Opinion
Camille Otrakji :
« On trompe les opinions syrienne et
internationale »
Manifestation pro Assad
Jeudi 23 juin 2011
Bloggeur syrien basé à
Montréal au Québec, Camille Otrakji est
depuis plusieurs années un analyste très
en vue sur la « toile » anglo-saxonne
pour tout ce qui concerne son pays
d’origine : il est notamment un des
rédacteurs et modérateurs du site
Syria Comment
de Joshua Landis, et a créé
Créative Syria,
un portail d’accès à de nombreux sites
consacrés à la Syrie, dont
Syrian Think Tank,
site de débat en ligne accueillant la
crème des spécialistes du Proche-Orient.
Un des meilleurs connaisseurs
de la Syrie, Camille Otrakji n’est pas,
on le verra, un défenseur inconditionnel
du régime de Damas : dans cet entretien
accordé au site Qifa Nabki*, il pointe
les problèmes, maladresses et erreurs
ayant en partie motivé l’actuel
mouvement de mécontentement. Mais il met
aussi en lumière les agissements sur
place de groupes insurrectionnels armés,
dont l’action déstabilisatrice est
encouragée par les stratèges de
Washington et relayée et amplifiée par
des médias occidentaux unanimistes et
alignés sur la propagande du département
d’Etat américain. Pas de langue de bois
ici, mais une parole libre, et un regard
de connaisseur sur la société syrienne
et les mécanismes de déstabilisation
dont elle est actuellement la victime.
*Qifa Nabki est un blog consacré aux
problèmes du Liban et de sa région, et
animé par Elias Muhanna, spécialiste
libanais du Proche-Orient et de la
civilisation arabo-musulmane, étudiant
en doctorat de langues et civilisations
orientales à l’université d’Harvard et
professeur invité de l’université de
Stanford pour la Démocratie, le
Développement et l’Etat de droit ; E.
Muhanna a publié des articles sur le
Proche-Orient dans le quotidien
britannique The Guardian et est cité
régulièrement dans d’autres journaux
comme le New York Times, le Washington
Post, The Los Angeles Time, The
Financial Times et des chaînes
d’information comme le service
international de la BBC et Al Jazeera,
sans oublier la blogosphère.
(Cet entretien a été recueilli début
mai 2011)
-Qifa Nabki. :
Vous avez tout récemment été cité dans
le New York Times : vous y déclariez que
l’actuelle situation en Syrie est
« totalement manipulée », et que les
activistes à l’oeuvre dans les rues du
pays trompaient le peuple syrien et le
reste du monde. Pourriez-vous développer
cette affirmation ?
-Camille Otrakji : Je pense qu’une
nette majorité de Syriens soutient
plusieurs des revendications des
manifestants pacifiques. D’un autre
côté, seule une petite minorité de
Syriens est prête à prendre le risque de
déstabiliser son pays pour obtenir un
total changement de régime, au terme
d’un conflit douloureux.
Vous pourriez être en désaccord avec moi
si vous croyez que les mouvements de
protestation actuels sont le résultat de
la mise en boucle par Al Jazeera et BBC
Arabic de vidéos sanguinolentes donnant
l’impression que la victoire est proche
pour le « peuple syrien » manifestant
contre un tyran méprisé. Dans les
premiers jours de la révolte libyenne,
Al Jazeera avait suggéré le même
sentiment de « victoire facile » au sein
du peuple libyen, et aujourd’hui les
Libyens continuent de s’entre-tuer et de
détruire leur pays.
« Moins de 1%
de la population syrienne (environ 150
000 personnes) a participé aux
manifestations à ce jour »
Malgré les appels quotidiens de
l’opposition à manifester par millions,
il est clair, d’après le nombre de gens
vus jusqu’à présent dans les rues de
Syrie, que moins d’1% de la population
(environ 150 000 personnes) a participé
aux manifestations. Clairement, ce n’est
ni l’Egypte ni le Yemen, où vous avez
des centaines de milliers ou même des
millions de manifestants chaque jour. En
Syrie, on a vu quelques milliers de
protestataires ici, quelques centaines
d’autres là-bas, le vendredi
essentiellement. Et pourtant les
gouvernements occidentaux, l’opposition
syrienne, et les médias couvrant la
situation ont utilisé avec lyrisme
l’expression « le peuple syrien » dès la
première démonstration d’une poignée de
jeunes gens devant la mosquée Ummayad.
