Muqtedar Khan, Ph.D
on PalestineThinkTank.com, 20 juillet 2009
http://palestinethinktank.com/2009/07/20/islam-post-modernity-and-freedom-by-muqtedar-khan/
Introduction, par Gilad Atzmon
A la lumière de la montée de l’Islam et de
la Résistance islamique au colonialisme occidental et à la
barbarie israélienne, je suis de plus en plus intéressé par la
philosophie de l’Islam et par les réponses que les chercheurs
musulmans contemporains apportent aux questions tournant autour
de la question de l’Être.
Il est désormais clair à mes yeux que la
plupart des esprits occidentaux soi-disant « progressistes »
(les gens de la gauche « éclairée », les partisans de la
« laïcité » et de la « rationalité ») sont dans le coaltar, dès
lors que c’est d’Islam qu’il s’agit et ce, dans tous les
domaines : la foi, la politique, la philosophie et le système de
valeurs. J’ai compris qu’autant l’Occident est enclin à se
féliciter de son discours « éclairé » fait de « Modernité » et
de « Rationalisme », autant la recherche islamique offre, de
fait, une contre-argumentation cohérente, précieuse et valide à
ce discours. Elle offre un corpus conceptuel herméneutique
dynamique qui fait passer la notion de « postmodernisme » de son
état de ressassement intellectuel creux (et bien proche de
l’auto-complaisance) à celui de résistance existentielle
corroborative.
J’ai tendance à penser qu’afin d’être en
mesure de dire quoi que ce soit de cohérent à propos de l’Islam
et du monde musulman, nous devons avant tout comprendre ce
qu’est l’Islam, ce qu’il affirme et ce qu’il est en mesure de
proposer. J’ai aussi tendance à dire que si nous, les
Occidentaux, nous voulons apprendre quelque chose de l’Islam, il
n’est de meilleure source pour ce faire que la recherche
islamique. Il est de fait que nous avons laissé ce discours
depuis bien trop longtemps entre les mains des ainsi dénommés
« esprits progressistes », qui, manifestement, n’ont quasi rien
à nous proposer précisément sur cette question, car ils sont de
toute évidence imperméables à la pensée spirituelle
herméneutique, et largement aveugles au discours religieux, de
manière générale.
Ce qui suit est un ensemble de réponses
apportées par Muqtedar Khan (Ph.D) à des questions relatives à
la modernité et à la postmodernité à la lumière de l’Islam.
Muqtedar Khan (né en 1966) enseigne à la Faculté de Science
politique et de relations internationales de l’Université du
Delaware (Etats-Unis). Il est également le directeur de la
faculté d’islamologie de cette université. Il a ses opinions
politiques personnelles, qui peuvent être débattues ailleurs, ou
même sur ce site. Mais nous sommes, avec Muqtedar Khan, en
présence d’un philosophe musulman éminent. Khan peut nous aider
à étendre le champ du discours critique sur la suprématie
occidentale. Il sait nous faire comprendre que le noyau du
conflit entre l’Occident et le Moyen-Orient se situe dans le
domaine spirituel et philosophique : il s’agit d’un conflit
épistémologique et métaphysique. Dans une certaine mesure, Khan
parvient à nous rédimer du discours matérialiste banal qui a
manifestement échoué à apporter la libération à cette région du
monde et qui n’a jamais réussi à formuler la moindre
argumentation sensée.
« L’Islam », nous dit Khan, « a survécu à
l’expérience appelée modernité et il survivra à l’incendie (de
la postmodernité) qui menace de réduire en cendres le
laboratoire avec les instruments de la manip. » J’ai tendance à
dire aujourd’hui que la pertinence de notre discours
pro-palestinien et anticolonial est informée par le sérieux et
le respect de notre approche de l’Islam, de la foi musulmane, de
la politique, de la résistance et du système de valeurs
islamiques, bref, par les innombrables éléments que comporte la
notion d’Islam.
L’Islam, la postmodernité et la liberté
Interview de Muqtedar
Khan, Ph.D par Discourse
Magazine (octobre 2002)
Qu’est-ce que le postmodernisme ? En existe-t-il une définition
universelle ?
Un problème qui requerrait une définition
universelle impliquerait l’existence d’une qualité essentielle
transcendant tout contexte local. Cela constituerait, pour le
dogme postmoderne, un péché impardonnable… La volonté morale
première qui se trouve derrière les tentatives postmodernes de
déstabiliser les fondations de la pensée et de la morale
contemporaines est celle de mettre au défi toute théorisation
essentielle revendiquant une applicabilité universelle. Le
penseur postmoderne cherche à privilégier le
hic et nunc, et de
donner la prééminence au local sur l’universel.
