Intervention de l'OTAN en Libye
Jean Bricmont : «
Ce que Sarkozy, Obama, Cameron veulent,
ce n'est pas la démocratie, c'est la
soumission »
Jean
Bricmont
Dimanche 23 octobre
2011 Dès février 2011, la campagne menée
par Bernard-Henry Lévy —
parallèlement aux allégations
mensongères sur le massacre de
milliers de personnes à Benghazi
répandues par la
Libyan League for Human Rights
avec l’appui de l’ONG
UN-Watch basée à
Genève (*) — relayée par les médias
du monde entier, a réussi à
accréditer dans l’opinion publique
l’idée fausse qu’il y avait urgence
à intervenir en Libye. Le 17 mars,
par 10 voix et 5 abstentions, le
Conseil de sécurité approuvait la
Résolution 1973 présentée par la
France et le Royaume Uni instaurant
« un régime
d’exclusion aérienne afin de
protéger les civils contre des
attaques systématiques et
généralisées ». Ce fut le début
de l’intervention de l’OTAN et d’un
massacre de masse toujours en cours.
Jean Bricmont fut l’un des rares
intellectuels à s’être opposé
publiquement à cette intervention.
Avant même le vote de la Résolution
du Conseil de sécurité, il
avertissait : « Les
partis de la gauche européenne
(inclus les partis « modérés »
communistes européens), les
« Verts », avec José Bové maintenant
allié à un Daniel Cohn-Bendit qui a
toujours soutenu les guerres de
l’OTAN, différents groupes
trotskystes et, bien sûr, Bernard
Henry Lévy et Bernard Kouchner, tous
appelant à une sorte
d’« intervention humanitaire » en
Libye, ou accusant la gauche
d’Amérique Latine -dont les
positions sont bien plus sensées-
d’agir comme des « idiots utiles »
pour le « Tyran libyen ». (…) Quand
vont-ils comprendre qu’on affirme
que toutes les guerres sont
justifiées pour des raisons
humanitaires ? » [1]
Les faits ont malheureusement donné
raison à Jean Bricmont. Cette « guerre
humanitaire » sous mandat de
l’ONU et de son bras armé, l’OTAN,
n’aurait jamais dû être acceptée.
Silvia Cattori :
La résolution 1973
de l’ONU demande la protection du
peuple Libyen [2].
Après six mois de bombardements et
de massacres par l’OTAN et ses
combattants libyens, on avance le
chiffre plausible de dizaines de
milliers de morts et de blessés [3].
L’ancien ministre socialiste Hubert
Védrine, le 18 mars avait qualifié
d’« historique »
la résolution sur la Libye. Et
encore tout récemment il se
réjouissait de la mise en
application de la
« responsabilité de protéger »
et félicitait
Nicolas Sarkozy pour son
intervention. Selon vous y a-t-il de
quoi s’en réjouir ?
Jean Bricmont [4] :
Le texte relatif à la « responsabilité
de protéger » se limite à
protéger les civils. Il ne dit
absolument pas qu’il faut faire ce
qu’a fait l’OTAN : armer les
rebelles, envoyer des troupes
spéciales, bombarder des villes. Des
civils sont tués. Manifestement
l’OTAN ne les protège pas.
Le texte sur la « responsabilité
de protéger » dit qu’il faut
aider les États à faire respecter
les droits de l’homme, mais il a été
interprété, contrairement à ce qu’il
dit, pour autoriser l’Occident à
intervenir où il veut, quand il le
veut, sous couvert de « guerre
humanitaire », de « droit
d’ingérence humanitaire ». Tout
cela - qui est basé sur des tonnes
de mensonges - est, malgré
l’Afghanistan, malgré l’Irak,
entièrement légitimé dans l’esprit
de l’immense majorité des dirigeants
occidentaux et, ce qui est plus
désolant, des dirigeants
écologistes, de gauche et d’extrême
gauche. Et qui souvent demandent
maintenant une telle intervention en
Syrie.
Silvia Cattori :
Vue dans la
perspective des guerres récentes
-Kossovo, Irak, Afghanistan- la
manière dont s’est déroulée cette
intervention en Libye n’est-elle
pas, plus problématique et lourde de
menace que les précédentes
interventions ?
