Opinion - El Watan
Azmi Bishara: «La solution des deux Etats a échoué»
Mercredi 5 janvier 2011
Azmi Bishara, 54 ans, fait partie des «Arabes de 1948». Militant
communiste en Israël puis nationaliste arabe, il a activé au
sein du Rassemblement national démocratique. Sous la bannière de
ce parti, il a été élu au Parlement israélien (Knesset) en 1996.
Il a démissionné de son poste de député en 2007 pour dénoncer
des persécutions dont il faisait l’objet en raison de ses
positions soutenant le Hezbollah libanais après l’attaque
israélienne en 2006.
Phd en philosophie, il est l’auteur de plusieurs ouvrages
écrits en arabe, en hébreu, en anglais et en allemand. Il
s’agit, entre autres, de L’identité et la fabrication de
l’identité dans la société israélienne, Etre Arabe de nos
jours, La société civile, étude critique et Thèses sur une
renaissance entravée. Consultant à la chaîne qatarie Al Jazeera,
Azmi Bishara enseigne à Doha où il vit.
-Yasser Abd Rabo, secrétaire général du Comité
exécutif de l’OLP, estime qu’il est possible de reconnaître
l’Etat d’Israël «dans les termes qu’il souhaitera» en
contrepartie de la reconnaissance par l’Etat hébreu de la
Palestine dans les frontières de 1967. Quelle analyse
faites-vous de cette proposition ?
Ce n’est pas nouveau. Cette personne a toujours eu cette
position depuis longtemps. Ce n’est pas uniquement son point de
vue. Certains, au sein de l’Autorité palestinienne, partagent
cette position. Si l’Autorité était contre ce point de vue, on
lui aurait signifié de ne pas le répéter à chaque fois. La
fonction de cette personne est secrétaire de l’instance
exécutive de l’OLP. Donc, il occupe un poste officiel. Il a
également signé l’accord de Genève avec Yossi Beilin (ancien
ministre de la Justice, ndlr) en 2004. Dans cet accord, il est
évoqué l’option de deux Etats pour deux peuples.
Ce qui est nouveau, par contre, est que ces déclarations
semblent s’adapter à la demande israélienne de reconnaître «le
caractère juif» de l’Etat israélien comme condition pour une
solution durable et même, comme cela a été dit dernièrement,
comme condition pour mettre fin aux colonisations. Il me semble
qu’il y ait une mauvaise perception par les Palestiniens des
conditions israéliennes. C’est simple : il y a une série de
concessions suivie d’une série de nouvelles conditions
israéliennes. Il n’existe pas de cadre référant dans les
négociations israélo-palestiniennes. Comme il n’y a pas
d’utilisation d’autres moyens tels que la résistance ou la
militance. Aussi, Israël sait-il qu’il traite avec un
interlocuteur dépouillé de choix. Il n’a pas de références et
pas d’autres moyens que la négociation. S’adapter à une
condition israélienne est tout de suite suivi par l’imposition
d’autres conditions. C’est un cercle vicieux.
-Pourquoi les Israéliens insistent-ils sur la
reconnaissance du caractère juif de leur Etat ?
A l’intérieur et pour le sionisme, la demande n’est pas
nouvelle aussi. C’est le but même du sionisme : établir un Etat
juif. Cela a été exprimé en 1948 et a conduit à l’éparpillement
de la plupart des habitants palestiniens. Pour avoir la majorité
juive, il fallait disperser la majorité arabe. Ce qui est
nouveau est qu’aujourd’hui, Israël demande aux Arabes de le
reconnaître comme «Etat juif». Autrement dit, reconnaître le
sionisme et le droit d’Israël d’exister. Israël a avancé cela
depuis que «la feuille de route» a été proposée, en 2003. Si les
Palestiniens le proclament, c’est une forme d’abandon du droit à
la terre et du droit au retour des réfugiés. C’est justement là
l’objectif de cette demande avant l’entame des négociations. Par
ailleurs, Israël ne veut plus se contenter d’une acceptation
pragmatique et réaliste de son existence, mais considérer cela
comme un droit légitime et idéologique. Cela entraînera, comme
effet rétroactif, l’effondrement de toute l’ossature morale,
militante et politique arabe.
-Comment voyez-vous la suite des négociations
directes entre Palestiniens et Israéliens ?
Sincèrement, je ne m’intéresse pas trop à ces négociations.
Car je ne vois aucune différence entre l’existence de
négociations ou pas. La relation israélo-palestinienne est
d’abord sécuritaire. Il y a une coordination de sécurité et de
renseignement entre l’Autorité palestinienne et Israël. Cette
coordination, qui continue avec ou sans les négociations, a pour
but de frapper la résistance et d’entretenir la sécurité
d’Israël. En contrepartie, il y aura l’existence d’une entité
palestinienne qui allègera Israël du poids démographique, celui
des Palestiniens qui vivent sous l’administration israélienne.