Cela implique que ces jeunes gens
auraient le soutien du peuple tout
entier, ce qui est une sérieuse
déformation des faits. Comment
pensez-vous que réagissent les Syriens
quand tous, des officiels occidentaux
jusqu’aux journalistes, les enrôlent
automatiquement dans le camp des
partisans du changement de régime ?
Personne n’a rappelé que pendant
plusieurs semaines, ces Syriens ont
manifesté dans de nombreuses villes pour
soutenir leur président. Ces
manifestations quotidiennes, festives et
même bruyantes, n’ont pris fin que
lorsque le ministre de l’Intérieur leur
a enjoint de cesser leurs initiatives,
par trop « bruyantes ». En fait, la
seule fois où les Syriens sont descendus
dans la rue par millions, c’est le jour
où les supporteurs d’Assad ont envahi
les grandes villes du pays. Il est pour
le moins bizarre que les médias
internationaux, dans leur majorité,
aient décrété que tous ces Syriens
chantaient et dansaient dans les rues
parce qu’ils… craignaient le régime !
(…) Ironiquement, certains de ces mêmes
journalistes soulignaient que la
« révolution » était sur le point de
triompher parce que « la
barrière de la peur avait été brisée »
!
En plus d’exagérer la dimension des
manifestations, on semble oublier le
fait que, contrairement à ce qui se
passait sur la place Tahrir en Egypte,
les manifestants syriens sont en grande
majorité des hommes. Le « peuple
syrien » inclut aussi des femmes, comme
le montrent d’ailleurs les
rassemblements pro-Assad. Pourquoi
aucune de ces organisations de droits
des flemmes, financées par l’Occident,
ne s’est-elle exprimé après avoir
observé des dizaines de ces
manifestations intégralement masculines
?
Tandis que la plupart des
manifestants sont sincèrement
pacifiques, un certain nombre
cherchaient la confrontation violente.
Les membres de la police et des services
de sécurité syriens ne sont pas habitués
à de telles situations et, hélas, dans
certains cas, certains d’entre eux ont
réagi avec une brutalité inutile. Mais
sur 150 000 manifestants, 500 auraient
jusqu’à présent été tués, selon les
estimations de l’opposition. Le
gouvernement, de son côté, parle de 78
morts, et je pense que les vrais
chiffres se situent entre les deux, mais
plus proches de l’estimation de
l’opposition. Le pouvoir prétend que
beaucoup sont tombés lors de
confrontations armées avec les forces de
l’ordre. Compte tenu du fait que 80
soldats et policiers sont également
tombés, il est logique que des hommes
armés rien moins que pacifiques figurent
parmi les centaines de pertes
« civiles ».
Beaucoup d’autres ont probablement
été victimes de violences policières.
Nous devons garder à l’esprit qu’en
dépit de l’amertume ressentie par nous
tous après ces centaines de morts, une
enquête sérieuse devrait être menée sur
ce qui est vraiment arrivé.
Personne n’a accès à la vérité, mais
je crois qu’il serait juste de voir
qu’il n’est pas vrai, jusqu’à
aujourd’hui, qu’il existe une politique
officielle de « tir dans le tas » contre
les manifestants. Il y a eu
certes beaucoup d’erreurs tragiques de
la part des forces de l’ordre, mais
nombre de manifestants ont aussi péri
alors qu’ils prenaient part à des
actions violentes contre l’armée et la
police. Et ceux qui comparent
les chiffres des morts en Syrie à ceux
de l’Egypte doivent garder à l’esprit le
fait qu’en Egypte les manifestants n’ont
pas livré bataille à l’armée : les 850
victimes égyptiennes étaient toutes
désarmées.
-Q.N. : Mais il y a certainement
un mécontentement populaire contre
Bashar al-Assad, ou sinon les gens ne
risqueraient pas leurs vies pour
manifester contre le régime…
-C.O. : La révolte a débuté dans une
certaine légitimité, quand elle était
localisée à Dar’aa. Les gens étaient
vraiment révoltés contre le chef local
des forces de sécurité, un parent du
Président, et donc ils ont d’abord
protesté contre ses abus de pouvoir et
sa corruption. Mais tout ceci est
intervenu dans la foulée des événements
d’Egypte et de Tunisie, et certains
groupes ont décidé d’essayer de
« capitaliser » sur le mouvement de
Dar’aa, et de le transformer en révolte
nationale contre le régime syrien.