Jean Bricmont :
Ce qui est inquiétant, c’est le fait
que la guerre a été légitimée par
l’ONU. Il ne faut jamais oublier que
si la Russie était intervenue en
Libye à la place de l’OTAN, personne
en Occident n’accepterait une telle
intervention, et tous ceux qui
disent que ce n’est pas une guerre
pour le pétrole, diraient que c’est
une guerre pour le pétrole, si elle
était faite par les Russes.
Il faut se rendre compte qu’on a
légitimé uniquement l’ingérence des
États-Unis et de leurs alliés. C’est
cela qui est préoccupant. Ce qui est
curieux c’est que la guerre en Irak,
comme celle en Afghanistan, avait
d’une certaine façon délégitimé
l’ingérence. Mais quand il fallait
justifier la guerre en Afghanistan,
je me rappelle très bien des
arguments avancés. Il fallait
libérer les femmes afghanes. Des
arguments humanitaires étaient
utilisés là aussi. Or, plus personne
ne parle aujourd’hui de l’oppression
des femmes afghanes. On veut
simplement se retirer de
l’Afghanistan sans trop de pertes.
La guerre en Libye est préoccupante
aussi parce que, à cause de la
personnalité très particulière de
Kadhafi, ce qu’on peut appeler le
Tiers Monde, et d’une façon générale
les forces progressistes, sont très
divisés au sujet de cette guerre.
L’Union africaine par exemple, avait
une certaine sympathie pour Kadhafi.
L’Amérique latine aussi. La Russie
et la Chine voient le concept de
souveraineté nationale démoli,
n’aiment pas cela, et ils ont
raison. Les pays non alignés
n’aiment pas cela non plus. Parmi
les musulmans, il y a des divisions.
Il y a ceux qui se disent qu’avec le
CNT ce sera mieux qu’avec Kadhafi.
Que ce sera un gouvernement plus
démocratique, plus musulman etc.
Peut-être…
Silvia Cattori :
Nous sommes en plein
paradoxe. Voir soudainement des pays
arabes et musulmans, comme le Qatar
par exemple, apporter leur plein
soutien à des puissances qui, depuis
2001, détruisent des pays arabes et
musulmans et massacrent leurs
peuples, n’est-il pas renversant ?
Jean Bricmont :
Un certain nombre de gens détestent
Kadhafi. Moi je ne le déteste pas,
mais je n’étais pas sous sa coupe et
je peux comprendre cette aversion.
La même chose se passe avec Bachar
el-Assad en Syrie. Donc, il y a des
gens qui se disent que tout ira
mieux après. Quand on voit ce qui se
passe en Irak et en Afghanistan
après le renversement de Saddam
Hussein et des Talibans on se rend
compte que ce n’est pas si simple.
Mais ma position ne porte pas sur la
situation en Libye ou en Syrie, mais
sur la politique de l’OTAN, qui
entend probablement contrôler les
révolutions arabes en les « aidant » ;
pendant longtemps ils ont soutenu
les autocraties, maintenant ils se
rendent compte que ce n’est pas
possible ; ils attaquent alors le
régime qu’ils détestent le plus, à
savoir Kadhafi ; et, en soutenant
l’opposition sous prétexte de
défendre la démocratie, ils espèrent
sans doute la contrôler. Du point de
vue des gens qui soutiennent le CNT,
sans être favorable à l’OTAN (un
certain nombre de musulmans par
exemple), c’est un jeu de dupes. Eux
espèrent utiliser l’OTAN à leurs
fins pour arriver au pouvoir et puis
dire à l’OTAN, rentrez chez vous.
Cela risque de ne pas être évident.
Silvia Cattori :
Les conflits entre
l’OTAN et les forces regroupées au
sein du CNT sont-ils inéluctables ?
Jean Bricmont :
Je n’en sais rien. Lors de la chute
de l’Union soviétique, tout le monde
a applaudi en Occident. D’abord il y
eut Eltsine, qui était complètement
pro-occidental et c’était donc
parfait. Puis Poutine est arrivé
avec un agenda plus nationaliste et,
subitement la Russie a commencé à
déplaire aux Occidentaux.
Ce que les Occidentaux veulent, ce
n’est pas la démocratie, c’est la
soumission. Ils ont soutenu des
régimes affreux tant qu’ils étaient
soumis. Maintenant que certains de
ces dirigeants ne sont plus
défendables, ils s’attaquent à ceux
qui leur sont les moins favorables
(Libye, Syrie, Iran) et ils espèrent
que la « démocratie »
va amener la soumission. Mais cela
est douteux. Les intérêts nationaux
et les différences religieuses ou
idéologiques existent,
indépendamment des régimes. Même si
la Libye était une démocratie
parfaite, je ne pense pas qu’elle
aurait envie de reconnaître Israël.
