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Palestine: le Jihad Islamique, entre
islamisme et nationalisme
Entretien
avec Anouar Abu Taha
Olivier Moos - Religioscope
20 octobre 2007
Le Hamas est la
formation politique islamiste la plus importante en Palestine,
mais pas la seule. Olivier Moos a rencontré à Damas Anouar Abu
Taha, membre de la direction du bureau politique du Jihad
Islamique palestinien. Une occasion d'en apprendre plus sur les
convictions politiques et religieuses des membres de ce mouvement
et sur leurs justifications du recours à la violence.
Le Jihad Islamique palestinien est
un mouvement fondé dans le courant des années 1970 par le
Palestinien Fathi Shaqaqi (1951-1995). Il est présentement dirigé
par un de ses co-fondateurs, le secrétaire-général Ramadan
Abdullah Mohammad Shallah. Harakat al-Jihâd al-Islâmi fi
Filastîn a établi son siège dans la capitale syrienne et mène
ses opérations essentiellement dans la bande de Gaza et en
Cisjordanie.
Contrairement au Hamas qui a, parallèlement à son aile
militaire, développé des réseaux sociaux, caritatifs et éducatifs
très étendus, le Jihad Islamique s'est surtout illustré par
l'importance accordée à la lutte armée et à l'usage des
attentats-suicides contre Israël.
Cet entretien éclaire la perception que le Jihad Islamique
palestinien a de sa propre nature, et aussi l'image de lui-même
qu'il entend donner au monde extérieur.
Entretien
:
Religioscope - Quelles ont
été les raisons qui vous ont convaincu de rejoindre le Jihad
Islamique?
Anouar Abu Taha - J'ai rejoint ce mouvement en 1981,
à une époque où il n'y avait aucun groupe islamique de résistance.
Le Fatah et les organisations composant l'OLP étaient actifs en
Palestine, mais leur combat n'était ni inspiré par, ni basé sur
des valeurs islamiques. Dans les années 1980, nous avions d'un côté
une lutte contre Israël menée par des organisations telles que
l'OLP, sans inspiration islamique, et de l'autre, des mouvements
islamistes pour qui la question palestinienne n'était pas
centrale.
Religioscope - Comment définiriez-vous l'identité du
Jihad Islamique palestinien?
Anouar Abu Taha - Harakat al-Jihâd al-Islâmi
réunit à la fois une dimension nationaliste, une inspiration
islamique et un mouvement de libération. Contrairement à la pensée
des Frères Musulmans ou au Hamas qui représentent des mouvements
traditionnels et classiques, le Jihad Islamique palestinien est
fondamentalement révolutionnaire. Le Jihad Islamique égyptien,
par exemple, est très différent de notre mouvement: il s'agit
d'un groupe salafiste qui lutte contre le régime de Moubarak,
alors que nous incarnons un mouvement islamique révolutionnaire
qui combat une occupation étrangère. Cette dernière a littéralement
donné naissance et forme au Jihad Islamique palestinien. C'est la
centralité de ce jihad nationaliste et d'une résistance contre
les israéliens bâtie sur un fond islamique, qui distingue notre
mouvement d'un groupe pragmatique comme le Hamas, lequel prend
part à la vie politique palestinienne, accepte un espace de trêve
avec Israël et se dispute avec le Fatah les sièges du Parlement.
Religioscope - Quels sont les penseurs islamiques qui
ont exercé la plus forte influence sur votre mouvement?
Anouar Abu Taha - Le Jihad Islamique palestinien n'a
pas adopté un seul courant de pensée. Il s'inspire d'une grande
variété de penseurs et d'écoles islamiques: l'intellectuel
afghan et penseur politique Jamâl al-Dîn al-Afghânî
(1838-1897); le fondateur égyptien des Frères Musulmans, Hassan
al-Banna (1906-1949); l'intellectuel islamiste égyptien Sayed
Qutb (1906-1966); l'algérien Malek Ben Nabi (1905-1973); le
sociologue iranien Ali Shariati (1933-1977); ou encore Grand
Ayatollah Khomeiny (1900-1989), dont la pensée révolutionnaire
islamique a clairement influencé Fathi Shaqiqi. Ce dernier y a
d'ailleurs consacré un livre. Cela a contribué à propager l'idée
erronée que Fathi Shaqiqi était chiite, rumeur colportée par
certains groupes salafistes cherchant à discréditer le Jihad
Palestinien.
