Entretien
Le « Printemps
arabe » est une illusion
Pierre Piccinin
Pierre
PICCININ avec les rebelles sur la ligne
de front
Jeudi 17
novembre 2011
Monde Arabe - Entretien avec
Pierre Piccinin - « le
"Printemps arabe" est une illusion »
(De Wereld Morgen, 4 novembre
2011)
propos recueillis par Marc Antoon De
Schryver
Tout au long de ces derniers mois très
mouvementés, Pierre Piccinin s’est rendu
plusieurs fois en Tunisie, en Libye, en
Egypte et en Syrie. Il a été le témoin
des événements qui ont secoué le
Moyen-Orient et l’Afrique du Nord et a
pu constater la situation de ses propres
yeux. Nous l’avons rencontré.
Quel sera l’avenir de la Libye
dans l’après-Kadhafi ? Que pense Pierre
Piccinin des révolutions tunisienne et
égyptienne ? Et, après la Libye, la
Syrie sera-t-elle la prochaine cible de
l'OTAN ?
Kadhafi est mort : quel sera
l’avenir de la Libye ?
Kadhafi est mort, mais son fils est
toujours vivant. Séif al-Islam
al-Kadhafi jouit encore d’un certain
soutien dans l’ouest du pays. Vous devez
comprendre qu'en Libye il n'y a pas eu
de révolution, comme en Egypte et en
Tunisie, mais une guerre civile.
Certes, les événements ont commencé par
des manifestations, les 16 et 17 Février
2011 et dans les jours suivants, qui ont
rassemblé quelques centaines de
démocrates et de militants des droits
humains, à Tripoli, à Benghazi et dans
quelques autres villes.
Mais, très vite, deux autres groupes
d’acteurs sont apparus sur la scène et
ont supplanté les premiers ; et il
faudra compter avec les intérêts de
chacun de ces groupes.
Premièrement, les tribus et les chefs
des clans de l'est, qui n'ont jamais
accepté Kadhafi (alors que ceux de
l’ouest le soutenaient).
Il faut bien comprendre l’importance du
caractère tribal de la société libyenne.
Ainsi, ces clans ont profité du
« Printemps arabe » pour se soulever.
Pas au nom de la démocratie ou pour
renverser la dictature, ni au nom de
l'égalité de tous les Libyens, mais dans
le but de reprendre le contrôle de leur
territoire traditionnel.
Deuxièmement, les membres du Conseil
national de Transition (CNT), qu’il
convient de bien dissocier des chefs de
clan, qui ne lui obéissent pas
systématiquement.
Le CNT est composé d’une mosaïque de
différentes tendances, quelques
islamistes, quelques représentants
d'organisations des droits humains (mais
ils ne sont qu’une petite minorité) et,
surtout, d'anciens dirigeants du régime
de Kadhafi qui ont changé de camp au bon
moment, probablement en accord avec les
gouvernements étrangers intéressés et
l’OTAN (en échange de l'immunité et
d'une position confortable dans la
nouvelle Libye).
Les deux postes principaux du CNT, ceux
de président et de premier ministre,
sont ainsi occupés par al-Jalil et
Jibril, les deux anciens ministres,
respectivement, de la justice et de
l’économie, dans le gouvernement de
Kadhafi –ce n’étaient pas exactement des
poids plumes...
On pourrait aussi mentionner le général
Younès, l'ancien ministre de l’intérieur
de Kadhafi, devenu ministre de la
défense du CNT, mais il a été assassiné
en juillet, à la suite de rivalités au
sein du nouveau gouvernement.
Cela signifie-t-il que le CNT
n'a aucun soutien dans la population?
On ne peut pas dire qu’il n’a aucun
soutien, car rien n'est jamais
totalement noir ou blanc. Mais c’est
surtout avec l’appui de l'Occident et
grâce à une intervention militaire de
l'OTAN que le CNT a réussi à s’imposer
en tant que nouveau gouvernement de la
Libye. Par contre, le CNT doit négocier
au cas par cas avec les chefs des clans
qui ont avant tout le souci de leurs
propres intérêts.
Quand j’ai accompagné un groupe de
rebelles sur le front, pendant quelques
jours, j’ai constaté que les ordres du
CNT n’étaient pas toujours pris en
compte. C’était le chef du clan qui
décidait si ses hommes allaient ou non
se battre ce jour-là.
Donc, il n’y a pas en Libye –je le
répète- de révolution dirigée par le
CNT. On assisterait plutôt à la manœuvre
d’un groupe d'anciens dirigeants du
régime qui ont accroché leur wagon au
soulèvement des clans de l'est contre
l'autorité de Tripoli. Ces clans de
l'est ont alors été poussés par l'OTAN
et le CNT et entraînés dans une guerre
de conquête des territoires de l'ouest.
