Fériel Berraies Guigny
Entretien
avec Dounia Bouzar
« Avec l'Islam on a rien compris ... »
Dounia Bouzar
Dounia
Bouzar est
anthropologue du fait religieux, expert pour l’Union Européenne
sur la prévention de l’intégrisme. En janvier 2005, elle a démissionné
du Conseil Français du Culte Musulman. Elle a été désignée
par le Time Magazine « héroïne européenne » pour
son travail novateur sur l’islam et vient d’être nommée
Chevalier de l’Ordre des Palmes Académiques. Chargée de
recherche à la Protection Judiciaire de la Jeunesse, elle a
co-fondé le projet Dynamique Diversité. Ce mois d’octobre, une
Conférence au Sénat sur l’Islam en France, a permis de mettre
la lumière sur certaines incohérences liées au discours sur
l’intégrisme religieux en France. Son dernier
ouvrage : « L’intégrisme, l’islam et
nous, on a tout faux ! », ( Plon, 2007) est une
sonnette d’alarme afin que cessent les préjugés et les
raccourcis liés au fait islamique.
Entretien :
Vous dites que depuis le 11
septembre tout le monde croit savoir ce qu’est l’intégrisme ?
Oui, parce qu’il s’est présenté à nous sous forme
d’image spectaculaire, avec le nom de Ben Laden. Du coup, tout
le monde s’est concentré sur cette « tête de réseau »
et sur ce qu’il instrumentalise : la religion musulmane.
Pourtant, présenter l’intégrisme comme l’application littérale
de l’islam, c’est se fourvoyer d’emblée. Cette erreur sert
l’intégrisme, puisqu’elle fait l’économie des procédés
et des raisons
d’endoctrinement. L’intégrisme est d’abord un
processus d’extension externe et de purification interne. Et il
instrumentalise l’islam pour ce faire. Il pourrait utiliser
n’importe quelle autre religion, et même une idéologie
politique.
Un processus de purification
interne ?
Oui, puisque que les populations
musulmanes sont les victimes les plus nombreuses de l’intégrisme !
C’est pour cette raison que
vous affirmez que l’arsenal militaire ne vaincra pas l’intégrisme ?
Oui, la haute technologie ne combat
pas l’idéologie. L’aspect matériel ne doit pas primer sur le
psychologique. C’est pour ça que j’ai voulu étudier les
rouages du processus…
Vous
expliquez que si la religion fait lien entre les humains, l’intégrisme,
au contraire, transforme les religions en frontières ?
C’est
exactement ça ! L’intégrisme fabrique des frontières
strictes pour séparer les uns des autres par l’intermédiaire
de la religion. Son objectif consiste avant tout à construire des
séparations infranchissables. Pour cela, il réduit l’islam à
un ensemble de codes et de normes, qui isolent ceux qui sont dedans
de ceux qui sont dehors. Une certaine codification inhérente
à leur groupe se construit. Cela passe par la manière de se
saluer, de se parler, de se nourrir, de s’habiller…
L’argument « pour ne pas ressembler aux koffars
(mécréants) » peut à première vue sembler religieux,
mais il recouvre en vérité l’ensemble des êtres humains qui
ne sont pas « exactement comme eux », autres musulmans
compris et ne s’appuie sur aucune tradition culturelle ou
religieuse. Soit tu es exactement comme moi, soit tu deviens un
danger pour le groupe.
Donc,
selon vous, l’intégrisme n’a rien de religieux ?
Dans l’intégrisme,
il ne s’agit pas de se soumettre à une religion mais de
s’approprier l’autorité de cette religion en son nom propre
pour s’ériger soi-même en autorité au-dessus de tous les
autres hommes. Les
intégristes n’ont que faire de Dieu. Ce qu’ils veulent,
c’est prendre la place de Dieu ! Je ne crois pas que la
différence entre l’intégrisme et l’islam tient à
l’interprétation des textes. Les intégristes n’ont que faire
des discussions théologiques. Ce qui les intéresse, c’est de
faire dire à l’islam ce qu’ils ont envie qu’il dise. Si un
autre moyen leur procurait de la toute puissance et de l’extase,
ils l’utiliseraient… Il
faut donc arrêter de faire croire que le « bon islam »
vaincra « le mauvais » et que tout sera réglé
une fois que les imams seront meilleurs…
Vous
êtes contre la formation des imams en France ?
Non,
je suis pour, mais cela ne réglera pas le problème de
l’endoctrinement des jeunes, c’est tout…
En
France, les jeunes ont-ils des liens avec les groupuscules
politiques du Moyen-Orient ?
Pas
directement, non. La force de l’intégrisme néo-européen
est spécifique et se distingue de ce qui se passe en Palestine ou
en Irak. Impossible dorénavant de les classifier selon des critères
traditionnels : plus de zones géographiques définies, pas
de revendications nationales construites, pas de courants
religieux homogènes, pas de méthodes d’action structurées,
pas de combat politique élaboré…
Mais alors, comment ces
discours les attirent-ils ici ?