Mais je doute que BHL, par exemple,
avait envie de mettre au pouvoir des
gens hostiles à Israël.
Il ne faut pas oublier que les gens
contrôlent rarement toutes les
conséquences de leurs actions.
Silvia Cattori :
Bernard-Henri Lévy
(BHL), a joué un rôle clé, avec le
président Sarkozy, en faveur de
cette guerre. N’a-t-il pas réussi,
par son argumentaire faussement
humanitaire à semer confusion et
division au sein du camp
progressiste, paralysant ainsi toute
velléité de protestation ?
Jean Bricmont :
Du point de vue de BHL, le grand
avantage c’est d’être arrivé à une
terrible division des forces
progressistes. Les gens vont
continuer de se disputer au sujet de
cette guerre. Notez que l’on a vu la
même chose lors de la première
guerre mondiale. Certains disaient :
on ne peut pas s’allier avec la
Russie tsariste. D’autres disaient :
il faut tout faire pour abattre le
militarisme allemand. Il est
important d’élaborer une réflexion
cohérente sur ces sujets. Mais ce
n’est pas facile.
Des pays voisins de la Libye - dont
des ressortissants, accusés d’être
des mercenaires de Kadhafi, ont été
tués par les rebelles libyens -
n’aiment pas ce qui se passe en
Libye. Il y a des armes qui
circulent, tout cela préoccupe les
pays du Maghreb et déstabilise la
région. Le fait que la transition a
été violente – et non pas négociée -
est une bénédiction pour les gens
qui veulent voir le chaos
s’installer dans cette région.
Qu’ils l’aient fait exprès ou pas,
je n’en sais rien. Mais c’est une
bénédiction pour le militarisme
occidental. Presque tous les pays
non occidentaux voulaient une
solution négociée à ce conflit. Mais
les Occidentaux ne veulent jamais de
solution négociée ; quand ils sont
dans une position de force ils y
vont à fond. Le jour où la Chine
sera plus forte que nous et qu’elle
pourra utiliser la force, on verra
les choses autrement. Mais, pour le
moment, on se sent plus fort et, dès
qu’il y a un conflit, on veut
toujours une solution militaire,
jouer sur la force, jouer sur la
technologie, c’est d’ailleurs la
seule chose qui nous reste. Dans le
domaine du commerce, les Chinois
sont bien plus forts que nous.
C’est à la question du militarisme
que les progressistes devraient
réfléchir. Mais ils ne le font pas.
Ils encouragent ce militarisme au
nom de l’« ingérence
humanitaire ». Si, demain, on
doublait le budget militaire en
France, Madame Joly, qui est
écologiste, s’y opposerait sans
doute ; mais, alors qu’elle ne veut
pas voir de troupes françaises
défiler sur les Champs Elysées le 14
juillet, elle accepterait des
troupes françaises en Libye [5] !
C’est incohérent, parce que les
guerres humanitaires sont des
guerres à zéro mort (de notre côté),
qui nécessitent un appareil
militaire de haute technologie,
lequel coûte cher.
Cet appareil est essentiellement
celui des États-Unis, mais là il y a
des gens qui dorment dans leur
voiture parce qu’ils ont perdu leur
maison reprise par les banques, et
l’État consacre une fortune aux
dépenses militaires. Sans les
appareils de surveillance des
États-Unis et ses possibilités
d’approvisionnement des avions de
l’OTAN, cette guerre aurait été
beaucoup plus difficile à mener.
Si on s’oppose au militarisme,
particulièrement aux États-Unis, on
s’oppose aussi aux interventions
humanitaires, parce que sans
l’appareil militaire américain, on
n’aurait tout simplement plus les
moyens de mener ces interventions.
L’immense majorité des pays du
monde, même ceux qui ont une armée
importante (Russie, Chine, Inde
etc.) considèrent que la mission de
leur armée est de protéger leurs
frontières, pas d’envoyer des
troupes un peu partout protéger les
droits de l’homme. Notez que c’est
aussi la position de la Suisse. Tout
ce que je demande, c’est que les
autres états occidentaux adoptent la
position de la Suisse. Ce n’est ni
révolutionnaire ni radical.
Silvia Cattori :
Tout porte à croire
que BHL ne va pas s’arrêter là.