En Libye occidentale, en effet, seules
Misrata, les Berbères du Djebel Nafusa
(au sud de Tripoli) et Zliten (qui a
changé de camp durant le conflit) se
sont rebellées contre Kadhafi. Les
tribus de Syrte et de Beni Oualid se
sont radicalement opposées à l’avancée
des troupes du CNT et, pour soumettre
ces deux villes, il a fallu
littéralement les écraser sous les
bombes.
En outre, même si les médias n’en
parlent plus, jusqu'à aujourd'hui, une
résistance subsiste dans le sud-ouest.
Dans les oasis du Fezzan, des groupes
d’hommes armés continuent de s’opposer à
la conquête.
C'est pourquoi le CNT, fin octobre,
avait demandé à l’OTAN de prolonger son
mandat en Libye.
Donc, ce refrain de la «
libération » du territoire libyen, c’est
fondamentalement un mensonge?
Absolument ! C'est de la pure
propagande !
Si l’on se limite au cas des tribus de
l’est, lorsqu’elles ont pris le contrôle
de leur propre territoire, on peut
parler d’une « libération » ou d’une
« révolte ». Mais, une fois que les
clans de l’est, sous la conduite du CNT
et avec l’appui aérien de l'OTAN, ont
dépassé Brega, dans la direction de
Syrte, il s’est agi d’une conquête pure
et simple des territoires des tribus de
l'ouest qui, elles, ne s’étaient pas
révoltées contre Kadhafi.
J’ai entendu des combattants de la
rébellion, avec qui j’étais sur le
front, qui se demandaient pourquoi on
leur ordonnait de partir à la conquête
des territoires des autres clans. Mais
ils ont suivi le mouvement, sans
toujours bien comprendre ce qui se
passait, par manque d’instruction et de
conscience politique.
Pour ces gars-là -vous ne pouvez pas les
appeler des « soldats » ; ils se
comportaient vraiment comme de grands
enfants à qui ont avait donné une
quantité phénoménale d'armes lourdes
comme jouets-, la « révolution »,
c’était tout simplement une manière de
faire la fête. Ils n'ont pas réalisé que
c'était une guerre. Ils allaient au
combat en se filmant avec leur téléphone
portable et tenaient leurs armes en
dépit du bon sens ; dans les dunes, je
les ai vu se déployer sans aucune
logique et j’ai été témoin d’un accident
où ils tiraient sur leurs propres
troupes.
La mort de Kadhafi peut-elle
aussi s’expliquer à la lumière de ce que
vous venez de dire : l’œuvre de « grands
enfants » hystériques ?
J'ai beaucoup de mal à croire que
Kadhafi a été lynché de manière
spontanée, comme ça, par hasard.
Il était le «Roi de l'Afrique» !
Ainsi, quand il a été arrêté, il n’y
aurait eu sur place aucun commandant
pour arrêter le massacre, dire « stop! ;
nous devons lui faire un procès
public » ? Je trouve cela très difficile
à croire.
Je pense que, pour beaucoup de gens,
tant au sein du CNT qu’en Occident, il
était très intéressant de faire
rapidement disparaître Kadhafi. De même,
son fils, Mouatassim, qui avait été pris
en même temps, est mort dans des
circonstances étranges : il aurait été
tué alors qu’il tentait d'échapper à ses
gardes... Désolé, mais tout cela devient
totalement incrédible. C'est évidemment
une exécution déguisée.
Qu’est-ce que Kadhafi
représentait exactement pour l’Occident
?
Kadhafi a été très utile pour
l'Occident. Il nous a vendu son pétrole,
il a acheté nos armes. Mais il n'était
pas parfait. Après sa révolution, il y a
quarante-deux ans, il a expulsé les
compagnies pétrolières occidentales.
Elles ont ensuite été autorisées à
reprendre leurs activités en Libye, mais
sous de strictes conditions. Quand le
« Printemps arabe » a conduit à
l'instabilité en Libye, avec des
manifestations et ensuite une rébellion
dans l'est du pays, l'Occident a saisi
l'occasion de se débarrasser de lui.
Je ne peux pas approuver son régime. Il
y a des choses horribles qui se sont
passées. Les forces de sécurité étaient
très violentes : des milliers de
disparitions, sur une population de six
millions de personnes, c'est énorme.