-Q.N. : Quels groupes ?
-C.O. : Il y a pas mal de groupes
désireux de déstabiliser le régime. Vous
avez des activistes à l’étranger,
financés par divers programmes
américains que l’administration Obama
continue d’alimenter, tout en cherchant
à avoir de meilleures relations avec la
Syrie. Et puis il y a aussi ces
technologies américaines qui vous
permettent de tout manipuler sur le net.
Par exemple, vous pouvez générer
des membres virtuels parmi les quelque
150 000 dont se targue la page Facebook
sur la « révolution syrienne de 2011″.
Ensuite, on compte pas mal de
salafistes à travers le pays, guidés par
des chefs religieux syriens, saoudiens
ou égyptiens. Et il est possible que
certains des quatre milliardaires
anti-régime que compte la région
essaient d’attiser le feu pour des
raisons qui leur sont propres : Abdul-Halim
Khaddam (ancien vice-président syrien,
actuellement en exil à Paris), Ribal al-Assad
(cousin de Bashar, et fils de Rifat al-Assad),
Saad al-Hariri (actuel Premier ministre
expéditeur des affaires courantes du
Liban et fils de Rafiq, assassiné), et
Bandar bin Sultan al-Saud (ancien
ambassadeur saoudien aux Etats-Unis).
-Q.N. : Donc tout ceci serait l’oeuvre
de groupes extérieurs ?
-C.O. : Non, bien sûr que non. Comme
je l’ai dit, la révolte a eu une origine
légitime. Et il n’y a guère de doute que
beaucoup de Syriens sont mécontents de
certains aspects du régime en place.
Mais la plupart d’entre eux
préféreraient voir de vraies réformes
entreprises selon des voies pacifiques
dans les cinq années à venir par le
régime actuel, plutôt que de tenter de
le balayer au risque de déclencher une
guerre civile et religieuse. Si
Bashar envisageait de signer des lois
permettant la constitution de partis
politiques, d’alléger la censure de la
presse et de moderniser et limiter le
rôle des mukhabarat (services
secrets), je crois que 80% des Syriens
seraient en total accord avec ça.
Et ils diraient à l’opposition : « Merci
beaucoup pour votre courage. Vous nous
avez rendu un grand service en
« secouant » le régime. Mais maintenant
on en a assez des manifs et nous voulons
retourner au travail.. Nous allons
donner à Bashar le bénéfice du doute,
jusqu’à la prochaine élection
présidentielle. »
-Q.N. : Que dites-vous à ceux qui
prétendent, comme Joshua Landis, que les
jours du régime sont comptés ? Landis
estimait récemment que même si Bashar
peut survivre à la crise, les problèmes
économiques du pays constituent une
bombe à retardement et finalement la
classe moyenne pourrait l’abandonner…
-C.O. : Le docteur Landis pourrait
avoir raison, la situation est
difficile. Mais je voudrais aussi
souligner que ce n’est pas la première
fois que l’économie syrienne est décrite
comme étant au bord de l’effondrement.
Le président Reagan n’était pas le
premier à attendre que ses adversaires
(l’Union soviétique) se rendent une fois
ruinés.
En 1977, quand les Etats-Unis et
Israël ont décidé de faire la paix avec
l’Egypte seule au lieu de s’engager dans
un traité plus vaste qui inclurait le
retour à la Syrie des hauteurs du Golan
et la libération des territoires
palestiniens occupés, une revendication
fondamentale de Hafez el-Assad, le
conseiller américain à la Sécurité
nationale Zbigniew Brzezinski fit cette
analyse : « L’économie syrienne est
en grave difficulté, avec une inflation
de 25%. Si les Saoudiens offraient un
soutien financier majeur en échange
d’une réconciliation égypto-syrienne, le
président Hafez el-Assad pourrait
accepter, quel que soit le déplaisir que
lui cause l’idée d’être contraint de
négocier avec Israël. »
Trente-quatre ans plus tard, nous
sommes confrontés à une situation
similaire. L’Occident envoie des
messages à la Syrie via ses alliés du
Golfe arabique, qui disent : « Vous
êtes dans une très mauvaise passe, mais
si vous jouez selon nos règles… si vous
cessez toute relation avec le Hezbollah…
si vous coopérez avec nous quand nous en
avons besoin, alors nous pouvons vous
aidez à rester au pouvoir et fermer les
yeux comme nous le faisons au Bahrain ou
en Arabie Saoudite. »
Ce n’est pas le défi le plus
difficile auquel ait été confrontée le
régime. En 1977, il a perdu son
partenaire de paix égyptien après que
Sadate eût signé un traité séparé avec
Israël. Au même moment, le régime syrien
était occupé à combattre au Liban une
coalition de forces musulmanes alors
qu’il s’efforçait de protéger les
chrétiens, militairement plus faibles.