Religioscope - Quel sens donnez-vous au terme
"jihad" au sein de votre mouvement?
Anouar Abu Taha - Il existe deux interprétations du
mot jihad. Le premier désigne la lutte contre les mécréants; le
second, le combat contre l'injustice. C'est ce deuxième sens que
notre mouvement donne à ce mot. Notre jihad est une opposition
armée à l'occupation israélienne et aux Etats qui y contribuent
sur le terrain. Les cibles légitimes ne sont donc pas les
Occidentaux ou les juifs, mais toute personne qui occupe notre
terre. C'est pourquoi le Jihad Islamique a condamné al-Qaïda et
les attentats du 11 septembre.
Religioscope - A ce propos, pensez-vous que des cellules
se réclamant d'al-Qaïda ont pu s'implanter dans les territoires
palestiniens?
Anouar Abu Taha - Il n'existe aujourd'hui aucune
organisation dépendant ou représentant al-Qaïda dans les
territoires palestiniens. Néanmoins, nous observons des individus
qui sont passés d'un islamisme modéré vers une pensée de type
al-Qaïda. Nous en avons vu une illustration dans les évènements
du camp palestinien de Nahr al-Bared (nord du Liban), avec le
groupe Fatah al-islam qui a été influencé par le salafisme
jihadiste. Le résultat en a été plus de souffrance pour les
Palestiniens, pris en étau entre l'armée libanaise et les
militants du Fatah al-islam. Nous condamnons d'ailleurs la manière
dont les Libanais ont réglé ce problème.
Religioscope - Pouvez-vous nous donner une estimation du
nombre de vos membres?
Anouar Abu Taha - Je ne peux pas vous donner de
chiffres, mais nous savons que 5% à 7% de la population
palestinienne soutient notre combat.
Religioscope - Quelle place votre mouvement accorde-t-il
aux femmes?
Anouar Abu Taha - Il existe dans le Jihad Islamique
des organisations réservées aux femmes. Elles sont représentées
à tous les niveaux de notre organisation, aile politique et
branche armée, aussi bien à Gaza qu'en Cisjordanie. On les
retrouve dans l'organisation et la mise en œuvre des opérations-suicide
et certaines sont prisonnières dans les geôles israéliennes.
Religioscope - Comment s'organisent les relations entre
votre aile politique et votre aile militaire?
Anouar Abu Taha - La première s'occupe des décisions
politiques, des relations avec nos partenaires et de la
diplomatie, tandis que la branche armée, strictement séparée de
l'aile politique, mène des opérations contre les Israéliens.
Les commandants militaires ont une certaine liberté dans le choix
de leur stratégie mais doivent suivre la ligne d'action choisie
par le bureau politique. Par exemple, une trêve avec Israël ne
pourrait pas être décidée par la branche armée. Seul le bureau
politique a potentiellement cette responsabilité. Il n'existe
aucune relation entre les deux corps sur le terrain; les rapports
entretenus sont circonscrits à des échanges entre les plus hauts
dignitaires de chaque aile. Les membres des Brigades al-Quds et
les responsables du bureau politique n'exercent donc aucune
activité en commun, ni aucune action hors de leur champ de compétence
respectif.
Religioscope - Le quartier général du Jihad Islamique
se trouve à Damas. Quels sont vos rapports avec le régime
syrien?
Anouar Abu Taha - Nous avons de nombreux représentants
parmi les réfugiés palestiniens en Syrie et nos relations avec
les syriens sont à l'image de la sympathie dont jouit notre cause
nationale dans ce pays. Vous m'avez interrogé sur les pays ou les
personnalités qui soutiennent notre mouvement. Cette aide financière
ne provient pas d'Etats, mais de l'impôt religieux, de donations
provenant du monde islamique et bien sûr des palestiniens. Par
exemple, à l'occasion du Ramadan, nous nous rendons dans les
mosquées pour recevoir des donations afin de financer notre
mouvement.
