Votre fille aînée,
qui a 23 ans, porte-t-elle le voile?
Elle porte le foulard. C’est son engagement à elle,
c’est un cheminement qui lui a été personnel. Je ne lui en ai
jamais parlé.
Mais vous avez été fier qu’elle fasse ce choix?
Non.
C’est quand même une reconnaissance de ce que vous
représentez?
Pas du tout. Ce que je veux représenter dans le monde
musulman, ce n’est pas une façon de se vêtir. Je m’oppose aux
familles qui imposent le voile, mais je m’oppose aussi aux
sociétés qui imposeraient de le porter ou de ne pas le faire. Je
me bats pour le droit des femmes à dire: «Je m’habille comme je
veux.»
Se voiler n’est-il pas une manière de se couper du
monde?
Ça peut l’être, ça dépend comment on le vit. J’ai une
fille qui est épanouie et qui a fait anthropologie et
développement, qui fait un master sur la condition des femmes,
qui a voyagé dans une trentaine de pays. Ce n’est pas dans sa
façon de se vêtir que je réalise qu’elle a réussi mais dans la
manière dont elle construit ses convictions et son intelligence
critique. C’est de cela que je pourrais être fier vraiment.
Si elle avait choisi la burqa, vous auriez dit:
«C’est ta liberté»?
Je lui aurais dit que je ne crois pas que c’est une
prescription islamique, mais, si tu penses que c’est ainsi que
tu te réalises, OK.
Après le canton d’Argovie, la Suisse est sur le
chemin d’interdire la burqa. Cela vous angoisse-t-il?
Cela m’inquiète. Le processus est le même dans beaucoup
de pays européens: on instrumentalise le thème à des fins
politiques. Quand on n’a pas de vision politique, on construit
sur l’altérité, la différence. L’UDC fait son programme sur la
stigmatisation.
Pourquoi ça marche?
Parce que c’est construit sur trois niveaux. D’abord,
sur le plan politique: on lie l’islam à l’étranger et on joue
sur l’immigration. Ensuite, on argumente sur la sécurité
intérieure et on fait croire que l’islam, c’est la violence.
Enfin, on se base sur le fait religieux: des gens très
conservateurs et fermés utilisent l’atmosphère ambiante pour
réaffirmer l’identité chrétienne.
Quel est votre pronostic: la Suisse va-t-elle
interdire la burqa?
Je ne crois pas. C’est un jeu politique. Même en
France, je pense qu’on va réfléchir. Il y a de telles tensions à
l’intérieur de la droite. Il ne faut pas passer par
l’interdiction mais par la pédagogie.
C’est-à-dire?
Celles qui portent la burqa ont un rapport à l’Occident
qui est soit dans l’altérité, soit dans le conflit. Si on leur
impose des interdits, ils vont soit les contourner, soit se
cacher, donc on n’aura rien résolu. C’est ce que j’ai dit en
France à l’Assemblée nationale: «Que voulez-vous: un coup
d’éclat ou une solution?»
Ne pas passer par la loi mais par le dialogue, c’est
un peu angélique: on se met autour d’un feu, on joue de la
guitare et on est tous potes?
Non, ce n’est pas angélique. Il faut revenir aux faits.
Proportionnellement au nombre de musulmans, celles qui portent
le niqab ont diminué. Ils ont augmenté en chiffres absolus. Vous
ne changez les mentalités que par l’accompagnement et la
pédagogie, jamais par la loi. Il faut un processus
d’institutionnalisation. Par exemple en facilitant la formation
des imams ici. En mettant de l’argent dans des centres de
formation. Les communautés musulmanes ne sont pas riches. C’est
pour cela qu’elles vont souvent chercher de l’argent en Arabie
saoudite ou dans les Emirats.
Faire de la pédagogie, ça revient à dire quoi aux
musulmans?
C’est un travail sur trois niveaux. D’abord, il s’agit
d’expliquer aux musulmans qu’il ne faut pas confondre les
religions avec ce que les cultures d’origine ont pu en faire. Je
suis d’origine égyptienne, je sais de quoi je parle: nos
cultures sont souvent patriarcales et machistes.
Quoi d’autre?
Il faut éviter les lectures littéralistes des textes.
Et puis connaître l’époque dans laquelle on est. Certains
avancent qu’à l’époque du Prophète on pouvait marier des jeunes
filles, oui, sauf que cela se vivait dans une culture tribale. A
14 ans, une femme ne peut pas dire si elle veut se marier ou
pas, elle n’a pas son autonomie intellectuelle et sociale.
Dire qu’une femme peut choisir librement la burqa,
c’est du faux féminisme! Elles sont conditionnées par 2000 ans
de soumission…
Vous réduisez ma pensée. Sur la burqa, je pense très
profondément que c’est le mauvais choix. Mais j’ai rencontré
beaucoup de femmes qui me disent: «C’est mon choix, c’est mon
cœur. Tu es un macho de vouloir décider pour moi.» Alors
j’essaie de parler à leur intelligence, de revenir aux textes,
de leur demander comment elles peuvent, dans cette tenue,
revendiquer une égalité au point de vue social. Vouloir, contre
leur intelligence, leur faire porter 2000 ans de discrimination
ne résoudra jamais rien.
