Entretien
Nadia Yassine : « Tous les ingrédients d'une explosion sont bien
présents au Maroc »
Nadia Yassine
Mercredi 23 février 2011
Figure de proue de la section
féminine du mouvement Justice et Spiritualité fondé par son père
Cheikh Abdesslam Yassine, l’intellectuelle marocaine engagée,
Nadia Yassine, nous fait part de sa vision démocratique de
l’Islam, à la lueur des extraordinaires soulèvements populaires
Tunisien et Egyptien, dont l’onde de choc continue de secouer le
monde arabe. Entre espoir en un avenir plus radieux et lucidité
face à un excès d’optimisme, la militante convaincue des
libertés publiques et de l’Islam progressiste décrypte l’élan
démocratique qui galvanise à son tour le Maroc.
Que vous inspirent les
révolutions Tunisienne et Egyptienne ?
Beaucoup d’espoir en un avenir meilleur pour les
peuples arabes et aussi pour la paix dans le monde, qui est
devenu global et où les différentes réalités politiques
s’inter-influencent. Je pense que même l’Occident (Etats-Unis et
Europe ensemble) qui a longtemps soutenu les dictateurs pour des
raisons de stabilité a enfin compris que la véritable garantie
de ses intérêts est en dehors du schéma postcolonial classique
trop flagrant. Les deux révolutions ont de plus écarté la thèse
de l’islamisme fasciste par définition, et qui faisait surtout
peur parce que cela pouvait mener à un bloc économique et
idéologique susceptible de faire face au libéralisme sauvage des
multinationales.
Il est de plus en plus clair que la
revendication de l’Islam politique croise tout à fait la
revendication sociale populaire, et que cet islam a la capacité
de s’adapter à une certaine Realpolitik. Mais il est vrai aussi
qu’il ne faut pas chanter victoire et prendre des vessies pour
des lanternes. Le printemps arabe peut subir encore quelques
changements climatiques et des intempéries dues au fait que la
région n’est pas anodine, de par une certaine géostratégie
énergétique et de proximité avec l’enfant chéri : Israël. Les
puissances internationales feront tout pour encadrer dans "le
bon sens" ces révolutions et l’Irak est un épouvantail assez
inquiétant dans ce sens. L’optimisme donc ne doit pas tourner à
de la béatitude politique. Je crois sincèrement que les peuples
arabes ne manquent ni d’intelligence, ni de pertinence, mais je
crois tout aussi profondément que la politique occidentale et
spécialement américaine peut changer de couleur mais pas de
nature. Vigilance donc !
Les observateurs soulignent
une exception marocaine. Pensez-vous également que le Maroc est
à l’abri d’un soulèvement populaire de grande ampleur ?
Je crois que beaucoup de choses sont spéciales
au Maroc, notamment la légitimité du pouvoir basée sur la
religion et la sacralité de la descendance du Prophète, dont
fait partie le Roi. Je crois aussi que le Maroc est l’héritier
d’une idéologie hassanienne magnifiquement bien menée en matière
de conditionnement des masses, dont la majorité est analphabète,
par conséquent très difficile à politiser. Je pense cependant
que tous les ingrédients d’une explosion sont bien présents. Il
ne faut pas oublier que les revendications communes à toutes les
révolutions auxquelles nous assistons sont, d’abord et avant
tout, d’ordre social. Elles ne se sont politisées que parce que
le point de non retour a été atteint après la mort des martyrs
et la répression sauvage.
Nous espérons toutefois que le Maroc ne passe
pas par des phases sanglantes et qu’il y ait un processus de
changement réel, qui ne peut se réaliser que si l’on fait table
rase de la constitution. Le seul changement susceptible de
sortir véritablement le pays de la crise actuelle, c’est de
déclarer caducs des articles comme ceux qui font du Roi le
détenteur de tous les pouvoirs. Pour l’instant, les
revendications sont sociales et concernent des noms qui
gravitent autour du palais, mais si le Makhzen persiste et
n’opère que des tours de passe-passe comme à son habitude, cela
pourrait concerner le Roi lui-même.
Que pèse politiquement et
socialement le mouvement Justice et Spiritualité,
fondé par votre père Abdessalam Yassine, au sein de la société
marocaine ?