Tout ceci déboucha sur une coalition
d’états arabes voisins alignés sur les
Etats-Unis et décidés à renverser le
régime de Damas en soutenant (avec de
l’argent et des armes) les Frères
musulmans qui s’efforçaient d’abattre
Hafez el-Assad par la force. Puis Israël
envahit le Liban et battit les troupes
syriennes qui y étaient stationnées.
L’économie syrienne a souffert des
années durant de graves et multiples
défis. Et pourtant en 1983, un haut
responsable du Département d’Etat
américain le reconnaissait : « Hafez
el-Assad est aussi fort, peut-être même
plus fort que jamais. »
En 2005, après l’assassinat d’Hariri,
le monde entier voulait la peau de la
Syrie. L’armée syrienne quitta le Liban,
et les Américains, les Européens et les
Arabes pensèrent tous que Bachar était
fini. Ils disaient qu’il était stupide,
qu’il n’avait pas de vision, qu’il
n’était pas la moitié de ce qu’était son
père. Il est significatif de remarquer
que Bashar ne s’est pas senti forcé de
commenter l’assassinat d’Hariri et le
retrait de son pays du Liban. Rafiq
al-Hariri a été tué le 14 février 2005.
Savez-vous quand Bashar a donné son
premier discours sur ce sujet ? En
novembre. Soumise à la pression,
le régime syrien joue la montre. C’est
une erreur de prétendre qu’il n’a plus
de cartes en main.
-Q.N. : Peut-il se permettre de
ne pas communiquer aussi longtemps ?
-C.O. : Il semble que les dirigeants
syriens le croient. Mais cette absence
totale de communication leur fait perdre
de l’appui parmi les Syriens de
sensibilité neutre, et irrite beaucoup
de soutiens du régime. Tous aimeraient
entendre un compte-rendu convaincant des
événements, mais le régime déteste
communiquer. Du coup, beaucoup sont
hésitants. Ils préféreraient suspendre
la révolution et donner au régime le
temps de se réformer. Mais chaque
vendredi ils subissent la pénible
attente des mauvaises nouvelles.
Vendredi dernier, des dizaines de
manifestants sont morts. Les opposants
prétendent qu’il s’agissait de
manifestants pacifiques. Le régime
affirme quant à lui que c’était tous des
hommes en armes qui attaquaient les
forces de l’ordre. La majorité des
Syriens pensent que la vérité se situe
entre les deux.
D’un autre côté, je me rends compte
que communiquer est pratiquement inutile
à présent. Tant le régime que
l’opposition sont engagés dans un duel
de propagande et le résultat est que
plus nous disposons d’outils
technologiques d’information, plus nous
sommes dans la confusion et le soupçon.
Sur Twitter, nous avons droit à une dose
massive d’accusations relatives à la
brutalité du régime fabriquées de toutes
pièces (qui s’ajoutent aux
authentiques). Sur Facebook vous pouvez
visionnez des vidéos que les groupes
peuvent partager (s’ils acceptent leurs
arguments) ou rejeter (si le contenu
paraît douteux). Par exemple, ces
extrait de la télévision syrienne
affirmant que des dizaines de
manifestants ne faisaient que célébrer…
la pluie. Ou ce clip des funérailles des
manifestants tués qui nous montre un
cercueil brandi et qui semble être vide
; j’aime ce clip : il est drôle et il
montre comment n’importe qui avec un un
minimum de savoir-faire technique peut
manipuler facilement les médias
digitaux.
-Q.N. : Pourquoi tout s’est-il
passé plus « doucement » en Egypte ?