Mais, dans le cas du régime kadhafiste
également, le tableau n'est pas tout
noir ou tout blanc. Le prix du
carburant, pour les Libyens, est
inférieur à dix centimes le litre. Le
citoyen qui achetait une voiture
obtenait une aide financière de l’État
pouvant atteindre 50% du prix d’achat
–c’est très important pour eux, de
pouvoir se déplacer dans un pays aussi
vaste. Il y avait un système
d’allocations de chômage, et toutes les
personnes sans revenus recevaient de
l'État une somme de cinq cents dollars
garantis mensuellement. Pour l'Afrique
du nord, c’est une somme énorme !
Le peuple libyen n'a pas vécu dans la
misère. Électricité, eau, soins de santé
performants, tout était gratuit. Kadhafi
a en effet utilisé la rente pétrolière
pour financer un programme social assez
impressionnant.
On comprend qu’un gouvernement servile,
mis en place par des pays comme la
France (dont 15% des approvisionnements
en pétrole proviennent de Libye) et la
Grande-Bretagne (qui est impliquée dans
le gaz libyen), soit beaucoup plus
intéressant.
Quant aux Etats-Unis, ils se sont
inquiétés du projet de Kadhafi, qui
tentait de construire progressivement
une conscience africaine, ce qu’il faut
bien lui reconnaître. Il a tenté d’unir
les États d’Afrique. Son succès eût été
dangereux pour l’hégémonie occidentale
et donc inadmissible.
N’oublions pas que son dernier discours
à l'ONU, s’il avait été boycotté par les
diplomates occidentaux, avait par contre
été ovationné par la plupart des
représentants des États d'Asie,
d'Amérique latine et d’Afrique.
Le printemps arabe a été une occasion de
le briser.
Je suis convaincu qu'il y a eu des
contacts pris avec certains dirigeants
du régime, auxquels il a été dit « c'est
le moment, changez de camp, organisez la
rébellion, et nous vous assurons qu’elle
réussira ».
Quel prix le peuple libyen
va-t-il payer, à présent ?
Les Libyens ne réalisent pas ce qui va
se passer.
Pourtant, il est évident que, lorsque la
part des revenus du pétrole consacrée à
l'Etat aura diminué et lorsque les
infrastructures libyennes seront dans
les mains de grandes sociétés
multinationales, s’en sera fini de la
politique sociale actuelle et
d’allocations mensuelles de cinq cents
dollars… Et il en ira de même en ce qui
concerne la gratuité de l’eau, de
l'électricité, des centres médicaux.
Les Libyens seront étonnés de voir ce
qui va leur arriver.
Mais la situation est bien plus
préoccupante pour d’autres raisons : les
chefs tribaux et claniques ne vont pas
rendre leurs armes. Á Tripoli, l'armée
(ce qu'il en reste, les régiments qui
ont rallié le CNT) cherche les armes,
fouille les automobiles et les maisons.
Mais il est illusoire d’espérer que les
clans, dans les villages et les oasis,
ont l’intention de livrer leurs armes.
Au contraire, quand j'étais en Libye,
j’ai pu constater qu’ils s’activaient à
augmenter leur armement, dans le but
d’assurer leur autonomie. Il va
maintenant falloir négocier avec tous
ces groupes armés et tenir compte de
leurs revendications.
Il y a aussi les islamistes. Je ne veux
pas paraître outrancièrement alarmiste
au sujet de la « menace islamiste »,
mais je dois être honnête. J'ai
longtemps été un partisan de l'idée que
la menace de l’islamisme radical était
un mythe, qui ne servait qu’à légitimer
les régimes autoritaires de la région,
présentés comme des remparts contre
cette menace.
Mais regardez ce qui se passe en
Tunisie. Tout le monde considère Ennahda
comme un parti semblable à l'AKP en
Turquie, dans l'ensemble assez modéré ;
ce n’est pas le cas.
Il faut abandonner cette comparaison
absurde : les Turcs ne sont pas des
Arabes ; ce n’est pas la même société,
la même civilisation ; ils n’ont pas la
même histoire.
J'ai d'excellents contacts en Tunisie :
dans le sud de la Tunisie, Ennahda agit
déjà de concert avec les salafistes. Je
peux vous l’assurer : ils s’en prennent
aux femmes non voilées dans les rues,
saccagent les magasins qui vendent de
l'alcool... Leurs véritables intentions
commencent à se faire jour.
Même son de cloche en Egypte. Et, en
Libye, c’est bien pire.
J’étais présent à Benghazi, lorsqu’à eu
lieu une réunion improvisée avec le
président al-Jalil. Il est arrivé
complètement bouleversé. C'était le jour
qui a précédé l'attaque sur Tripoli.