Les discours postmodernes prennent diverses
formes. Ils incluent, sans s’y limiter, les narrations
postcoloniales, la théorie littéraire et ses critiques,
l’analyse poststructuraliste, le féminisme postmoderne, la
déconstruction, les généalogies et les archéologies de
l’histoire, ainsi, souvent, que des arguments culturels
relativistes qui rejettent la rationalité et le rationalisme. En
raison de la diversité de ses manifestations, il est difficile
de définir ce qu’est en réalité le postmodernisme. Mais il n’est
pas difficile, en revanche, de déduire, par différence, ce que
les différents discours postmodernistes ne sont pas : il ne
s’agit pas de grandes narrations revendiquant leur pertinence
sur la base d’une quelconque éthique transcendante ou d’une
quelconque raison infaillible, qui revendiqueraient haut et fort
leur validité pérenne et ubiquiste. Les différents discours
postmodernes revendiquent fièrement leur caractère culturel et
historiquement spécifique.
Je pense que le postmodernisme n’a
peut-être pas de définition valable universellement, mis à part
la célèbre affirmation de Jean-François Lyotard, selon qui « le
postmodernisme est une expression d’incrédulité à l’égard des
métarécits ». Mais c’est très certainement un phénomène
universel. Je pense que le postmodernisme est une réaction
(allant jusqu’au rejet) contre les éléments constitutifs de la
modernité post-Lumières ; c’est un ensemble de phénomènes très
largement répandus. Dans une société postindustrielle telle
celle de l’Europe occidentale, le postmodernisme se manifeste
par le rejet d’institutions modernes telles que le mariage, la
structure familiale traditionnelle, les rôles sexués et même le
nationalisme. Dans le monde musulman, le postmodernisme se
manifeste sous la forme d’un regain de religiosité qui rejette
des institutions modernes telles que la laïcité et le
nationalisme, et prône, en lieu et place, une éthique
politico-morale et une union politique autres (la
’ummah).
De quelle manière est-on passé des visions modernistes au
postmodernisme ?
Ah ! C’est là une question très complexe,
qui nécessite une longue explication historique. Néanmoins, pour
être brefs, supposons qu’il existe véritablement une aspiration
humaine innée à la liberté. C’est cette aspiration à la liberté
qui a révélé que la modernité était devenue une tradition. D’une
manière curieuse, le fait de vivre dans une société moderne,
sous la protection bienveillante d’un Etat-nation, d’une raison
de croire et de la science, cela signifiait vivre dans une
société traditionnelle. Le postmodernisme, en ce sens, est une
réponse exaspérée, et dans une certaine mesure irrationnelle, au
caractère étouffant des institutions modernes.
La culture du libéralisme centriste, avec
son discours politiquement correct, qui domine les sociétés
avancées fait s’étioler l’esprit humain, bien loin de
l’émanciper. Le postmodernisme est une réaction violente à cette
forme de culture politique moderne.
Permettez-moi une affirmation un peu
audacieuse, à ce sujet : pour moi, la manifestation la plus
spectaculaire du postmodernisme est l’explosion (c’est le cas de
le dire) du terrorisme à laquelle nous assistons aujourd’hui.
Observez à quel point le terrorisme est perçu comme l’ennemi par
excellence par la plus puissante de toutes les institutions
modernes, à savoir l’Etat-nation. Le terrorisme défie toutes les
formes d’éthique ancrées autour du principe de souveraineté.
Aujourd’hui, les terroristes et les Etats-nations sont
verrouillés dans un bras-de-fer à l’échelle planétaire. Voyez
comment les terroristes se voient en combattants de la liberté
et comment les Etats qui les combattent affirment qu’ils sont en
train de protéger les libertés. C’est bien ça : il est question
de la liberté. Le postmodernisme est une tentative de
redécouvrir la liberté.
Le défi que le postmodernisme lance à la
modernité se manifeste sous deux formes différentes, mais
également dévastatrices. L’une est culturelle et l’autre est
philosophique (épistémologique). Sur le front culturel, les
manifestations postmodernes, sous la forme de nouveaux
mouvements sociaux (que ce soit dans les arts, la politique ou
les styles de vie), sont en train de fiche en l’air joyeusement
l’ordre impeccable des choses que la raison avait établi à
l’apogée de la modernité. Et sur le front épistémologique, les
incursions du postmodernisme subvertissent non seulement les
fondements de la vérité, mais y compris la possibilité de jamais
pouvoir vérifier de quelconques revendications d’une vérité.
Si l’on considère dévastateur l’assaut
culturel du postmodernisme, que dire, alors, de son assaut
épistémologique ? On ne saurait le décrire autrement qu’en
disant qu’il s’agit de « l’écriture de l’épitaphe de la
modernité ». Là où la modernité avait décentré Dieu, couronnant,
en ses lieu et place la raison en tant qu’autorité souveraine
qui, seule, déterminait la légitimité des revendications d’une
vérité, la postmodernité a choisi de détrôner non seulement la
raison, mais aussi la notion-même d’autorité et l’idée-même de
Vérité, avec un V majuscule.
