Robert Leblanc a été nommé il y a
trois mois à la tête de l'association des Entrepreneurs et
dirigeants chrétiens. Président du Comité d'Ethique du Medef
depuis 2008, il est également le PDG d'Aon France, filiale
française d'Aon Corporation, n°1 mondial du courtage d’assurance
et leader dans le conseil en gestion des risques. Pour lui, la
présence de l'islam dans l'espace public est une "immense vertu"
pour les chrétiens, dans la mesure où "l'islam a réintroduit le
fait religieux dans une dimension collective et sociale". Il
relève à ce sujet une anecdote révélatrice, celle de France Info
qui a récemment commencé à parler du carême chrétien, alors que
le ramadan est déjà le sujet d’émissions depuis de nombreuses
années.
En quoi votre foi
chrétienne intervient-elle dans votre activité de chef
d'entreprise ?
Ma foi chrétienne intervient dans
le fait d'avoir une certaine éthique dans la manière d'exercer
mon métier de chef d'entreprise ; même si, bien sûr, beaucoup
d'autres arrivent à une éthique comparable sans passer par le
chemin d'une foi chrétienne. La caractéristique de notre
religion c’est de croire en une personne, croire en Jésus. Ça
relativise beaucoup de chose. Au moment des décisions, on est
tenté par un certain nombre de raisonnements, mais aussi par un
certain nombre de réflexes. Je crois que le temps de la prière
dans l’action est le moyen de corriger un certain nombre de
réflexes qui peuvent être inspirés par des choses qui ne sont
généralement pas très bonnes, mais qui sont terriblement
humaines. En prenant le temps de la prière, en disant 'sous le
regard de Dieu, qu’est ce que je dois faire', il y a certaines
choses que l’on n’a plus envie de faire quand on est sous le
regard de Dieu. Donc, je crois que tout cela est absolument
déterminant. Il s'agit avant tout de nourrir une réflexion sur
l'éthique. Alors l’éthique c'est quoi? La grande question qu'on
rencontre quand on est membre des Entrepreneurs et dirigeants
chrétiens, c’est "peut-on être chrétien et licencier ?"
L'éthique ce n'est pas nécessairement ne pas licencier ; mais
c’est ne licencier qu’en étant sûr des raisons pour lesquelles
on le fait, en étant prêt à s’en expliquer, en étant conscient
des souffrances infligées aux personnes et en essayant de les
limiter.
Justement, pour ce qui
est des licenciements abusifs ou autres écarts reprochés aux
grands patrons, comment avoir des critères qui nous
permettraient de ne pas être injuste?
Je pense que fondamentalement il
n'y en a pas de manière générale, mais à chacun de faire ce
qu’il a à faire en conscience et en vérité.
Ce qui compte c'est de
mener cette réflexion?
Oui, c'est de mener la réflexion,
et puis pas seulement la mener, en la menant de se dire aussi
qu'il y a des choses que je ne pourrais pas faire.
Quelles sont ces choses
par exemple?
C'est comme dans tous les
domaines. Il faut savoir se fixer des limites et aussi voir les
choses à long terme, ne pas viser exagérément les résultats à
courts termes. L'expérience nous montre qu'en choisissant
d'investir dans les entreprises qui se fixent d'autres critères,
en réalité sur 5 à 10 ans, l'investissement est bon. Donc la
preuve est faite. Se focaliser sur l’objectif de demain matin
conduit à des erreurs.
Est-ce que vous pensez
qu'une certaine froideur à l'égard du religieux a aussi une
place dans les difficultés économiques que l'on vit, notamment
du point de vue de l'absence d'éthique?
Non, je ne pense pas qu’on puisse
établir le lien de cette manière, pour la bonne raison que les
Etats-Unis qui sont les plus puissants de l'Occident ont une vie
religieuse très forte et sans tabou. Les plus grands excès ont
été faits quand même là-bas. Je ne crois pas que ça soit
l'anticléricalisme qui puisse expliquer ça. Je crois que ça fait
partie des travers du monde, qui ne sont pas nouveaux, mais
justement contre lesquels on a quelque chose à apporter
aujourd’hui. Ce qu’on voit avec la crise qu’on vit encore, en un
mot, c'est qu'elle est quand même le fruit de beaucoup d'excès.
