Opinion
Olivier Mukuna : "On jauge la qualité
d'une démocratie à la manière dont elle
traite ses minorités"
Vendredi 5 septembre 2014
C'est la rentrée
pour la célèbre émission de débats
Ce Soir ou
jamais
(France 2). Son animateur, Frédéric
Taddeï, sort d'une année où il a
cristallisé plusieurs polémiques autour
de sa personne. A-t-il souvent donné la
parole à des «cerveaux
malades » ?
Ou son émission s'essouffle-t-elle ?
Décrié voire diabolisé, Taddeï
tiendra-t-il compte de ces critiques
pour la neuvième saison de CSOJ ? Autant
de questions que nous avons posé au
journaliste et essayiste Olivier Mukuna,
spécialiste de la liberté d'expression
au travers du prisme médiatique.
Concernant la
liberté d'expression médiatique,
pensez-vous qu'il soit nécessaire de
donner la parole à tout porteur
d'idées ? Et dans quelles limites ?
Olivier Mukuna
: Je vais reprendre les propos de
Frédéric Taddeï : la limite, c'est
la loi. On ne fait pas du journalisme
basé sur aucun critères. Tout le monde,
y compris Marc Dutroux, doit
pouvoir être interviewé dans un cadre
précis : la loi. Donc pas d'appel au
meurtre, de racisme et de critiques ad
hominem diffamatoires. Vous devez
pouvoir couper la discussion en cas de
transgression illégale. Tout journaliste
doit rester maître de ses interviews, il
choisit qui il veut interviewer et
l'arrêtera si on sort du champ légal.
Prenons l'exemple du fameux sketch du
colon sioniste de Dieudonné
diffusé en direct sur France 3. A
l'époque, l'animateur Marc-Olivier
Fogiel avait déclaré après-coup : « J'aurais
dû l'arrêter ou, au minimum, marquer ma
désapprobation ». Or, d'un point de
vue journalistique, ce propos ne se
justifiait pas puisque l'humoriste
n'était pas sorti du cadre légal. Comme
l'a ensuite confirmé la justice
française qui a jugé, à deux reprises,
ce sketch comme une satire politique et
non un acte antisémite...
Comprenez-vous
qu'on puisse faire de la
censure médiatique ?
O.M : Je
suis totalement opposé à la censure.
Néanmoins, celle-ci peut se justifier
dans certains cas précis. Par exemple :
les images atroces. Montrer des enfants
éventrés ou décapités n'apporte rien.
Maintenant, ce n'est pas parce qu'il y a
du sang qu'il faut censurer. Il faut
relater la réalité pour informer les
téléspectateurs, auditeurs et lecteurs,
tout en respectant une certaine décence
et pour autant que ce soit signifiant.
Mais en matière d'idées et d'opinions je
reste catégorique : non à la censure !
Et ce n'est pas mon expérience
professionnelle qui me fera changer
d'avis. Ces dernières années, j'ai été
maintes fois censuré dans les médias et
en conférences sous prétexte que
certains m'accusaient d'être « le
porte-parole de Dieudonné en Belgique
». Ce qui est grotesque ! On dirait
que dans notre merveilleuse « Belqique
antiraciste », on ne peut pas s'appeler
«Mukuna » et avoir été le premier
journaliste belge à enquêter sur «
l'affaire Dieudonné M'Bala M'Bala »,
désormais longue de plus de dix ans ?
En juillet 2013,
Marc Metdepenningen, journaliste
judiciaire au Soir, m'a accusé
auprès de sa direction d'être un «
antisémite notoire » et il est
parvenu à faire casser mon contrat de
freelance avec le service Culture du
quotidien bruxellois... Or, en 15 ans de
métier, aucune de mes productions,
livres, film ou articles n'a été
attaquée en justice pour racisme ou même
diffamation, je possède un casier
judiciaire vierge et j'ai de la famille
juive. Des «détails insignifiants »,
apparemment. Avant d'être viré, je n'ai
même pas été entendu par la direction du
Soir...
