d’innocents (femmes, enfants,
vieillards…). Vous êtes vraiment surpris par l’attitude de
l’Arabie Saoudite ? Pas moi.
Pensez-vous que Ben Ali restera en Arabie
saoudite ?
Que Ben Ali reste en Arabie saoudite ou qu’il aille
directement en enfer, l’important c’est qu’il ne revienne jamais
en Tunisie
Bio express :
Vincent Geisser, né en 1968, sociologue et politologue
français, chargé de recherches au Centre national de la
recherche scientifique (CNRS), chercheur à l’Institut de
recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM)
d’Aix-en-Provence, enseignant à l’Institut d’études politiques
d’Aix-en-Provence, est l’auteur de plusieurs essais. M. Geisser
propose de définir l’islamophobie comme une forme de racisme
s’exprimant par des actes d’intolérance et de violence à l’égard
des musulmans, notamment dans ses racines coloniales et les
critères du malaise chez les autres membres des secteurs
fragilisés de la société. Vincent Geisser est aussi conférencier
et intervient parfois à la télévision.
Il est également directeur de la publication de la revue
Migrations sociétés, éditée par le CIEMI (Paris). Geisser est
auteur, entre autres, de Habib Bourguiba : La trace et
l’héritage ; Le syndrome autoritaire ; Sociologie politique de
la Tunisie ; Diplômés maghrébins, d’ici et d’ailleurs :
trajectoires sociales et itinéraires migratoires ; Ethnicité
républicaine : les élites d’origine maghrébine dans le système
politique français.
Entretien réalisé par Boualem Ramdani
Le dossier
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