L’offensive n’était pas prévue avant
deux ou trois semaines. Mais les leaders
du CNT ont décidé de donner l’ordre d’un
assaut général, car une colonne de trois
cents islamistes lourdement armés,
sortis de nulle part, avec leur propre
agenda et financés par le Qatar (en
Libye, le rôle du Qatar est très
ambigu), marchait seule sur Tripoli.
Personne ne savait exactement ce qu'ils
voulaient. Pour ne pas que les
islamistes fussent les premiers à entrer
dans Tripoli, al-Jalil a dû anticiper
l’attaque des forces rebelles.
Les nouveaux dirigeants de la Libye
doivent désormais composer avec ces
groupes islamistes (je dis « ces », car
il y a des formations de plusieurs
réseaux et tendances, y compris des
filières d’Al-Qaïda).
Et le fait que le CNT, alors qu’il n’y a
même pas encore eu d’élection, ait
d’emblée annoncé que la charia serait à
la base de la législation libyenne est
probablement l'un des résultats des
négociations engagées avec les
islamistes.
Comme vous le savez, le gouverneur
militaire de Triploi, Hakim Belhaj, est
un islamiste radical notoire…
Enfin, comme je l’ai dit, les tribus de
l'ouest libyen n’acceptent pas le CNT.
La semaine passée, le 25 octobre, une
explosion a détruit une réserve de
carburant à Syrte. Le CNT a
immédiatement déclaré que c'était un
accident. J’en doute...
L'avenir de la Libye est donc hypothéqué
par plusieurs éléments : le pouvoir des
islamistes, les clans qui exigent leur
part du gâteau et la résistance, voire
une forme de guérilla, à laquelle on
peut s’attendre, dans l'ouest.
Que dire des résultats des
élections en Tunisie, près d'un an après
le début de la révolution ?
Je pense que les élections en Tunisie se
sont déroulées de manière correcte.
Contrairement à l'Egypte, en Tunisie,
les révolutionnaires ont réussi à
enlever au gouvernement provisoire le
contrôle du processus électoral.
Le pays est en effet toujours dirigé par
le gouvernement constitué par Mohamed
Gannouchi, l'ancien premier ministre du
président Ben Ali. Gannouchi a certes
démissionné et, progressivement, avant
lui, la plupart des ministres issus de
l’ancienne équipe avaient été contraints
de démissionner également. Mais ils ont
été pernicieusement remplacés par
d'anciens responsables de second rang et
des diplomates, inconnus du grand
public, mais qui proviennent tous ou
presque de l'ancien système. Gannouchi a
ainsi réussi à maintenir l'establishment
politique au pouvoir.
Toutefois, les révolutionnaires ont
constitué une Haute Instance pour les
Objectifs de la Révolution, institution
de fait, composée de représentants de
l’opposition, de mouvements pour les
droits humains, de collectivités
locales, etc., soit une assemblée qui
représente assez bien l’ensemble de la
population tunisienne. Cette institution
a ensuite désigné un comité chargé
d’organiser des élections réellement
libres et honnêtes.
Le problème, c’est que plus de 1.500
listes ont été présentées, avec plus de
10.000 candidats, pour seulement 227
sièges. Devant cette difficulté de
choisir entre tous ces candidats, pour
la plupart inconnus, les Tunisiens se
sont tournés vers les islamistes
d’Ennahda.
D’autant plus qu’Ennahda a joué un sale
jeu lors de ces élections : bien avant
le début officiel de la campagne
électorale, les candidats d’Ennahda ont
parcouru le pays avec des camions
frigorifiques remplis de denrées
alimentaires, qu’ils ont distribuées en
échange de promesses de votes. Ils ont
payé des mariages et des factures
d’électricité. Ils ont également offert
des appareils électroménagers, des vélos
aux enfants... En retour, les personnes
visées devaient se faire membre du
parti.
Ennahda a donc acheté son
lélection. Mais avec quel argent ?
C'est toute la question !
Ennahda a été complètement laminé sous
Ben Ali. Ses membres étaient soit en
prison, soit en exil à l'étranger. Le
parti était illégal et n’avait plus
aucune ressource.
Et, soudain, Ennahda dépense d’immenses
sommes d'argent.
Encore une fois, le nom du Qatar revient
sur la table. Le Qatar semble tirer pas
mal de ficelles dans ce « Printemps
arabe », en Libye, en Syrie, et pas
seulement en Tunisie.
Outre les députés issus des rangs
d’Ennahda, l’Assemblée constituante
verra siéger de nombreux candidats
« indépendants ».
Qui sont ces gens?