Religioscope - Qu'en est-il de vos relations avec le
Hamas?
Anouar Abu Taha - Nous sommes en accord avec le
Hamas sur un certain nombre de sujets. Par exemple, leur
condamnation des accords d'Oslo qui furent l'erreur historique de
Yasser Arafat. Nous rejetons en revanche leur participation au
processus politique dans les territoires occupés, ou leur stratégie
de confrontation avec le Fatah dans la bande de Gaza, que nous
associons à un coup d'Etat. Il s'agit d'une lutte de pouvoir
entre deux acteurs dont les pratiques sont respectivement
condamnables. Autant les actions entreprises par le Fatah contre
le Hamas que réciproquement, ne font qu'affaiblir la cause
palestinienne. La meilleure option serait une refondation de l'OLP
par une alliance de tous les partis, incluant également le Hamas
et le Jihad Islamique, pour à la fois représenter l'ensemble du
peuple palestinien et faire face économiquement, militairement et
politiquement à l'occupant.
Religioscope - Comment décririez-vous l'agenda
politique de votre mouvement?
Anouar Abu Taha - Le cœur de notre agenda consiste
en une lutte pour la préservation des droits légitimes des
Palestiniens. Nous croyons que seuls les Palestiniens ont le
pouvoir de se libérer de la tutelle israélienne. C'est pourquoi
nous tenons à nous battre continuellement pour assurer, à terme,
la libération complète de notre terre. Notre but est la
victoire, non de parvenir à un accord mettant fin aux violences.
Nous rejetons toute idée de trêve ou de négociation politique
avec Israël, car cela ne pourrait se faire qu'au détriment des
droits des palestiniens.
Nous n'avons pas de projet précis sur la forme que devra prendre
à terme l'Etat palestinien. Après la victoire, le peuple décidera
du gouvernement qu'il entend mettre en place; nous n'estimons pas,
par exemple, que la shari'a doive nécessairement représenter
le seul système de droit applicable. Cette décision revient à
la majorité, par référendum.
Religioscope - Le Jihad Islamique est donc fermement
opposé au concept d'hudna (une trêve avec Israël, un accord de
cessez-le-feu) proposé par le Hamas?
Anouar Abu Taha - Nous nous opposons à l'hudna
basée sur des conditions dictées ou favorables à Israël. Par
exemple, nous n'acceptons pas l'idée que le futur Etat
palestinien puisse être limité par une frontière tracée en
1967 par la victoire de l'Etat hébreu. Nous pourrions en revanche
accepter l'idée d'un accord conditionnel avec Israël, si son armée
se retirait de tous les Territoires occupés, cessait son escalade
militaire et ses attaques quasi quotidiennes contre le peuple
palestinien, et libérait tous les prisonniers de guerre.
Religioscope - Cependant, accepter le principe d'un
accord possible avec les Israéliens ne revient-il pas à reconnaître
une certaine légitimité à l'Etat hébreu?
Anouar Abu Taha - Il ne s'agit en aucune manière
d'une reconnaissance d'Israël, seulement d'une possibilité de trêve
entre deux armées en guerre. Notre objectif demeure la victoire
contre un occupant illégitime et la reconquête de toute la
Palestine historique. Nous sommes conscients que ce but ne peut
pas être atteint militairement par les seules forces
palestiniennes; c'est une tâche qui incombe à tous les
musulmans. Notez que notre combat n'est pas contre les juifs.
Notre mouvement n'est pas antisémite, mais antisioniste. Si
l'occupant était de confession musulmane, nous mènerions la même
lutte.
Religioscope - Selon cette perspective, quelle place
accordez-vous à l'Etat d'Israël au Proche-Orient?
Anouar Abu Taha - Cela n'est pas notre problème. La
responsabilité de trouver une terre pour les Israéliens revient
aux Européens.