Le mouvement de société Justice
et Spiritualité créé par mon père, et dont j’ai institué la
section féminine dans les années 80, est ancré dans toutes les
couches de la population, sauf peut-être dans l’élite
minoritaire qui détient le pouvoir et les biens du Maroc, et qui
a peur de perdre ses privilèges en cautionnant nos thèses
sociales et politiques. Nous organisons des rencontres, où
peuvent se côtoyer un cadre supérieur, un maçon ou un vendeur
d’étalage. La spiritualité musulmane et l’humilité qui la
caractérise fait de l’éducation des cœurs un ciment social des
plus solides. Nous ne révélons pas le nombre de nos membres pour
des raisons facilement compréhensibles concernant un mouvement
réprimé et traqué depuis des décennies, mais nous sommes
beaucoup plus nombreux que tous les partis réunis avec bonus à
volonté…
Avez-vous répondu à l’appel
à manifester du 20 février ? Quelles sont vos principales
motivations et revendications ?
Justement, parlant de notre poids chiffré et de
la manifestation du 20 février, nous avons décidé de ne pas
submerger la rue par notre présence et de ne pas descendre en
masse. Il n’était pas question de confisquer cette marche aux
jeunes initiateurs du mouvement et aux autres parties
participantes, d’autant plus qu’il y avait un éventail très
varié de revendications. Nous sommes donc descendus sur une
quinzaine de villes du Maroc pour apporter essentiellement notre
soutien aux jeunes de Facebook.
Si nous avons des revendications théoriques qui
vont bien au-delà d’un remaniement gouvernemental ou d’un
lifting de la Constitution, nous sommes d’un autre côté une
force tranquille prête à soutenir les revendications de notre
peuple et surtout à marcher à son rythme. Etant pour la
non-violence, nous ne voulons absolument pas opérer des
césariennes historiques mais plutôt être les accoucheurs, dans
la douceur, d’une réalité qui garantisse la dignité et la paix
pour notre pays bien-aimé, dans les conditions que les marocains
choisiront.
Les islamistes ont servi
d’alibi à des pouvoirs autoritaires et à des dictatures dans le
monde arabe, mais servent également d’épouvantail en Occident.
Croyez-vous à cette menace islamiste brandie à tout propos par
les médias et les politiques occidentaux ? En faites-vous
vous-même les frais ?
Nous en avons fait, faisons et en ferons les
frais encore pour un temps, cela est sûr. Je pense cependant que
les amateurs de l’épouvantail islamiste se verront obligés, face
à la sagesse dont ont fait preuve ces mouvements, de les rendre
un peu moins repoussants. Le contraire serait anachronique et
leur ferait perdre toute crédibilité. Ceci étant dit, le mal est
fait et la montée de la droite, entamée dans plusieurs pays
européens, obéit à une dialectique des plus difficiles à
désamorcer. Le défi est double pour l’Islam politique. Il sera
désormais question de continuer à mûrir des approches
universalistes et de s’adapter à un contexte international
hostile, mais aussi de subir la radicalité de certains de ses
segments provoquée par cette systémique. Nous ne sommes pas
encore sortis de cette relation khaldunienne entre le vainqueur
et le vaincu propre à notre contexte postcolonial. Si le vaincu
admire le vainqueur souvent, il cherche à le contrer parfois et
les processus réellement démocratiques s’en trouvent compromis.
Au sein du mouvement
Justice et Spiritualité, vous avez élaboré
une réflexion sur les rapports entre Islam et démocratie. La
religion musulmane peut-elle être un vecteur de démocratisation
des sociétés musulmanes ?
Bien sûr. Je pense que la démocratie est une
expérience universelle et une sagesse dans la gestion de la
chose publique, acquise après un processus historique (donc
humain) très intéressant. Or les enseignements islamiques
adoptent toute sagesse, quelle qu’elle soit, tant qu’elle ne
remet pas en cause le fondement même de la foi et qu’elle
garantit la liberté de culte. Je pense que la crispation qui
peut entraver l’adoption de cette sagesse peut revenir au
mauvais modèle que certains pays "démocratiques" comme la France
donne de sa pratique. Certains aspects de cette "démocratie"
relatifs à la liberté de culte, puisque le voile fait partie du
culte dans la compréhension de certains musulmans, ternissent la
crédibilité du système.
La démocratie peut facilement passer ainsi pour
la protection de la non religiosité, si une certaine politique
n’est pas révisée, et peut mener au cautionnement de
l’autoritarisme dans les pays musulmans au nom, non pas de
préceptes religieux, mais au nom de la crispation identitaire.
Je crains que les peuples ne lisent pas les traités sur la
démocratie ou son histoire, mais constatent les résultats de ces
systèmes les concernant.