Selon une enquête menée par la
Commission de Venise, beaucoup d'entre
eux sont d’anciens membres du RCD, le
parti de Ben Ali.
Les Tunisiens, comme je le disais, ont
eu du mal à savoir pour qui voter, face
à cette pléthore de candidats ; ils ont
donc aussi voté pour des personnes
qu’ils connaissaient, des figures
connues, localement, d’anciens
responsables du régime, qui n’étaient
quand même pas le chef de la police
secrète.
Ils ont voté pour des personnes
susceptibles de rendre des services à la
population et dès lors influentes.
En bref, l'Assemblée constituante sera
dominée par les islamistes et d’anciens
bénalistes. Les candidats comme Hamma
Hammami, par exemple, du Parti
communiste des Ouvriers de Tunisie, sont
très déçus par les résultats ; seul le
CpR de Moncef Marzouki s’en sort mieux
et pourra probablement avoir un rôle
dans cette Constituante.
Qu'est-ce que cela signifie pour
l'avenir de la révolution tunisienne ?
Je crois que les Tunisiens ont un peu
laissé passer leur chance.
Ennahda, comme je l’ai dit, n’est pas
aussi « modéré » qu'il voudrait le faire
croire.
Les candidats qui étaient intéressés par
un projet social et national et
prônaient un durcissement de la position
arabe concernant Israël et la question
palestinienne, y compris les
communistes, sont les grands perdants de
ces élections.
Les anciens partisans du régime qui se
sont fait élire vont naturellement tout
faire pour sauvegarder les intérêts de
l’establishment économique qui
gouvernait la Tunisie sous Ben Ali. Le
régime de Ben Ali n'était pas tant un
système politique qu’une mafia
économique. Vous pouvez facilement
remplacer des personnalités politiques
sans changer le système. Or l’ancien
establishment saura aisément trouver du
soutien pour défendre ses intérêts
auprès de bon nombre d’élus de cette
Assemblée constituante.
La même chose se passe en Egypte.
L'armée et les anciens moubarakistes ont
rapidement établi une nouvelle
constitution provisoire et organisé des
élections. Les Frères musulmans ont
immédiatement passé un accord avec
l'armée. Ils feront sans aucun doute un
bon score. Les autres partis qui ont eu
les moyens financiers et structurels de
s’organiser en si peu de temps sont
constitués de moubarakistes reconvertis.
La différence entre l’Égypte et la
Tunisie, c’est que les révolutionnaires,
en Egypte, n’ont pas réussi à organiser
des élections indépendantes du contrôle
du gouvernement provisoire.
Quel bilan global tirez-vous du
« Printemps arabe » ?
Le « Printemps arabe
», ça n'existe pas.
C'est un beau nom, très poétique, mais
il suggère que le Monde arabe formerait
un tout, où, tout à coup, une société
civile aurait émergé et où une
révolution globale serait en train
d’avoir lieu. Ce n’est pas le cas.
Pour commencer, la Ligue arabe compte
vingt-deux États. Or, seulement sept
pays sont concernés par ce « Printemps
arabe » : le Maroc, la Tunisie, la
Libye, la Syrie, l’Egypte, le Bahreïn et
le Yémen.
Et que constatons-nous si nous en
faisons le tour ?
Au Maroc, le Mouvement du 20 Février a
été pour ainsi dire balayé. Les
Marocains se sont complètement faits
avoir par la nouvelle constitution, qui,
en fait, apporte peu de changements.
Nous venons de parler de la Tunisie ;
c’est pour moi le seul cas où une
révolution a effectivement eu lieu et le
seul pays arabe qui a peut-être une
chance de voir s’imposer la démocratie.
La Libye a connu une guerre civile,
téléguidée par des pays occidentaux qui
ont leur propre agenda.
En Égypte, c’est le retour à la
stabilité et le maintien du statu quo ;
Moubarak est tombé, tant pis pour lui
(cela dit, il est probable qu’il s’en
tirera et que son procès s’achèvera sur
une sanction qui ne le dépouillera pas
et lui permettra de prendre une retraite
confortable ; ils n'ont pas l’intention
de le pendre, s’il joue le jeu).
La Syrie demeure un point
d'interrogation, mais dans une certaine
mesure seulement : il n'y a pas, en
Syrie, de manifestation de masse, telles
que les médias mainstream nous les
présentent -comme j’ai pu m’en rendre
compte sur le terrain et à Hama
notamment. Je pense que le gouvernement
va peu à peu reprendre le contrôle de la
situation, contrôle qu’il n’a jamais
perdu, en fait.