La censure et le
terrorisme intellectuel mènent à ce que
des gens avalisent des idées reçues ou
des mensonges qui portent à
conséquences. En tant que journalistes,
il nous faut donc impérativement
défendre le droit de réponse et le
pluralisme. Cela fait partie de notre
mission et de notre déontologie.
Actuellement, j'estime que seuls la
presse flamande, Sudpresse et
RTL-Tvi, côté francophone,
respectent réellement ces repères
indispensables au journalisme que sont
le pluralisme et le vrai débat
contradictoire.
Frédéric Taddeï anime l'émission Ce soir
ou jamais sur France Télévisions depuis
2006.
Mais l'animateur
d'une émission n'a-t-il pas un rôle de
censeur induit ?
O.M : Cela
dépend du média. En audiovisuel, il y a
toujours un travail en amont où «
le plan de table » - soit la
sélection d'intervenants légitimes - est
bétonnée. Mais après cela, j'estime que
l'animateur doit pouvoir laisser parler
les gens. Et surtout ceux avec lesquels
il n'est pas d'accord. Le rappel à
l'ordre peut être envisageable dans le
cas d'un intervenant trop bavard ou qui
tient des propos pouvant tomber sous le
coup de la loi. Prenons l'exemple des
Ce Soir ou Jamais où a été invité le
gourou racialiste d'extrême-droite
Alain Soral. Frédéric Taddeï l'avait
bien cadré et coupé à bon escient.
J'estime que Taddéi n'est pas
spécialement courageux mais il a le
mérite de faire son travail ! Pendant
que la plupart des animateurs français
organisent des faux-débats ;
c'est-à-dire où les invités sont
d'accord sur l'essentiel et ne se
contredisent entre eux qu'à la marge.
Dans ce contexte faussé, il n'y a rien
d'intellectuellement intéressant ni
stimulant à offrir aux téléspectateurs.
Le contre-exemple, c'est la Radio
Télévision Suisse romande (RTS). Au
lendemain du dernier rebondissement de
l'affaire Dieudonné en janvier - affaire
désormais devenue internationale (New-York
Times, Sky News, El Païs,
etc.) -, la RTS a organisé un
débat où un représentant du public de
Dieudonné a bénéficié d'une liberté
d'expression égale à celles des
détracteurs de l'humoriste controversé.
En réalité, c'était juste du
journalisme. Mais, au regard de ce qui
s'est passé en France et même en
Belgique francophone, on peut
malheureusement parler de courage
professionnel.
Pensez-vous
qu'on puisse lutter contre le «
journalisme de révérence » ?
O.M : Pour
ma part, c'est ce que j'ai toujours
essayé de faire, mais je vous le concède
: c'est de plus en plus désespérant. Les
journalistes n'ont jamais suffisamment
défendu leur profession et nous le
payons cash aujourd'hui... La crise
s'installe profondément et va empirer ;
les journalistes qui ont la chance de
gagner leur vie dans un média
traditionnel et subsidié ne prennent
plus aucun risque. Dans le cas
contraire, c'est le chômage assuré !
Regardez le traitement du « Milquetgate
» lors de la dernière campagne
électorale. Il a fallu, comme souvent,
que la presse flamande dévoile une
partie du pot-aux-roses : soit de forts
soupçons de protection et de confusion
d'intérêts pesant sur l'ancienne
ministre de l'Intérieur, Joëlle Milquet,
suite à une affaire de moeurs au Collège
Saint-Michel impliquant un membre de sa
famille... Excepté sur Internet, rien de
sérieux n'est sorti dans les médias
francophones. Ces derniers se sont
barricadés derrière des prétextes
juridiques. C'est affligeant mais dès
qu'un sujet d'actualité remet en cause
certains pouvoirs, la plupart des
dirigeants de médias traditionnels sont
au garde-à-vous. Le journalisme
d'enquête libre et indépendant s'est
terriblement raréfié après les attentats
du 11 septembre 2001. Aujourd'hui, il
reste le maquis d'Internet où des sites
d'infos alternatifs, des bloggeurs
lanceurs d'alerte et des citoyens
diffusent une véritable info
indépendante. Mais comme le nerf de la
guerre reste l'argent, cela dure ce que
ça dure... Un modèle économique viable
de journalisme vraiment indépendant
peine toujours à exister.