Religioscope - Quels sont vos rapports avec le Hezbollah
libanais et votre opinion quant au fait qu'il incarne, aux yeux de
beaucoup, le symbole d'une montée en puissance des chiites dans
la région?
Anouar Abu Taha - Nous partageons avec le Hezbollah
un ennemi commun. Les Etats-Unis s'efforcent de provoquer des
tensions entre sunnites et chiites au Moyen-Orient, afin de
diviser les musulmans en deux groupes s'affrontant l'un l'autre.
Cela ne représente pas ce qui se passe sur le terrain. Comme vous
le savez, le Jihad Islamique est un mouvement exclusivement
sunnite, mais nous nous sentons proches des chiites qui s'opposent
à l'occupation. D'un autre côté, nous nous opposons aux
mouvements chiites qui soutiennent cet état de fait. A nos yeux,
le critère essentiel n'est pas la confession -chiite, sunnite,
chrétienne ou juive- mais qui combat l'occupation de la
Palestine, et qui la soutient. A Ramallah, nous avons même intégré
des chrétiens à notre lutte. C'est une stratégie américaine
que de montrer des chrétiens palestiniens plus effrayés par une
prise de pouvoir des musulmans que par les exactions israéliennes.
Le christianisme fait partie de la civilisation islamique. Ce
n'est pas un corps étranger dans le monde arabe.
Religioscope - L'attentat-suicide est une stratégie que
votre mouvement a adoptée. Quelles sont les bases religieuses ou
idéologiques justifiant le recours à ce genre d'action?
Anouar Abu Taha - Nous accueillons dans nos
structures des personnes avec une éducation islamique qui
cherchent le martyre dans leur combat contre les Israéliens. De
nombreux candidats se présentent et nous devons en refuser
beaucoup, car nous n'avons pas les moyens de tous les former. Il
existe plusieurs raisons qui poussent un Palestinien à devenir
martyr. La raison principale n'est pas religieuse, mais liée aux
conditions de vie dans les territoires occupés. Aux yeux de
nombre d'entre eux, le fait de vivre sous occupation est équivalent
à être déjà mort. Devenir un shahid représente le
dernier choix possible pour lutter contre les militaires israéliens.
Les civils touchés par nos attaques ne sont pas nos premières
cibles, mais les victimes collatérales d'une guerre, à l'image
des civils palestiniens tués lors des raids israéliens.
Religioscope - Certains experts expliquent le recours à
l'attentat-suicide comme le résultat d'un désordre mental. Qu'en
pensez-vous?
Anouar Abu Taha - Les candidats au martyre ne sont
pas des personnalités instables mais des gens motivés par un
profond sentiment d'injustice. Qualifieriez-vous les résistants
français qui choisirent de sacrifier leur vie pour la libération
de leur pays, de personnes psychologiquement instables? Je tiens
à insister sur un point. L'être humain qui se porte candidat au
martyre est en fait particulièrement concerné par la vie, non
par la mort. Il ne recherche pas la mort en tant que telle, mais
lutte au contraire pour une vie meilleure.
Religioscope - La séduction des plaisirs du Paradis est
souvent associée aux motivations menant à l'attentat-suicide. A
tort ou à raison?
Anouar Abu Taha - Ce n'est pas le facteur principal
et il est erroné de le définir comme une recherche de plaisirs.
Nous parlons d'une conviction religieuse, dans le sens où le
martyr, par son acte, gagne le Paradis. Laissez-moi vous
l'expliquer par une image: vous êtes seul, transpirant, dans une
pièce très chaude et très inconfortable. Devant vous, une porte
donnant sur une chambre avec air conditionné, délices et femmes.
Ouvrir cette porte correspond à embrasser le martyre. Certes, le
suicide est interdit par la Tradition islamique, mais il s'agit
ici d'abord d'un acte de résistance, l'aboutissement d'un rétrécissement
des options disponibles à leur portion congrue: la résistance
par le martyre, à défaut d'autres moyens pour mener le combat.
Les questions de Religioscope ont
été posées par Olivier Moos.
© 2007 Olivier Moos - Religioscope
Publié le 23 janvier 2008 avec l'aimable autorisation de
religioscope
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