À Bahreïn, le « Printemps arabe », c’est
fini. La rébellion a été écrasée par une
violente répression, avec l'aide active
de l'armée saoudienne et avec l'accord
tacite des États-Unis (rappelons que la
Cinquième Flotte des Etats-Unis est
stationnée à Bahreïn).
Enfin, il reste le Yémen. Les grandes
puissances occidentales sont bien
embêtées par ce qui s’y passe. Le
président Saleh est soutenu par
l'Occident parce que les Etats-Unis ont,
comme les monarchies de la région du
Golfe, la crainte de voir s’y développer
des mouvements islamistes durs, comme
par exemple Al-Qaïda. Le Conseil de
coopération des États du Golfe est prêt
à aider Saleh, pour que les choses se
calment. Mais la structure
sociopolitique du Yémen ressemble à
celle de la Libye : des chefs tribaux et
des ministres du régime s’y affrontent
pour le pouvoir. Un vrai panier de
crabes.
En bref, le « Printemps arabe » est un
mythe, une illusion.
Quel sera l'impact des
événements de cette année sur
l'influence américaine dans la région ?
Peu de choses ont changé. Probablement
les États-Unis ont-ils été très inquiets
lorsque les événements ont commencé en
Égypte, mais l'administration Obama
s’est rapidement rendu compte qu’il
était possible de rétablir le statu quo
en sacrifiant Moubarak. J'avais écrit, à
ce moment-là, un article qui avait été
très critiqué par un peu tout le monde,
intitulé « tout changer pour que tout
reste pareil ». Je constate que je ne
m’étais pas trompé.
Rien n’a changé, depuis janvier, dans
les rapports qu’entretiennent depuis
longtemps l'armée égyptienne et le
Pentagone. Il n’y a pas eu de rupture
diplomatique, aucune suspension de la
coopération.
Il y a eu beaucoup de bruit à propos
d'Israël, mais je pense que toute cette
agitation a surtout servi de distraction
pour détourner l’attention du peuple
égyptien.
Prenez, par exemple, la mise à sac de
l'ambassade d’Israël au Caire. J’ai été
plusieurs fois en Égypte depuis le début
des événements : quand l'armée parle,
les gens écoutent.
Avec la police, c’est différent ; elle a
complètement perdu son autorité. Mais
l'armée est respectée : les Égyptiens
croient vraiment que l'armée est de leur
côté.
Si vous aviez eu deux voitures blindées
garées devant l’ambassade et quelques
soldats, ce débordement n’aurait pas eu
lieu. Si l'armée avait voulu éviter ce
saccage de l'ambassade d'Israël, elle
aurait parfaitement pu l’empêcher. En
d’autres termes, je suis convaincu qu’il
s’est agi d’une diversion, avec
l’objectif de détourner les citoyens de
la question du processus électoral en
les échauffant sur la question du
conflit israélo-palestinien.
Mais ces tensions vont retomber très
rapidement. J’ai rencontré les Frères
musulmans dans leur quartier général au
Caire. L’objectif, pour les Frères
musulmans égyptiens, ce n’est pas
Israël. Ils sont disposés à respecter
les accords de paix en vigueur. Leur
agenda, c’est l'islamisation de la
société égyptienne : prohibition de
l'alcool, port du foulard obligatoire
pour les femmes, interruption des
activités pendant la prière, et ainsi de
suite.
Mais leurs intentions s’inscrivent dans
un projet d’économie libérale : les
Frères musulmans ne sont pas
socialistes ; c'est clair. Les
Etats-Unis peuvent donc très bien s’en
accommoder.
De même qu’en ce qui concerne les
dirigeants du Bahreïn ou du Yémen ou
d’Arabie Saoudite, alliés des
Etats-Unis, personne n'a fait pression
sur le Roi du Maroc.
En Tunisie il faut encore attendre un
peu, mais il n'y aura probablement pas
là non plus beaucoup de changement.
En Libye les nouveaux maîtres sont
complètement soumis aux Etats-Unis, ce
qui n’était pas le cas de Kadhafi.
Il semble, en conclusion, que les
Etats-Unis, en Afrique du Nord et au
Moyen-Orient, se portent mieux
aujourd'hui qu'avant les prétendues
« révolutions ».
Une question, enfin, sur la
Syrie. Quelle est la nature du régime
syrien, et qu’en est-il de l’ampleur des
manifestations ?
La Syrie est une dictature et un État
policier, c'est un fait.
Bashar al-Assad, même s’il est plus
souple que son père Hafez, est entouré
par un establishment majoritairement
alaouite qui tient à ses avantages
économiques.