Certains disent que l’interdiction de la burqa peut
mettre en faillite les bijoutiers de Genève?
C’est sûr que ce sera mal pris. Les princesses qui
viennent en Suisse portent la burqa, mais, dessous, c’est un
autre univers, une folie de bijoux et de marques. Que fera-t-on?
Dans notre hypocrisie générale, va-t-on leur ouvrir les magasins
la nuit comme cela se fait déjà? C’est pour cela, pour ces
considérations économiques, qu’il ne m’étonnerait pas que le
Conseil fédéral décide de ne pas soumettre la burqa à la
votation. Les princes et les rois veulent sauver les apparences.
Si on les empêche de le faire, ils iront ailleurs et la Suisse
perdra de l’argent.
L’UDC, c’est 30% de voix. Cela veut-il dire que la
Suisse est raciste?
Non, elle traverse une crise identitaire, elle a peur
de ce qui l’entoure. Ma réponse de citoyen musulman, c’est de
respecter cela: on n’a pas tort d’avoir peur, mais on a
peut-être de mauvaises raisons. Simplement, je me lève en tant
que citoyen pour dire que l’UDC est dangereuse parce que c’est
un parti populiste, qui peut verser dans le propos raciste.
Les musulmans doivent-ils se montrer ou se cacher?
Se montrer. Et cesser d’être visibles uniquement quand
on parle de minaret ou de burqa. Il faut donner son avis sur
l’école, l’emploi, la politique urbaine. Il faut normaliser
notre présence.
"Le rêve
américain"
Vous avez donné vos premières
conférences aux Etats-Unis après en avoir été banni pendant six
ans. Ça vous a fait quoi ?
Le sentiment que les choses s’étaient enfin
clarifiées. Pendant six ans, l’administration m’avait traîné
dans la boue, assimilé aux terroristes.
Pouvoir parler après six ans,
c’est une victoire ?Non,
un acte de justice. J’ai été innocenté de tout. Ma relation avec
les Etats-Unis s’est faite par le mouvement noir, que j’ai connu
par l’intermédiaire de mon père, qui était proche de Malcolm X.
La première fois que je suis allé là-bas dans les années 90,
c’est eux que j’ai voulu voir. C’est ça mon univers : les gens
qui savent qu’on n’est pas exclusivement dans une relation
« Aimez-vous les uns les autres ». Derrière le rêve américain,
il est aussi question de pouvoir, d’oppression, de 500 ans
d’exploitation.
Quel lien avec l’islam ?
Justement, il n’y en a aucun immédiatement. Je pense qu’on
s’enlève les moyens de résoudre les questions sociales en les
islamisant toutes. Les problèmes avec les Albanais ou les
Kosovars, par exemple, ne sont pas dus au fait qu’ils sont
musulmans mais qu’ils sont dans la pauvreté. C’est pareil pour
les jeunes des banlieues.
Les douaniers américains vous
embêtent-ils encore ?La
première fois, ils m’ont retenu deux heures. Le New York Times
était là à la sortie, au moment où je demandais : « Ça va tout
le temps être comme ça ? » Depuis, je sors en trois minutes. Mon
entrée aux Etats-Unis devient plus rapide qu’en Suisse.
Pourquoi est-ce important de
donner des conférences dans le pays du 11 septembre ?Ce
qui se passe aux Etats-Unis est déterminant. A travers mes
enseignements à Oxford, au Qatar, au Maroc ou au Japon, je tiens
à établir des liens qui permettent des échanges et une
compréhension du global et du local.
"Que pensez-vous de :
"
Nicolas Blancho ?
Je ne le
connais pas, je l’ai vu à la TV. Je ne partage pas ses vues mais
il m’apparaît comme quelqu’un de sincère dans sa conversion. Il
semble vouloir un islam qui s’isole, je prône le contraire.
Frank
Ribéry ?
Très bon
footballeur. Toutes ces histoires qu’on a faites autour de lui
ne m’intéressent pas, ça le regarde. Il a dit que ça l’avait
blessé et que ça avait fait du mal aux siens. La meilleure chose
à faire c’est de le laisser tranquille.
Le
colonel Kadhafi ?
J’ai
toujours pensé qu’il fallait manifester la plus grande des
intransigeances à son égard et à celui du régime libyen qui est
dictatorial. Je reconnais l’habileté de l’homme pour la
provocation. Mais il ne faut pas se compromettre avec ce genre
d’individu.
SOURCE:
Le Matin Online
© Tariq Ramadan 2008
Publié le 22 juin 2010
Les
textes de Tariq Ramadan
Le dossier la «Flottille de la Liberté»
Les dernières mises à jour