-C.O. : Il y a une différence majeure
avec la Syrie. L’Egypte n’a pas la
structure ethnique et religieuse
complexe de la Syrie. Nous, nous avons
des sunnites, des alaouites, des
chrétiens, des druzes, des Kurdes, des
Arméniens, et divers autres groupes
ethniques ou religieux. Nous connaissons
le tribalisme. Nous avons des liens
historiques complexes et des frontières
avec le Liban et l’Irak, deux des pays
les plus fragiles de la région. Nous
sommes en guerre avec Israël, et nous
sommes un maillon essentiel de l’axe
Iran-Hezbollah-Hamas qui nous met en
opposition avec l’Arabie Saoudite et
d’autres Etats arabes. Tous les
Syriens sont conscients de la
vulnérabilité de leur pays, et c’est
pourquoi la grande majorité d’entre eux
sont sincèrement partisans de l’actuel
régime – ou pas opposés – même s’ils
attendent impatiemment de nouvelles
réformes. Les Syriens répugnent
à l’aventure ; ils ne veulent pas courir
les risques qu’a courrus l’Egypte, parce
que l’Egypte est beaucoup moins exposée
à la dislocation interne : elle est à
90% sunnite, 100% arabe, ne compte ni
tribus ni problème kurde, dispose
d’immenses déserts la séparant de ses
voisins, et a en outre choisi de signer
un traité de paix avec Israël.
-Q.N. : Et donc que va-t-il se
passer ?
-C.O. : Il n’y a pas de moyen de le
savoir. En définitive, tout repose dans
les mains de la majorité du peuple
syrien, hostile à tout risque et non
impliquée dans les rivalités
religieuses, mais la situation pourrait
devenir hors contrôle si les événements
en cours sont manipulés par des groupes
qui attiseraient les conflits sectaires.
Si vous regardiez les plus
anciens messages sur la page Facebook
consacrée à la « révolution » syrienne,
vous seriez étonné du nombre de discours
de type religieux rencontré, et aussi du
volume de fausses nouvelles.
Les intervenants essayaient vraiment
d’attiser l’hystérie sectaire, de
radicaliser les sunnites syriens conte
le régime. Mais ce n’est pas ce que la
plupart des Syriens veulent, mais il y a
assez de Syriens qui peuvent être
influencés par de tels messages.
-Q.N. : Quelle est selon vous la
probabilité que le régime puisse être
renversé par l’opposition, compte tenu
du fait que celle-ci peut recueillir de
nouveaux soutiens dans les grandes
villes ?
-C.O. : Le problème avec cette
question – que tout le monde se pose –
c’est qu’elle méconnait fondamentalement
ce qu’est le « régime syrien ».
Qu’est-ce que ça veut dire ? De quoi
parlez-vous quand vous dites « le régime
syrien » ?
-Q.N. : La famille Assad, pour
commencer. Les principaux intermédiaires
du pouvoir et les chefs de la sécurité.
Les oligarques corrompus comme Rami
Makhlouf. Ce sont les cibles de
l’opposition…
« Le régime
syrien, et seulement le régime syrien
sait comment fonctionnent le Levant et
la Mésopotamie »
-C.O. : La corruption est précisément
une des raisons pour lesquelles beaucoup
au sein du « régime » résisteront à ceux
qui essayent de les renverser et je ne
pense pas que le peuple syrien se calme
à moins qu’il soit convaincu que la
corruption sera éradiquée. Mais je crois
en revanche que nous devons observer le
Liban pour comprendre ce qui se passe
vraiment en Syrie. Après des décennies
d’expérience démocratique (une
démocratie imparfaite), on a toujours un
Amin et un Bashir Gemayel qui ont hérité
de leur père Pierre la direction de leur
parti et de leur communauté. Et Walid de
Kamal Jumblatt, Saad de Rafiq Hariri… et
le même principe clanique s’applique aux
Frangieh, aux Chamoun ou aux Karamis.
Vous avez aussi un accord grâce
auquel 5% de la population (la minorité
druze) ont parfois un pouvoir de veto
sur d’éventuelles décisions
qu’envisagent les dirigeants élus de la
nation.
Quand le leader druze Walid Jumblatt
a changé de camp le 8 mars dernier,
renversant la majorité et ouvrant la
voie à un nouveau Premier ministre
libanais, Saad Hariri a été furieux. Il
a averti que seuls les sunnites
pouvaient désigner le Premier ministre,
quelque soit le camp détenteur de la
majorité au parlement de Beyrouth.