Les négociations intéressent en premier lieu Benjamin Netanyahu,
qui apparaîtra aux yeux du monde comme un homme de paix et les
régimes arabes seront amoindris devant leurs peuples. Le
processus de paix est également un moyen «d’endormir» les
peuples.
Cependant, les gens conscients n’y prêtent pas attention (…).
Les Républicains américains vont augmenter les obstacles devant
le président Barack Obama, qui aura une marge de manœuvre
réduite. Cela va décevoir davantage ceux qui avaient nourri des
espoirs avec la venue d’Obama. Le président américain n’a rien
fait pour les Palestiniens depuis son élection. Rien à retenir !
Il a au moins répété dix fois son attachement à l’Etat juif et
l’engagement des Etats-Unis par rapport à sa sécurité. Le Parti
démocrate subit le lobby israélien. Obama n’est pas plus mauvais
que Bush. Mais pour la question palestinienne, il n’y a rien qui
indique qu’il est meilleur que son prédécesseur.
-Est-il vrai que les Arabes se sont détournés de
«la question palestinienne» ?
Quand on parle de la question arabe, on évoque le conflit
avec Israël et pas la paix avec Israël. La question des
Arabes ne peut pas être liée aux accords de paix que les
régimes, qui ont fait la paix avec Israël, veulent imposer aux
Palestiniens. J’évoque la dimension arabe dans le conflit. Sans
cette dimension, la question palestinienne se transformera en un
autre dossier de la série de la normalisation avec Israël. Une
normalisation sans valeur parce que l’équilibre des forces entre
Palestiniens et Israéliens est plus mauvais qu’entre Israéliens
et Arabes. La normalisation entre l’Egypte et Israël s’est faite
entre deux Etats. Les Palestiniens n’ont pas encore d’Etat ;
quand ils se comportent comme Etat, ils perdent «les deux
mondes», à savoir un mouvement de libération et un Etat. C’est
ce qui est arrivé avec la tentative d’appliquer le modèle du
Camp David égyptien sur le cas palestinien.
Ce modèle intéresse Israël car il fait sortir l’Egypte, grand
pays arabe, du cercle du conflit en établissant la paix et en
reconnaissant son existence. Cela a également permis aux
Egyptiens de reprendre le Sinaï, c’était le prix à payer de la
guerre de 1967. Le but de la guerre 1967 était de consolider les
résultats de celle de 1948. Aujourd’hui, Israël n’est pas revenu
aux frontières de 1967 et les Palestiniens n’ont ni Etat ni un
mouvement de libération. Ils sont entre les deux. Par
conséquent, leur position est affaiblie face à Israël. Cela a
également créé une résistance séparée du mouvement de
libération. Ce mouvement est arrivé à sa fin dans la forme que
nous avons connue jusque-là et sa direction politique est
engagée dans un processus de normalisation avec Israël, sans
contrepartie. La résistance est prise en charge par des secteurs
en dehors de l’OLP. Cette situation est née de la perte de la
dimension arabe de la question palestinienne.
-Comment mettre fin à cette division entre
Palestiniens ?
Il ne s’agit pas de sortir d’une mésentente. Il y a un
véritable différend politique. Différend entre ceux qui assument
la coordination sécuritaire avec Israël et ceux qui insistent
sur la poursuite de la résistance contre l’occupation. Il s’agit
de positions complètement différentes. Il ne faut pas
sous-estimer cela. J’ai des réserves à émettre sur Hamas, sur sa
manière de gérer Ghaza et l’ambition d’une partie de sa
direction de sauvegarder le pouvoir par tous les moyens. Il
reste que concilier les positions de Hamas et du Fatah est
impossible, à moins que l’une des deux parties change
radicalement sa vision pour que l’unité nationale soit possible.
Car comment concilier ceux qui veulent résister à Israël et ceux
qui veulent se livrer à lui ? Peut-être que les choses changent
dans le cas d’un échec des négociations entre l’Autorité
palestinienne et Israël. Sans changement radical, l’unité
nationale palestinienne est impossible.
-La situation paraît bien compliquée…
Compliquée en raison de l’absence de la profondeur arabe de
la question palestinienne. Peut-être que l’intervention des
Palestiniens de la diaspora et des pays arabes dans le soutien
sérieux à la résistance va faire évoluer les choses. Le discours
sur la conciliation ne vise, à mon avis, qu’à calmer les choses.
Pas plus.
-On ne parle plus du droit de retour des
réfugiés…
Il y a des gens comme nous qui n’ont pas cessé de le
rappeler. Des jeunes Palestiniens et des intellectuels arabes
nous écoutent. Sur le plan populaire et au niveau palestinien,
le droit au retour n’a pas été abandonné.