Comment, dès lors, dans la vision
postmoderne, le projet des civilisations pourrait-il progresser,
et même simplement survivre ? La réponse est tout simplement
affligeante : tous les projets sont illégitimes, parce qu’ils
sapent des projets concurrents et parce que c’est la puissance,
et non plus une quelconque valeur intrinsèque, qui détermine
quel sera le projet qui deviendra le projet civilisationnel. Le
progrès est un mythe. En l’absence de Dieu, en l’absence de la
raison, en l’absence d’une vision du monde, comment
pourrions-nous vivre ? La réponse postmoderne consiste à laisser
la vie trouver elle-même, toute seule, ce moyen de vivre. Alors,
contentez-vous de vivre, « just
do it », et la vie elle-même vous montera le chemin de la
vie…
Les prophètes de la postmodernité et leurs
cohortes n’ont pas grand-chose à proposer. Foucault dit que le
pouvoir est dieu. Derrida préconise de danser en suivant la
musique tandis que la civilisation est déconstruite – dieu après
dieu et idée après idée. Rorty recommande de laisser le succès
conduire la vie, et peu importe s’il n’y a rien
d’intrinsèquement bon dans la vie ou dans la réussite.
La modernité, dans sa tentative
d’institutionnaliser la liberté (n’est-ce pas un oxymore ?),
ayant créé et disséminé des régimes de discipline, l’esprit
humain se révolte, sous la forme de crises de folie
postmodernes.
La mondialisation n’est-elle pas une production de la pensée
postmoderne ?
La mondialisation, la globalisation, cela
n’existe pas. Toutefois, nous assistons à un phénomène qui peut
être qualifié, à meilleur escient, de « glocalisation » (c’est
d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai appelé mon site ouèbe
http://www.glocaleye.org).
Les processus et les discours structurels d’identité et de
différence sont en train de réduire en charpie l’ère moderne.
Nous vivons dans un monde étrange. Nous sommes au sommet des
conquêtes scientifiques ; le projet du décryptage de génome
humain a été mené à bien, nous sommes à la veille de pouvoir
cloner des êtres humains, les simulations et l’intelligence
artificielle portent leurs fruits, et pourtant, les partisans
des Taliban et des Hindutvavadis, en Orient, et de Jerry
Springers et Jerry Falwells, en Occident, se comptent en
millions…
Par conséquent, la
glocalisation est le
lieu crucial où les forces de la modernité et celles de la
postmodernité se livrent une guerre totale. Si les modernistes
l’emportent, l’Etat-nation et, avec lui, la raison et la science
vont réaffirmer leur souveraineté sur les sujets humains. Si, en
revanche, se sont les terroristes, les cinglés culturels, les
charlatans environnementalistes et les fanatiques religieux qui
l’emportent, alors c’est la contingence (et non pas la raison),
le local (et non pas le global) et l’anarchie (et non pas la
souveraineté) qui s’imposeront.
Pensez-vous envisageable une forme quelconque de coexistence entre la
pensée religieuse/fondamentaliste et la philosophie
postmoderne ?
Oui. De fait, je crois que la résurgence
contemporaine du religieux est un phénomène postmoderne. Tant la
philosophie postmoderne que la théologie rejettent l’affirmation
moderniste de l’infaillibilité de la raison.
Depuis plus de trois siècles, l’Islam est
confronté au défi des Lumières et de la modernité de l’Europe.
Si on le compare aux autres religions, l’Islam a joué un rôle
formidable, sans comparaison. Tandis que la signification de la
quasi-totalité des religions se repliait sur le domaine privé,
voire même dans des coutumes vestigiales et dans des rituels
occasionnels, l’Islam a connu une résurgence majeure au cours du
vingtième siècle. Les cicatrices de la modernité, toutefois,
sont visibles, sur le visage du monde musulman. Le sécularisme
et le nationalisme, deux des pires maladies de la modernité,
sont désormais bien implantés dans de nombreuses régions du
monde musulman. Des idéologies émanant des conditions de la
modernité, telles que le marxisme et le libéralisme, continuent
à concurrencer l’Islam dans leur tentative d’informer les
sociétés musulmanes. Même les intellectuels musulmans qui sont
en quête d’authenticité ont tendance à succomber aux discours
modernistes, apportant de ce fait de l’eau au moulin de la
modernité, aux dépens de l’Islam.