Que pensez-vous
de l'émission Ce soir ou jamais ?
O.M :
C'était incontestablement la meilleure
émission de débats, peu importe sa
fréquence et durant quatre ans après son
lancement. Au départ (2006), c'était
extraordinaire ! Certes à une heure trop
tardive (23h), un média de service
public s'adressait enfin à
l'intelligence des téléspectateurs.
Selon moi, c'est essentiel car on jauge
la qualité d'une démocratie à la manière
dont elle traite ses minorités. Avec
Ce soir ou jamais ancienne version,
c'était qualitatif : la minorité de
téléspectateurs qui refuse de s'abrutir
devant son écran était prise en compte.
Cela dit, l'émission était vraiment plus
audacieuse en 2006. Il y a eu un virage
après la prestation du cinéaste Mathieu
Kassovitz qui a contesté et critiqué la
version officielle des attentats du 11
septembre. L'émission s'est ensuite
progressivement polluée de conformisme
et de prudences excessives. Tant par le
retour trop fréquent d'invités
incompétents et soporifiques, tels
Jacques Attali ou BHL, mais
aussi par le choix croissant de thèmes
ineptes ou trop consensuels. Or, c'est
une émission, qui n'est pas faite pour
faire de l'argent mais pour susciter la
réflexion du téléspectateur. Depuis
2011, elle perd malheureusement en
qualité avec comme point d'orgue
significatif, le 10 janvier 2014, la
diffusion de ce faux-débat hallucinant
et totalement déséquilibré intitulé « Faut-il
interdire un spectacle ? ». Celui-ci
faisait suite à l'interdiction
controversée du spectacle de Dieudonné
par Manuel Valls, ministre de
l'Intérieur à l'époque...
Au sujet de la
configuration de Ce soir ou jamais,
que pensez-vous de l'interview à part
entière d'un intervenant, comme cela a
eu lieu avec Marc-Edouard Nabe lors de
l'émission que vous évoquez ?
O.M : Cela
ne me pose aucun problème. Encore un
faux-débat. C'était une technique de la
part de Taddeï d'inviter Marc-Edouard
Nabe en parallèle des autres
intervenants. Pour la simple raison que
s'il avait invité l'écrivain à débattre
avec les autres, au moins quatre d'entre-eux
ne seraient pas venus. En outre, Nabe
n'avait aucune envie de débattre avec
ces personnes qui le diffament et
l'accusent d'antisémitisme depuis des
années. Ce n'est pas la première fois
que le cas de figure se présente et
l'animateur a toujours eu recours à
cette technique pour enrichir son
émission, au plus grand bonheur du
téléspectateur. Le fait que la plus
hystérique des invités ce soir-là,
Emilie Frèche, a ensuite reproché en
direct à Taddeï d'avoir invité Nabe en
dit long sur l'esprit liberticide qui
règne en France. A cet égard, après
l'émission, lorsque Frèche est venue
remercier Taddeï de l'avoir invitée,
celui-ci lui a répondu : « Moi, je ne
vous remercie pas. Si lundi, j'ai un
coup de fil de France Télévisions et que
mon émission est sucrée, je saurai
pourquoi ». (1)
Comment vous
positionnez-vous par rapport au procès
en sorcellerie que subit Frédéric Taddéï ?
O.M : Taddeï
a eu ses moments de courage, mais j'ai
l'impression que ceux-ci sont beaucoup
plus rares car il souhaite avant tout
conserver son émission. Bien sûr, je
condamne fermement son procès en
sorcellerie et j'insiste : qu'on lui
foute la paix ! Il offre une émission de
débats de fond à la télé et maîtrise, à
quelques erreurs près, ses dossiers.