-Pourquoi la question démographique est-elle toujours
présente dans le discours des politiques israéliens ? Il y a
comme une crainte…
Il existe deux sortes de ce qu’Israël appelle le «poids
démographique». Si Israël avait annexé Ghaza et la Cisjordanie,
les Arabes seraient majoritaires en Israël actuellement, surtout
avec le retour des réfugiés. C’est pour cela qu’Israël veut se
séparer démographiquement de la Cisjordanie et de Ghaza et
interdire le droit au retour des réfugiés. Il y a un autre
problème lié aux citoyens arabes en Israël qui constituent
actuellement 20% des habitants. Ils seront plus nombreux dans le
futur avec presque 30%. Israël traite ce problème en démantelant
la conscience patriotique chez les Arabes de l’intérieur et en
agitant le spectre de la peur.
Le courant que je représente est un véritable défi pour les
responsables israéliens à partir du milieu des années 1990. Nous
avons insisté sur la citoyenneté comme une antithèse au
sionisme. Aucune citoyenneté égalitaire n’était possible sans
combattre le sionisme. Nous avons insisté aussi sur l’identité
arabe palestinienne des Arabes de l’intérieur en tant que peuple
uni et pas en tant que tribus ou ethnies. Israël a toujours
voulu jouer sur le fait que les Arabes de l’intérieur pouvaient
accepter des droits amoindris et qu’il était possible de les
diviser en groupes et ethnies pour qu’ils ne constituent pas de
danger démographique. Israël a combattu ce courant. J’étais
moi-même victime d’un exil politique forcé. Les nationalistes
arabes de l’intérieur sont pourchassés. Des lois ont été
adoptées pour limiter leur mouvement comme celle portant sur
l’allégeance à la judaïté de l’Etat d’Israël. Tout cela est lié
au combat avec les Arabes de l’intérieur et pas avec ceux de
l’extérieur.
-Vous avez fait partie du Parlement israélien.
Les règles démocratiques y sont-elles respectées ?
C’est un Parlement qui a été mis sur pied dans la foulée de
la création d’un Etat juif. Il est démocratique pour les juifs.
Israël n’a pas vu d’inconvénient quant à la présence d’Arabes au
sein de ce Parlement à travers le Parti communiste, par exemple.
Les problèmes ont apparu avec l’émergence de mouvement
nationaliste arabe, comme le Rassemblement national démocratique
(RND). Nous avons profité de la démocratie israélienne pour
avancer des revendications nationalistes réelles. Cependant,
Israël nous rappelle à chaque fois qu’on fait partie de la
démocratie, mais nous n’avons pas le droit de demander le
démantèlement du sionisme pour le remplacer par un Etat pour
tous les citoyens, ni d’utiliser le Parlement pour exprimer
l’attachement aux droits des Palestiniens et avoir des positions
plus patriotiques que celles de l’Autorité palestinienne. Aussi
ont-ils mis des obstacles à notre action. Donc, il s’agit d’une
démocratie bâtie sur la judaïté d’Israël et pas sur la
citoyenneté.
-C’est une forme d’administration de la vie
politique. Les Blancs du temps de l’apartheid étaient démocrates
entre eux…
Les Arabes qui ont rejoint le Parlement ont été perçus comme
une minorité qui ne constituait pas de danger. Même cette action
minoritaire est aujourd’hui mal vue. Le RND subit un très fort
harcèlement actuellement. Mais il existe, avec une base
populaire auprès des étudiants, des femmes et des intellectuels.
Il a des députés connus tels que Hanine Zoybi et Djamel Zahlqa.
Le parti essaie de trouver un équilibre dans le cadre de la loi
entre ses positions et les exigences de la citoyenneté.
-Certains intellectuels, y compris en Israël,
évoquent la théorie d’un seul Etat au lieu des deux Etats.
Jusqu’où cette thèse est-elle réalisable ?
Historiquement, l’idée d’un seul Etat a été défendue par les
Palestiniens, non par les Israéliens. Le projet de base du
mouvement Fatah et de l’OLP est de bâtir un Etat démocratique et
laïc en Palestine. Etat laïc pour contenir arabes et juifs.
C’est l’OLP qui a remis en cause cette exigence en la remplaçant
par la solution des deux Etats. Des intellectuels palestiniens
et arabes estiment que la solution des deux Etats a échoué et
qu’elle n’est plus juste. Cette solution ouvre la voie à un Etat
juif et un petit Etat palestinien sans souveraineté et sans
droit au retour pour les réfugiés. J’ai évoqué cette question il
y a bientôt vingt ans, dans une conférence à l’université de
Beir Zeït. Edward Saïd a également abordé cette option d’un seul
Etat. Les intellectuels juifs antisionistes n’ont rejoint cette
thèse que récemment.
Entretien réalisé par Fayçal Métaoui
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