Que ça soit les excès intercontinentaux, que ce soit des excès
où on prête trop aux gens qui sont insolvables ou que ce soit
des traders qui tirent des profits exagérés.
La religion ne peut-elle
pas avoir son mot à dire sur ces excès?
Il n'y a pas que la religion mais
oui elle a quelque chose à dire. C'est que dans ce monde
complexe, les autorités publiques sont de plus en plus
impuissantes, et en même temps si personne ne fait rien, on
arrive à des choses explosives. Au milieu de tout ça, ma grande
conviction c'est la nécessité d'une inspiration éthique chez les
principaux responsables. Moi, là où je suis, je vais jusque là
mais je n'irai pas plus loin. On ne peut pas se permettre tous
les excès qui ont l'air possibles au moment où on engage les
actions, parce qu’après le prix à en payer est monstrueux. Dans
cette réflexion, je pense qu'aujourd'hui on est à un moment tout
à fait charnière. Il y a eu un débat pendant des décennies pour
ne pas dire pendant des siècles : est-ce qu’il faut des
autorités publiques qui contrôlent tout? Est-ce qu'il faut
laisser un marché se développer librement? Je pense que ce débat
est dépassé. Le contrôle par les autorités publiques
gouvernementales est périmé. Mais on ne peut pas dire pour
autant que le marché peut fonctionner de manière complètement
débridée. Alors ce n'est pas des lois qui vont venir encadrer,
il faut que ce soit une conscience.
Quel est le message de
cette conscience religieuse dans le monde du travail?
Je pense que tous ceux qui sont
sincèrement religieux, et qui croient à des choses qui les
dépassent, ont une humilité dans la manière de fonctionner, une
forme de détachement aussi. Vous savez, il y a une phrase de
Saint-Ignace de Loyola, que j'apprécie beaucoup : "Agis comme si
tout dépendait de toi, en sachant que tout vient de Lui".
C'est-à-dire que ça vous incite à l'action, mais en même temps
avec beaucoup de modestie.
On retrouve là une morale
spirituelle du détachement à l'égard du résultat, je fais ce que
j'ai à faire et en même temps je ne me soucie pas de...
C'est fondamental, c'est
fondamental ! Moi je vis comme ça depuis de nombreuses années.
J'ai cette attitude dans la vie, j'entreprends des choses. J'ai
quitté une boite où j'étais actionnaire avec de l'argent. J'ai
voulu faire des choses, et rien de ce que je voulais faire ne
s'est réalisé. Ce que je fais aujourd'hui ça m'est arrivé sans
l'avoir cherché.
Vous pensez que c'est
important de ne pas être obsédé par les résultats?
Ah oui ! Devant une action, on ne
peut jamais être sûr de ce qu’elle apporte de bien ou de mal, ce
n'est pas à soi-même de le dire. Mais en tout cas il est
important d’en avoir conscience, de réfléchir et d’essayer de le
faire, en se disant 'je me place sous le regard de Dieu'. Vous
savez, je suis à ce poste depuis six mois. Mon prédécesseur
aussi était catholique. Les syndicats qui ont su que moi même
j'étais engagé dans la religion chrétienne ont dit à mon
prédécesseur "C'est bien qu'il soit comme vous !" Pourtant les
syndicats ne sont pas religieux.
Qu'est-ce qu'ils veulent
dire par là?
Moi ce que j'essaie de faire avec
eux, c'est d’être le plus vrai possible avec les gens, le plus
respectueux possible avec les personnes. Le respect des
personnes dans une entreprise peut varier du tout au tout. Il y
a des gens qu'ils n'ont aucun respect des personnes; ils se
disent "moi j'ai plein de choses à faire, et eux aussi qu’ils
fassent ce qu'ils ont à faire". On ne s'occupe pas d'eux, on ne
les regarde pas en tant que personnes, on les regarde comme des
instruments dans le dispositif. Ça existe vraiment, ce n'est pas
une caricature ce que je vous dis. Ces gens doivent sentir que
vous les prenez en compte en tant que personnes, vous leur
parlez avec un discours de vérité. Dans les licenciements par
exemple, il ne faut pas donner l'impression que vous ne vous
rendez même pas compte que vous leur faites du mal. Ça, ça les
blesse au centuple.
Pour ce qui est de la
crise, est-ce que cette logique religieuse du refus de l'excès
aurait pu limiter la crise?