Cela étant dit, le régime a le soutien
d'au moins 40 à 50% de la population (un
chiffre exact est évidemment difficile à
produire).
La Syrie est un pays très complexe. On
peut commencer par mentionner toutes les
minorités : les Chrétiens (un peu plus
de 10%), les Alaouites (le clan du
président, 10% également), les Musulmans
chiites, les Druzes, les Kurdes, etc.
Beaucoup de personnes issues de ces
minorités, y compris des Chrétiens, au
début des événements, ont manifesté pour
la démocratisation du régime. Mais,
quand elles se sont rendu compte que les
islamistes prenaient de plus en plus
d’influence dans les manifestations,
elles se sont ravisées.
J'ai rencontré beaucoup de gens qui
disaient : « nous voulons la démocratie,
mais nous ne voulons pas d’un État
islamique ». Cette attitude a été celle
de nombreux Musulmans sunnites
également, principalement issus de la
bourgeoisie, qui sont certes religieux,
mais nullement fondamentalistes comme le
sont les Frères musulmans syriens (leur
mouvement est réellement très radical,
bien plus que celui des Frères musulmans
égyptiens).
On peut donc estimer que les Syriens
sont divisés en deux camps plus ou moins
égaux, l’un en faveur du maintien de
Bashar al-Assad, l’autre dans
l’opposition, avec une importante
présence de groupes islamistes liés aux
Frères musulmans.
Au début de la contestation, il y a eu
de grandes manifestations pacifiques.
Mais, très vite, les Frères musulmans
ont commencé à dominer mouvement.
Parfois, ces manifestations sont
violentes, et l'armée, évidemment,
réagit. Je ne dis pas que l'armée n’a
pas utilisé la violence contre des
manifestations pacifiques ; mais, dans
certaines régions, le gouvernement a dû
faire face à des soulèvements violents
et armés.
J'ai moi-même été témoin de ces
violences de la part des manifestants :
à Homs, ils ont ouvert le feu sur
l'armée. Il est donc mensonger
d’affirmer que toutes les manifestations
sont pacifiques ; il y a effectivement
des activistes armés parmi les
manifestants.
Mais je crois que le régime a toutes les
chances de rétablir l'ordre. Les grandes
manifestations pacifiques des débuts,
c’est fini. Les manifestations qui ont
encore lieu, ce sont principalement des
rassemblements à la sortie des mosquées,
surtout le vendredi. Il s’agit seulement
de quelques centaines de personnes, le
soir, dans les banlieues.
Il est intéressant d'étudier les images
que les médias nous montrent, sur
Euronews ou France 24, par exemple, sur
CNN, sur la BBC, etc. Mis à part
quelques images de manifestations
exceptionnelles qui réunissent trois ou
quatre mille personnes (mais qu'est-ce
que quatre mille personnes en terme de
menace pour le régime ?), la plupart de
ces images sont constituées de gros
plans. Cela donne l'impression que la
foule est immense. Mais, si vous arrêtez
l’image et commencez à compter, vous
recenserez rarement plus de cent
cinquante ou deux cents manifestants.
J’ai pu observer ces manifestations,
dans les banlieues de Homs et de Damas :
des petits attroupements à la sortie de
la mosquée, organisés par les
islamistes. Jusqu'à ce que l'armée ou la
police survienne et tire sur la foule
pour la disperser.
Donc, il convient de se méfier
des « informations » que fournissent nos
médias ?
Certains de mes collègues ne trouve pas
qu'il soit nécessaire ou utile de se
rendre sur le terrain et me demande ce
que je vais faire là-bas. Certains me
soupçonnent même de travailler pour les
services secrets ou d’être vendu au
régime.
Je suis désolé : il y avait dix mille
manifestants à Hama, quand je m’y suis
rendu, le 15 juillet, et non pas cinq
cent mille, comme l'AFP et Le Monde
l’ont prétendu, en se basant sur une
source qu’ils croyaient fiable
(lire : « L’Affaire
de Hama »).
Si personne n’avait été sur place,
comment aurions-nous pu connaître la
réalité ?
Entre dix mille et cinq cents mille
manifestants, il y a un monde de
différence. S'il y avait réellement eu
cinq cents mille manifestants à Hama, je
n’aurais pas parié un euro sur la survie
du régime de Bashar al-Assad. Mais, s'il
y en a seulement dix mille, a fortiori à
Hama, le fief des Frères musulmans,
alors, c’est que le régime est encore
bien en selle.
Qu'en est-il des intentions de
l'Occident ? L'OTAN a-t-il un plan pour
renverser le régime d’al-Assad ? En
d'autres termes, après la Libye, ce sera
le tour de la Syrie ?