Il faut tenir présent à l’esprit que
l’Islam et la modernité ne sont pas nécessairement
antithétiques. L’on peut opiner que la genèse des Lumières et de
la modernité se trouvent dans la civilisation islamique
médiévale florissante. Toutefois, la modernité a pris une
tournure déplorable, au cours du siècle dernier, en corrompant
ses propres principes fondateurs. La valeur de liberté, conçue
par Kant comme la liberté de faire le bien, est comprise, de nos
jours, comme la liberté de faire n’importe quoi. La raison a été
remplacée par la raison expédiente. La connaissance s’est mise
au service du pouvoir. La sagesse a été supplantée par l’opinion
publique. Même si les musulmans jouissent des fruits de la
modernité, l’Islam continue à se battre contre la face sombre de
la modernité.
En tant que philosophe islamique
contemporain vivant dans le crépuscule de la modernité et au
cœur de l’Occident et profondément nostalgique d’un ordre des
choses divinement ordonné et cohérent avec la raison et la
justice, plein de compassion et de miséricorde, je suis fasciné
par la déconstruction systématique de la modernité par les
forces mêmes que celle-ci a engendrées, puis déchaînes contre
elle-même. La structure normative faite de liberté débridée et
d’une culture de l’irrespect que la modernité a délibérément
encouragée à subvertir Dieu s’est désormais retournée contre son
démiurge.
Un scepticisme fondé sur l’infaillibilité
et sur la souveraineté universelle de la raison, tel fut la
nature constitutive de la modernité. Elle était destinée à
éliminer la foi et à canaliser la compulsion inhérente à l’Homme
pour la soumission et l’adoration. De nouveaux Dieux et de
nouvelles traditions furent inventés, de nouveaux prophètes
furent proclamés et de nouveaux paradis furent imaginés. Mais la
religion a non seulement survécu à un assaut, cinq siècles
durant, livré à Dieu et à ses message(r)s, mais elle est
revenue, avec une ferveur accrue qui vous abasourdit votre
postmoderne…
Le postmoderne, dont le cœur incrédule est
vide et dont l’esprit dépourvu de raison est immature, peut
détruire les fondations fragiles de la modernité et tourner en
ridicule les mémoires de la tradition, mais il ne peut ni
comprendre, ni faire face à la résurgence postmoderne de la foi
religieuse.
Ceux qui mènent la bataille perdue d’avance
de la Modernité contre la Postmodernité rejettent la résurgence
de la foi, en laquelle ils voient un recul vers la
pré-modernité. Leur myopie les empêche de comprendre que la
résurgence de la foi religieuse n’est pas un retour en arrière,
mais un bond en avant !
Pour ceux qui ont toujours été à la fois
avec Dieu et à l’aise avec la raison, dans la tradition d’Al-Ghazâlî,
d’Ibn Khaldûn, et d’Ibn Rushd (Averroès), la résurgence de la
religion est tout simplement la poursuite sur sa lancée du
projet divin. L’Islam ne s’est jamais abandonné à la modernité,
il ne s’est jamais abandonné, non plus, à la postmodernité. Le
déclin de l’Islam a été un déclin purement géopolitique et
économique, mais jamais un déclin épistémologique. Le jeu des
chaises musicales qui ont nom autorité, Dieu, Raison,
Conventions, Texte et Rien, est un jeu occidental, strictement
limité à des sociétés qui se sont totalement livrées aux forces
de la modernité.
Dès l’origine, l’Islam a toujours été à
l’aise avec la raison. Il a toujours reconnu son immense
potentialité et sa nécessité, mais il a toujours eu conscience
de ses limites. Le débat entre Al-Ghazâlî et Averroès, sur la
nature de la causalité, est une excellente chronique de la
position de l’Islam en matière de raison. L’Islam a reconnu
simultanément le caractère absolu de la Vérité et la relativité
des revendications d’une vérité. Durant près de treize siècles,
les musulmans ont adhérés à une
unique Sharî‘ah,
mais ils ont reconnu plus de quatre articulations (madhâhib)(~ écoles juridiques, ndt) concurrentes (voire parfois
contradictoires) entre elles, de ladite
Sharî‘ah.
L’Islam a survécu à l’expérimentation que
l’on appelle modernité et il survivra au brasier de la
postmodernité qui menace de réduire en cendres le labo avec la
manip. Il y a suffisamment de souplesse, à l’intérieur de
l’Islam, en termes de pluralisme épistémologique, qu’il s’agisse
de la reconnaissance de la validité de différents avis
juridiques fondés sur différents contextes ou différentes
époques, ou sur différents épistèmes discursifs, tels que
l’illumination probante (burhân),
la dialectique (jadal)
ou la rhétorique (khaTâbah),
pour que celui-ci soit à même de faire face au saccage
épistémologique de la postmodernité.
Traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier
SOURCE:
http://www.ijtihad.org/discourse.htm