Bien sûr, je suis d'accord,
complètement d'accord. Le refus de l’excès, c’est là, à mon
avis, que beaucoup de choses sont en train de se jouer.
Pour en revenir à la
question de l'islam de France, pensez-vous que dans le monde de
l’entreprise, le fait que les musulmans aient plus de liberté
pour pratiquer leur religion puisse faciliter leur intégration?
Ça ne facilite pas nécessairement
leur intégration, en ce sens qu’ils s’auto-désignent comme un
peu différents de la majorité dans laquelle ils baignent. Mais
je vais tout de suite enchainer sur un aspect positif.
L’histoire de l’islam de France n’est pas une histoire facile.
Afficher sa différence n’est pas toujours simple. Mais c’est une
immense vertu pour le catholique que je suis. C'est que
l’histoire de France a été marquée de grandes fractures et un
anticléricalisme qui n'a pas beaucoup d’équivalent dans le
monde. L'islam a réintroduit le fait religieux dans une
dimension collective et sociale.
Dans quelle mesure, en
termes de gain de visibilité?
Oui en gain de visibilité, c'est
un fait collectif. Bien sûr, en France ce n’est pas un tabou de
se dire catholique mais ça ne se montre pas dans le domaine
collectif. Moi je suis frappé que France info, chaque année,
parle du ramadan, et maintenant depuis quelque années parle
aussi du carême. A force de parler du ramadan, ils se sont dit
'tiens les autres aussi ont quelque chose qui ressemble au
ramadan'.
D'après vous, c'est une
évolution positive?
Pour moi c’est une évolution
positive, comme je suis un religieux engagé. Ma foi, certes, à
une dimension très individuelle et personnelle. En même temps ça
rejoint notre débat. Vivre ma religion de manière ouverte est
quelque chose d’important.
Oui mais là, on ne dit
pas un peu le contraire de ce que vous disiez sur l'affichage de
la différence?
Non, je vous ai dit, "Est-ce que
ça facilite l'intégration?" Non ça ne la facilite pas. Mais leur
chemin à eux, qui n’est pas facilité, mais qui est bénéfique
pour l’ensemble, rend service au monde. Je pense que tout ça
fait partie de la construction d'un monde qui se réapproprie le
fait religieux. Depuis la loi sur la laïcité, la vie religieuse
chrétienne est strictement privée. La laïcité à la française est
une laïcité négative. C'est Sarkozy qui a commencé à dire que ce
n'est pas ça la laïcité, et qui d'ailleurs a favorisé la
création d'une institution pour les musulmans de France. Et je
pense par rapport à ça que les musulmans ont apporté quelque
chose de fondamental, de dire 'mais attendez le fait religieux
ce n'est pas qu'individuel, ce n'est pas que dans l'Eglise'.
Parce que ma conviction c'est que le fait religieux fait partie
de la richesse de l'expérience humaine, et je dis cela en
respectant ceux qui ne croient pas et en respectant les
religions différentes de la mienne.
La place de l'islam dans
l'entreprise en tant que patron, vous en pensez quoi? Que
pensez-vous des aménagements pour que les musulmans puissent
pratiquer leur culte?
Moi je suis partisan du respect
de toute personne, clairement. Il peut y avoir des contraintes
de service dans certaines activités. Si un pompier fait sa
prière au moment où on l'appelle pour le feu, c'est autre chose.
Je pense que toutes les religions sont suffisamment
intelligentes pour prévoir les exceptions. Il a le droit
d'arrêter sa prière pour aller éteindre le feu.
D'ailleurs c'est la
religion elle même qui le demande dans ces cas là...
Mais oui, on peut être dispensé
de ramadan quand on est au combat etc... On ne peut pas invoquer
que ce sont des raisons religieuses ou autres, des singularités
personnelles, qui empêchent de faire régulièrement le travail
qu'on a à faire. Mais par contre qu'on puisse l'aménager de
sorte de vivre ce qu'on a à vivre... Notre vie ne se limite pas
à notre travail quand même. On a une famille, une religion, des
engagements, des loisirs... Il faut respecter toute la richesse
de la personne, lui permettant notamment sa pratique religieuse.
Ça me paraît complètement normal.
Copyright© ZAMAN FRANCE
Publié le 29 juin 2010 avec l'aimable autorisation de ZAMAN
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