Qu’il va relancer sa campagne en
soutien aux opposants au régime de
Bachar el-Assad. Pour Israël qui
occupe depuis 1967 illégalement le
Golan syrien -un véritable réservoir
d’eau pour la région- et n’entend
pas le céder, la Syrie est un enjeu
stratégique important. La chute d’Assad
- mis par Tel Aviv sur la liste des
dirigeants qui restent à abattre -
serait tout bénéfice pour Israël.
Va-t-on vers un scénario libyen ?
Jean Bricmont :
Si vous regardez comment les choses
se sont passées en Libye, ces
Libyens que l’on disait si hostiles
à Kadhafi, son gouvernement que l’on
disait si faible et si détesté, etc.
a résisté plus longtemps que
Milosevic lors de l’intervention de
l’OTAN en 1999, plus longtemps que
les Talibans en 2001 à Kaboul, et
plus longtemps que le régime de
Saddam en 2003.
Face à une opposition appuyée par
l’ensemble de toutes les forces
occidentales je trouve cette
résistance plutôt étonnante. Je
croyais, comme Obama, que cela se
terminerait en quelques jours. Que
cela allait s’effondrer très vite.
Donc, je ne suis pas sûr que les
analystes militaires, du moins ceux
qui sont lucides - par opposition
aux idéologues, comme notre gauche
« humanitaire »
- aient envie de répéter cette
expérience en plus grand, en Syrie
ou en Iran.
Ce que je trouve comique, par
contre, c’est de voir qu’il y a une
extrême-gauche qui ne « vit »
littéralement que de l’exploitation
de la mauvaise conscience coloniale,
qui agite sans arrêt
l’anticolonialisme et l’antiracisme,
et puis, pendant la guerre en Libye,
dit qu’il faut accepter
l’intervention de l’OTAN pour
soutenir les rebelles. Ils oublient
que, lors des conquêtes coloniales,
les mêmes justifications
humanitaires étaient utilisées :
combattre l’esclavage, renverser des
satrapes ou des monarques absolus
etc.
Il y a là quelque chose d’absurde.
Il faut savoir dans quel monde on
veut vivre. Veut-on vivre dans un
monde où nous allons, nous, imposer
des gouvernements un peu partout ?
Je pense que ce monde est fini. Que
le colonialisme est terminé.
L’Occident n’a plus les moyens des
politiques impériales qu’il avait
dans le passé. Et si la gauche
occidentale devait être utile à
quelque chose, ce serait à penser
comment nous adapter à notre déclin
inévitable, plutôt que d’inventer
des justifications humanitaires aux
derniers scintillements de l’empire
américain.
Silvia Cattori :
Je vous remercie.
Entretien réalisé le
13 septembre 2011.
Silvia Cattori
[1]
Voir : « La
Libye, la gauche européenne et le retour
de l’impérialisme humanitaire »,
par Jean Bricmont, Le
Grand Soir, 12 mars 2011.
[2]
Voir le texte de cette résolution :
http://www.un.org/News/fr-press/docs/2011/CS10200.doc.htm
[3]
Cet entretien a été réalisé le 13
septembre 2011
[4]
Figure du mouvement anti-impérialiste,
Jean Bricmont est professeur de physique
théorique à l’Université de Louvain
(Belgique). Il a publié « Impérialisme
humanitaire. Droits de l’homme, droit
d’ingérence, droit du plus fort ? »
(Éditions Aden, 2005).
[5]
Voir :http://www.marianne2.fr/Eva-Joly-veut-des-chars-en-Libye-pas-sur-les-Champs-Elysees_a208455.html.
Elle appuyait « à 100% »l’opération et
estimait qu’il est « difficile de mener
une guerre sans troupe
(*) Voir : « Urgent
Appeal to Stop Atrocities in Libya,
Sent by 70 NGOs to the US, EU, and
UN », UN Watch,
21 février 2011. (L’ONG UN Watch est
réputée pour servir les intérêts
d’Israël)
Voir également : « Libya
and the big lie : Using human rights
organizations to launch wars »,
par Mahdi Darius Nazemroaya, 25
septembre 2011.
Sur la
« responsabilité de protéger », voir
aussi :
« La
“responsabilité de protéger” : une
façade légale pour légitimer
l’ingérence ? - Entretien avec Jean
Bricmont » , par Silvia Cattori,
24 septembre 2009.
Le sommaire de Silvia Cattori
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