Bien qu’il n’y ait pas de pouvoir
fort comme en Syrie, le Liban ne se sent
toujours pas prêt à risquer l’adoption
d’une démocratie de type « un homme, un
vote ». Et les mêmes familles qui
tiennent collectivement le pouvoir sur
les différents segments de la société
sont toujours en place au bout de
dizaines d’années. Même Sayyed Hasan
Nassrallah est là depuis des dizaines
d’années. S’en prendre à ce système
imparfait c’est ouvrir la boîte de
Pandore.
L’actuel gouvernement irakien s’est
constitué pour l’essentiel à Damas.
Chaque candidat au pouvoir ou figure
religieuse ou politique de quelque
importance s’est rendu à Damas avant
qu’un accord soit obtenu. Aucune autre
capitale de la région n’a reçu autant de
V.I.P.’s irakiens. Comment la Syrie
est-elle devenue aussi influente en Irak
?
Quand Saddam Hussein opprimait les
Kurdes et chiites irakiens, la Syrie
hébergeait leurs leaders à Damas. Les
Premiers ministres irakiens Maliki et
Allawi, le Président Talibani et de
nombreux autres opposants à Saddam
Hussein ont vécu pendant des années à
Damas, avant de revenir en Irak pour le
diriger. A la même époque, tous les
autres pays arabes, pour ne pas parler
des Etats-Unis et de l’Europe,
s’efforçaient d’être les meilleurs amis
de Saddam.
De la même façon, quand le poids de
l’Iran dans l’Irak post-Saddam s’est mis
à peser dans la balance politique de
façon à marginaliser les sunnites
irakiens, la Syrie s’est opposée à son
allié iranien et a décidé de protéger
les sunnites, incluant les bassistes et
les chef de tribus sunnites irakiennes.
La coalition actuellement majoritaire
au Liban est composée de chrétiens, de
chiites, de druzes et de sunnites…Tous
ont quelque chose en commun : ce sont
les alliés de la Syrie. De la même
façon, l’opposition libanaise est faite
de groupes comparables, ayant eux aussi
un point commun : ils sont les
adversaires de la Syrie.Quand le leader
druze est passé du statut d’opposant à
celui d’allié de la Syrie, la majorité
et l’opposition libanaises ont échangé
leur rôle…
Le régime syrien, et
seulement le régime syrien, sait comment
fonctionnent le Levant et la Mésopotamie.
Essayez seulement de laisser les
Saoudiens décider à sa place et vous
finirez par enchaîner les désastres.
Vous vous rappelez du plan génial de
Saud al-Faisal qui voulait envoyer une
armée arabe combattre le Hezbollah au
Liban ?
Les alaouites et, à un moindre degré,
les autres minorités syriennes
n’accepteront jamais que le système en
place soit balayé en 24 heures, et sans
que soient diligentées des réformes qui
garantissent la sécurité et les droits
des minorités. Vous devez
comprendre que la plupart des alaouites
considèrent la Syrie à peu près comme
les Juifs voient Israël, les Kurdes le
Kurdistan, les maronites le Liban, etc.
C’est le seul pays au monde où ils
peuvent dicter leurs volontés et n’ont
pas à redouter d’être réprimés en tant
que minorité. Ils ne vont pas accepter
que cet état de choses disparaisse d’un
jour à l’autre. Si la
démocratie doit s’implanter en Syrie,
cela doit se mettre en place
graduellement et dans une région qui ne
bout pas de colères sectaires. La
plupart des Syriens le comprennent. Mais
beaucoup d’autres, bizarrement, ne le
comprennent pas.
-Q.N. : Quelle est votre opinion
sur la prétendue préoccupation de la
Turquie à propos d’une éventuelle chute
du gouvernement syrien ? Pensez-vous que
cette alliance essentielle pourrait être
mise en péril si la violence continue et
les réfugiés commencent à fuir en
Turquie ?