De nombreux chercheurs sont convaincus
que l'Occident veut renverser al-Assad,
en effet.
Mais je ne suis pas de ceux-là, et je
pense avoir de bons arguments.
Le gouvernement baathiste, en Syrie, a
un discours officiel, anti-américain et
anti-israélien. Et ses liens étroits
avec l'Iran et le Hezbollah sont bien
connus.
Mais quelle est la réalité du terrain ?
Commençons avec la politique syrienne
envers Israël. J'ai tenté de pénétrer
dans le Golan, la région frontalière
avec Israël. C’est une zone fermée et
strictement contrôlée. Je n’avais pas
les autorisations spéciales nécessaires
pour y circuler et j’ai tout de suite
été invité à faire demi-tour; c’est la
seule partie du pays où je n’ai pas pu
me rendre librement. La police et
l'armée syriennes surveillent très
étroitement cette région, mais non par
crainte d'une attaque israélienne, mais
parce que, en Syrie, vivent cinq cents
mille réfugiés palestiniens. Ils
possèdent les mêmes droits que les
citoyens syriens, ainsi que le droit de
développer leurs propres milices,
l’armée de libération de la Palestine,
autonome de l'armée syrienne. Il y a
donc, en Syrie, en toute légalité, des
milices armées palestiniennes ; et le
régime fait ce qu’il faut pour éviter
que des groupes de miliciens
palestiniens s’infiltrent en Israël à
partir de la Syrie. Israël ne peut que
se réjouir d'avoir un tel voisin, qui,
bien que très dur en paroles, en
réalité, contribue à assurer la sécurité
des frontières israéliennes. Depuis
2007, il y a même des négociations pour
le retour du Golan à la Syrie.
Il en va de même en ce qui concerne les
relations avec les Etats-Unis : depuis
le onze septembre, la Syrie et les
États-Unis se sont trouvé un ennemi
commun, l’islamisme radical, et la Syrie
a peu à peu amélioré ses relations avec
le camp états-unien. Dans le cadre du
« Patriot Act », des prisonniers ont
même été envoyés en Syrie par les
Etats-Unis, pour y être interrogés,
torturés.
Par ailleurs, les États-Unis se rendent
bien compte qu’une confrontation
militaire avec l’Iran est très
compliquée. Or, la Syrie, alliée de
l’Iran, peut constituer l’intermédiaire
idéal pour des négociations en vue de la
normalisation des relations entre les
États-Unis et l'Iran.
L’effondrement du régime de Bashar
al-Assad n’est donc certainement pas non
plus dans l’intérêt des États-Unis.
Pour conclure, comment
expliquez-vous les déclarations hostiles
et les avertissements de Washington et
de Paris à l'adresse d'Al-Assad ? C’est
du théâtre ?
C'est en effet du théâtre.
Après ce que l'Occident a fait en Libye,
il serait tout à fait inadmissible par
notre propre opinion publique et par
l’opinion publique arabe que les
États-Unis et l'Europe ne fassent pas
preuve d’un minimum de cohérence en
montrant un peu les dents envers la
Syrie.
Mais examinons de près les sanctions
prises par l’Union européenne à
l’encontre du gouvernement syrien.
L’Union européenne a décidé de ne plus
acheter de pétrole en Syrie. Cela semble
être une mesure forte. En réalité, c'est
complètement absurde ; de la poudre aux
yeux.
Tout d’abord, les sanctions ne prendront
effet qu’à la date du 15 novembre.
L'Union européenne a donc donné au
régime du temps pour stabiliser la
situation. Et, si les sanctions étaient
appliquées, le pétrole syrien sera de
toute façon acheté par d’autres, par les
Irakiens, par exemple. Après quoi il
sera revendu ailleurs, sur le marché, en
Europe également.
Ainsi, ces sanctions, ce ne sont que des
mots.
Je peux bien sûr me tromper. Mais quelle
est l'alternative à Al-Assad ?
Si le régime s'effondre, il y a deux
possibilités.
Soit une longue guerre civile, parce que
les minorités ne vont pas se laisser
faire face à la menace islamiste, très
sérieuse en Syrie.
Soit les islamistes l'emportent et
imposent un état islamique strict.
Je ne crois pas, sincèrement, que
l’Occident ait le choix...
(Traduit
du néerlandais)
Lien(s) utile(s) :
De Wereld
Morgen.
Originele versie (Nederlandse) :
“De Arabische
Lente is een illusie”, zegt Pierre
Piccinin.
© Cet article peut
être librement reproduit, sous condition
d'en mentionner la source
Le sommaire de Pierre Piccinin
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