Alors, je dirais pour revenir à votre question
que : oui, l’Islam peut très bien être un vecteur de
démocratisation, si nous nous entendons sur le mot "Islam" et
sur le mot "démocratie". Oui, un Islam rassuré sur sa pérennité
sera un Islam qui ouvrira aisément la porte de l’Ijtihad pour
trouver dans ses références des principes et des enseignements
qui se recoupent parfaitement avec la démocratie. Oui, l’islam
est complètement compatible avec la démocratie, si celle-ci
n’est pas confondue avec une laïcité éradicatrice pratiquant le
deux poids deux mesures. Sur le plan pratique, il faudrait
regarder vers la Turquie plutôt que de focaliser sur un autre
pays, obligé de jouer au bras de fer au nom des valeurs
islamiques. J’ai nommé l’Iran.
Vous défendez une pensée
réformatrice de l’islam. Cette réforme peut-elle s’effectuer
dans un cadre politique autoritaire, ou bien seule une véritable
démocratie pourrait-elle favoriser cette nécessaire rénovation
de l’Islam ?
L’autoritarisme est une aberration et un
archaïsme indéfendable à tous les points de vue. Un verset du
Coran dit clairement au Prophète de l’Islam (sws) « Tu n’as
point sur eux de pouvoir absolu » (lasta alyhim bimoussaytir) et
la « Constitution de Medine est une merveilleuse preuve de ce
pluralisme et de la civilité pratiquée par les musulmans des
premiers temps ». Notre approche dans la théorie de base du
mouvement impute aux omeyades ce détournement de l’histoire, qui
nous a coupés de ces enseignements qu’on peut qualifier sans
hésiter de démocratiques.
Nous pensons donc que l’Islam est un message
universel de paix que nous avons le devoir de défendre et de
conserver. Le politique n’est qu’un accessoire pour garantir ce
droit. Si un contexte démocratique nous le permet, il est
impensable de vouloir détenir le pouvoir pour le pouvoir. La
spiritualité musulmane nous ordonne de nous impliquer dans la
société, mais ce n’est pas forcément en nous accaparant du
pouvoir. Si nous nous opposons au pouvoir et jouons le rôle
d’opposants à celui-ci, c’est justement parce que nous
considérons l’autoritarisme comme contraire à l’innéité de la
foi, tout comme imposer le voile ou la foi musulmane à
quelqu’un. Je pense qu’une aire démocratique est tout à fait
idéale pour l’objectif islamique et développera la capacité de
convaincre, plutôt que celle d’imposer nos points de vue.
Je crois que bien comprendre notre islamité
passe aussi par reconnaître que c’est Dieu qui fait l’histoire
et qu’Il nous y a mis. Les musulmans qui avaient fréquenté le
Prophète (sws), et qui avaient reçus la Révélation, ont réussi à
convaincre la moitié de la planète parce qu’ils n’étaient pas
embarrassés d’un bagage jurisprudentiel plutôt handicapant. Il
faut réfléchir désormais et oublier les modèles clefs en main.
A vos yeux, les sociétés
arabo-musulmanes sont-elles mûres pour la démocratie ?
Doivent-elles calquer le modèle occidental, ou au contraire s’en
inspirer en réinventant une nouvelle forme de gouvernance ?
Je crois que j’ai déjà répondu de façon
intrinsèque à cette question. Nous ne sommes pas nés avec des
gènes antidémocratiques. Ce qui nous bloque ce sont des
paramètres sociopolitiques judicieusement cumulés à travers
notre histoire de confiscation de la part de nos pouvoirs.
Le défi est de pouvoir démonter doucement ce
mécanisme dans les mentalités. La tâche est très difficile parce
que la perception de la démocratie, comme je l’ai dit plus haut,
est conditionnée par ce rapport postcolonial que nous avons avec
l’Occident. Il faudra par conséquent avoir beaucoup de souffle
et être inventif dans notre façon d’adopter la démocratie. Ce
n’est pas une tâche qui sera facile, d’autant plus qu’à côté
d’un certain binarisme érigé en miroir devant l’islamophobie, il
y a un rejet de tout ce qui est perçu comme des valeurs
occidentales. Il ne faut pas réduire les peuples musulmans à des
internautes jeunes et branchés.
Je crois cependant que certaines surprises de
l’Histoire, comme celles que nous vivons depuis quelques
semaines en Tunisie et en Egypte, peuvent accélérer ces
processus d’adoption. J’ai dit surprises de l’Histoire, mais en
fait on pourrait appeler cela une gifle du destin. Les musulmans
n’ont plus d’autre choix que celui de s’adapter au monde de
Dieu.
Propos recueillis par la
rédaction
Publié le 23 février 2011 avec l'aimable autorisation d'Oumma.com
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