-C.O. : Si la Syrie
s’effondre, cela pourrait mener à un
désastre pour tous ses voisins : Liban,
Israël, Palestine, Jordanie, Irak et,
oui, même la Turquie. Les Turcs
n’ont aucune envie de voir les Kurdes de
Syrie revendiquer leur propre mini-Etat,
car cela influerait de façon décisive
sur la question kurde en Turquie. Qui ne
voudrait pas d’avantage voir les
Sunnites et Alaouites syriens
s’entre-tuer au sud immédiat de ses
frontières. Car de tels événements
seraient contagieux pour les populations
sunnites et alaouites de Turquie.
Les acteurs principaux de la région
n’ont au bout du compte aucun intérêt a
tenter de déstabiliser Assad. Même s’ils
ne veulent pas l’admettre, ils savent
très bien que le régime syrien joue un
rôle stabilisateur dans tout le
Proche-Orient. Rami Khouri reconnaît que
l’on peut s’attendre à des problèmes
régionaux graves si la Syrie est
déstabilisée. Et moi je crois que la
Syrie a une influence jusqu’au Yémen, en
Arabie Saoudite, en Irak, au Liban, en
Jordanie, en Turquie, en Iran, au
Bahrein et… au-delà encore. En ce sens,
ce pays n’est décidément pas l’Egypte ou
la Tunisie.
« Si la Syrie
s’effondre, cela pourrait mener à un
désastre pour tous ses voisins »
-Q.N. : A votre avis, quel serait
le scénario idéal pour la Syrie ?
-C.O. : Je ne peux pas parler de la
Syrie sans parler aussi du
Proche-Orient, c’est la seule façon de
procéder.Tout d’abord, les
manifestations doivent cesser, le
Président doit s’adresser à la nation
pour rassurer tous ceux qui se sont
sincèrement engagés pour les réformes
sérieuses et rapides qu’attendent la
grande majorité des Syriens : une loi
sur la liberté de la presse, une loi sur
les partis politiques, une loi sur la
décentralisation (donnant plus de
pouvoir aux provinces) et une autre
réduisant graduellement (en un an ?) le
monopole politique du parti Baas.
Les minorités qui détiennent le
pouvoir en Syrie devraient commencer à
réfléchir sur un plan de retour à la
démocratie, en cinq ans par exemple. Un
sénat pourrait défendre les droits de
ces minorités. Maintenir un contrôle de
l’armée, comme en Turquie, serait un
autre moyen de rassurer les minorités.
Mais d’un autre côté, d’éventuelles
élections libres amenant qui que ce soit
au pouvoir ne pourraient avoir lieu…
qu’après une paix conclue avec Israël
(du calme, je vous prie, je vais
m’expliquer).
La « communauté internationale » doit
aider Israël et les Arabes a parvenir à
une paix complète au Proche-Orient.
L’actuel status quo n’est pas
défendable. Une majorité d’Egyptiens
souhaitent déchirer le traité de paix
avec Israël. L’Arabie Saoudite et les
autres Etats du Golfe ne seront pas
éternellement stables. L’Iran et
l’Arabie Saoudite sont probablement en
train de réfléchir aux différentes
façons d’amplifier la guerre froide qui
les oppose. Très vite, une troisième
intifada pourrait démarrer en Palestine.
Il n’y a qu’une manière de
désamorcer toute cette tension : un
traité de paix global basé sur le retour
aux frontières de 1967.
Depuis 1977, les Etats-Unis et
l’Europe ont tenté d’affaiblir ou de
déstabiliser la Syrie. Mais cela ne peut
que déstabiliser le Proche-Orient tout
entier, comme ça a d’ailleurs été le cas
par le passé à chacune de ces
tentatives. A Washington existe un
groupe d’experts du Proche-Orient qui
essayent, depuis des années ou même des
décennies, d’affaiblir et d’isoler la
Syrie, sans succès : Dennis Ross, Elliot
Abrams, Lee Smith, Jeff Feltman, et bien
d’autres qui ont disparu depuis. Pour
eux, il s’agissait d’un combat personnel
qu’ils n’ont jamais gagné. Mais ils ont
au moins réussi à faire en sorte
qu’aucun Secrétaire d’Etat américain ne
se soit rendu à Damas depuis 2003. Peu
importe qui est le président des
Etats-Unis, les ennemis de longue date
de la Syrie installés au sein de la
nouvelle administration Obama font tout
pour que rien de constructif ne puisse
sortir de celle-ci sur le sujet.