Le discours intégriste fonctionne comme une secte. Il
s’agit de créer l’unité totale entre les adeptes. Il
exacerbe les différences avec « les autres », c'est-à-dire
tous ceux qui n’adhèrent pas à la secte. Et il exagère les
ressemblances entre « adeptes », jusqu’à provoquer
l’amalgame. Pour qu’à l’intérieur du groupe, les uns ne se
distinguent plus des autres. En fait, on donne l’illusion au
jeune de percevoir exactement les mêmes
émotions que « ses frères », d’être absolument le
« même », afin qu’il perde ses contours
identitaires. C’est pour cette raison qu’il coupe le jeune de
tous ses autres liens, y compris sa famille. Pour anéantir toutes
les différences d’un jeune à l’autre. Comme toutes les idéologies
de ruptures, l’intégrisme repose sur l’exaltation de groupe.
Sur quels types de jeunes ce
discours fait-il autorité ?
Sur des jeunes qui se sentent
« de nulle part ». C’est leur seul point commun. Les
théories qui prétendaient que tout s’explique par la perte
d’espoir social ne marchent plus : des ingénieurs, des médecins,
deviennent terroristes… Mais un jeune vivant en France qui se
sent Arabe, Marseillais, Français, Kabyle, Roubaisien, Tunisien,
Algérien, Bambara, etc., ne tombe pas dans l’intégrisme. Le
lien territorial, quel qu’il soit, les protège. Il fait lien
avec les autres, il relie le jeune à la réalité, il relie le
jeune à la terre.
Quel lien avec l’intégrisme ?
Le discours intégriste est
subtil. Au lieu de dire qu’ils doivent s’enraciner, l’intégrisme
leur promet de devenir des héros de la révolution mondiale :
« Vous n’êtes pas Anglais, ni Américains, Français,
Marocains, Algériens, vous êtes au-dessus de tous ces gens-là !
Sachez que si vous vous sentez étrangers, c’est que Dieu vous a
élu parce qu’Il sait que vous êtes supérieurs aux Arabes, aux
Asiatiques, aux Européens, et surtout, surtout aux Américains…
»
Le discours intégriste fait
autorité parce qu’il fait sens, sur des jeunes qui ne se
sentent de nulle part. Il leur offre un espace de substitution
virtuel supérieur au reste du monde qui leur garantit la
toute-puissance. Ce n’est pas pour rien que 99% de
l’endoctrinement se fait par un moyen de communication également
virtuel : internet ! Les internautes ne se rencontrent
qu’une fois endoctrinés. L’intégrisme
fascine ceux qui sont sans attache, les particules volantes
qui ne savent ni d’où elles viennent et ni où elles veulent
aller, en leur offrant un univers où ils reconstruisent de
nouvelles démarcations.
Vous revenez sur les trous
de mémoire aussi…
Oui, quel que soit l’angle de
mes travaux, je retombe toujours sur cette absence de récit
collectif … Cela laisse la place à des groupuscules pour mélanger
histoire et mémoire… L’intégrisme instaure un rapport au
temps qui consiste à répéter la création du monde. C’est
pour cette raison que la fusion des individus au sein des
groupuscules extrémistes se construit autour de la notion de foi
extérieure : en récitant de manière obsessionnelle les
rituels, on recrée l’atmosphère sacrée des évènements
miraculeux de la création du monde musulman. C’est comme si on
sortait du temps réel pour entrer dans un temps virtuel, un temps
sacré partagé avec Dieu.
Donc l’intégrisme
restructure les relations du jeune avec lui-même, avec son
entourage, avec l’espace et avec le temps…
Oui, exactement comme le
fascisme, l’intégrisme redéfinit les frontières entre la sphère
privée et la sphère publique, jusqu’à ce qu’il ne reste
plus rien de la première. L’adepte ne doit plus avoir de droits
en dehors des intérêts du groupe, ni de temps personnel, ni
d’espace privé. Le public envahit le privé, jusqu’à ce
qu’il ne reste plus rien de l’individu…
Comment dès lors le
combattre ?
Tout d’abord, déconfessionnaliser
l’intégrisme. Puisqu’il prend son pouvoir en manipulant une
religion, il faut donc lui ôter sa justification et le traiter
comme n’importe quelle idéologie fascisante ! Ensuite,
mieux vaut prévenir que guérir, car un jeune endoctriné n’est
pas facile à aider. Il faut une politique psychosociale, basée
sur la refonte de liens : ré ancrer les jeunes dans un
territoire, combler leurs trous de mémoire… leur permettre d’être
sujets de cette société, pour qu’ils retrouvent de la dignité
sur terre. Et enfin, se donner les moyens de faire la différence
entre ce qui relève de l’islam (et donc de la liberté de culte
garantie par la Constitution française) et ce qui relève du
dysfonctionnement et du radicalisme. Pour le moment, les musulmans
sont pris pour des intégristes et les intégristes sont pris pour
des musulmans ! L’amalgame avantage toujours les intégristes,
qu’il produise du laxisme ou de la diabolisation !
Crédits :
Interview accordée exclusivement à Fériel Berraies Guigny
Courtesy of F.B. G Communication
www.fbgcom.net
fbgcommunication@yahoo.fr
Publié le 16 décembre 2007 avec
l'aimable autorisation de Fériel Berraies Guigny
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