Si le président Obama est sincère
quant à son désir de progrès au
Proche-Orient, il doit prendre
personnellement en charge les relations
avec la Syrie. Et laisser les
« experts » de la Syrie en dehors du
coup. On ne peut à la fois se prétendre
une démocratie à l’intérieur des
frontières des Etats-Unis et se
comporter comme une brute dans ses
relations avec les Etats plus petits.
Vous savez bien que lorsque la Syrie
était perçue comme une alliée de l’Union
Soviétique, les Russes laissaient à
Hafez al-Assad toute liberté de
rencontrer des présidents américains.
Ils ne l’ont pas puni pour ça. Et c’est
la même chose pour l’allié iranien de la
Syrie : celui-ci ne s’est jamais plaint
de ce que le président Bachar al-Assad
rencontre des officiels américains ou
que des experts syriens discutent de
paix avec les Israéliens en Turquie. Les
Américains auraient beaucoup à apprendre
des Iraniens et des ex-Soviétiques qui
ont montré qu’il était possible d’être
amis avec la Syrie sans pour autant lui
dicter leurs exigences.
La religion et la politique composent
un mix explosif. La plupart des
problèmes de la région viennent de
l’Arabie Saoudite (bastion de l’Islam
sunnite), de l’Iran (bastion de l’Islam
chiite), d’Israël (l’Etat juif) et, de
plus en plus, des chrétiens évangéliques
sionistes américains. Si vous
voulez que les minorités syriennes (les
Alaouites, notamment) aient moins peur
de la démocratie, débarrassez-les tout
d’abord de la menace salafiste.
Certains de ces sectaires islamistes en
appellent en effet à l’extermination, au
nom de la lutte contre les infidèles,
d’un tiers de la population syrienne,
tandis que d’autres exigent, sous peine
des pires violences, que les minorités
syriennes soient chassées du pouvoir
immédiatement. En Egypte, de hauts
responsables de la confrérie des Frères
musulmans disent ouvertement que leur
but ultime est de « gouverner le monde »
! Les salafistes en Egypte menacent déjà
à voix haute d’envahir les monastères
chrétiens et de s’emparer des mosquées
soufies. Même en Tunisie, en Jordanie et
dans le Nord-Liban, les salutistes
s’efforcent chaque jour d’avantage de
jouer un rôle prépondérant.
Je le répète : en cinq ans, tout peut
être résolu. Mais nous devons renoncer à
cette mentalité de « probité morale »
qui faisait considérer qu’Hosni Moubarak
était membre de droit de la « communauté
internationale » simplement parce qu’il
était une marionnette des Américains.
Beaucoup des héros et avocats de la
« probité morale » travaillaient pour
Kadhafi quand celui-ci payait le bon
prix. Certains travaillaient pour
l’administration de George Bush père
quand fut prise la décision de tuer des
dizaines de milliers de jeunes soldats
irakiens après qu’ils se soient rendus,
en 1991. Cette même première guerre
d’Irak avait été rendue possible après
que beaucoup, y compris le Président,
eussent menti au peuple américain pour
lui faire accepter une guère au départ
impopulaire. Ne dépensez pas 500
millions de dollars supplémentaires pour
monter les Libanais contre le Hezbollah
avant les élections. Si vous faites
cela, le régime syrien sera renforcé
dans sa conviction que l’ouverture et la
libéralisation de son système politique
conduiront inéluctablement à une
manipulation américaine (et saoudienne).
L’administration Obama a vraiment tort
d’envoyer un ambassadeur à Damas alors
qu’elle finance ceux qui cherchent à
renverser le régime syrien, pour se
plaindre ensuite que les relations entre
les deux pays ne fonctionnent pas bien.
Les Etats-Unis doivent
choisir entre essayer de résoudre les
problèmes de la région ou la laisser
s’embraser. Alors oubliez ce que vos
« experts de la Syrie » disent :
l’actuel régime de Damas a 40 années
d’expérience politique dans cette
région. Utilisez-les, puis seulement
après parlez avec ce régime de son
éventuel retrait quand la région sera en
paix.
Suis-je confiant dans la possibilité
que tout cela arrive ? Oui en ce qui
concerne les réformes du régime syrien,
et non pour tout le reste. Il est
difficile de n’être pas pessimiste quant
à ce qui va se passer au Proche-Orient
cette année.
Publié le 23 juin
2011 avec l'aimable autorisation d'Info
Syrie
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