Oui, d'accord, c'est un dandy. Il aime
bousculer certaines conventions mais dès
que la pression s'intensifie, il rentre
dans le rang comme tout le monde. A
l'occasion des multiples interviews
qu'il a donné pour - soulignons-le ! -
se justifier d'avoir fait son métier, on
pouvait deviner chez lui une certaine
fébrilité. Je l'ai également ressentie
lorsque je l'ai rencontré et interviewé.
Mais soyons de bons comptes : pour
l'instant, il tient bon et je
l'encourage en ce sens. En réalité,
c'est un petit de groupe de journalistes
et d'animateurs ratés et jaloux, tels
Patrick Cohen et Cyril Hanouna,
qui veulent sa tête. Néanmoins, le fait
que « la sauce prenne », que Taddeï en
arrive à devoir se justifier à
intervalles réguliers demeure inquiétant
et confirme un écueil persistant de
notre époque : à la télé, d'une manière
générale, seuls la connerie, l'indécence
et le conformisme ne sont jamais
attaqués ni sujet à controverses...
Taddeï est-il
diabolisé ? Est-il « surveillé » par les
hautes instances de France
Télévisions ?
O.M : Non,
Frédéric Taddeï n'est pas diabolisé. Je
le répète : il y a plusieurs
journalistes et animateurs qui veulent
l'écarter du champs médiatique. C'est
une histoire de concurrence malsaine et
de jalousie, rien de plus. Être
diabolisé, c'est ce que vivent
Dieudonné, Jacob Cohen, Kemi
Seba ou, chez nous, Laurent Louis.
C'est ne plus avoir accès aux médias
sinon pour y être lynché et s'exprimer
essentiellement sur Internet. Ensuite,
pour l'instant, les dirigeants de
France Télévisions veulent garder
Frédéric Taddeï et son émission. C'est
leur alibi culturel et de service
public. Une sorte de vitrine ou de
respiration qui donne une image d'audace
et de liberté à France Télévisions.
La fameuse altercation entre
Patrick Cohen (à gauche) et Frédéric
Taddeï sur France 5 a rapidement été
qualifiée et résumée sur le net comme
"La liste noire de Cohen"...
Pensez-vous que
le conflit israélo-palestinien trouvera
place au sein d'une des émissions de
rentrée de CSOJ ? Et si c'est le cas,
celle-ci sera-t-elle mise en scène «
avec des gants » ?
O.M : Tel
que Taddeï a réagit précédemment, je
crois qu'il va tenter d'éviter ce type
de débat jugé « explosif ». Mais si, à
la rentrée de septembre, l'Etat d'Israël
en remet une couche dans les crime de
guerres et le massacre d'enfants, il ne
pourra éviter d'organiser un débat
là-dessus. Comme en janvier 2014, il est
alors à craindre qu'il procède en
invitant une majorité de pro-israéliens
contre un seul humanitaire ou
intellectuel s'inquiétant un peu du sort
des Palestiniens. Or, sur ce sujet et
ses déclinaisons chez nous, il faut en
finir avec ce terrorisme intellectuel
comme avec cet anti-journalisme qui
consistent à donner exclusivement la
parole à des personnes qui amalgament
antisémitisme et antisionisme ou qui
accusent de racisme tout émetteur de
critiques argumentées contre Israël !
Plus que jamais,
cela ne correspond pas à la réalité du
terrain et alimente dangereusement les
tensions communautaires. Cet été à
Paris, notamment à cause du tabou
médiatique mis sur l'antisionisme, les
Autorités en sont arrivées à interdire
des manifestations pro-palestiniennes...
C'est quoi l'étape suivante ? En
réalité, énormément de gens, en France,
en Belgique et dans le monde, sont
effarés ou absolument révoltés par la
politique meurtrière de ce gouvernement
israélien d'extrême-droite, soutenu
politiquement et financièrement par nos
propres gouvernants. Le vrai débat
consiste donc à ce que des représentants
d'une protestation antisioniste légitime
s'expriment à égalité face aux
défenseurs inconditionnels de l'Etat
d'Israël.
Mais peut-on
attendre de Taddeï plus qu'il ne peut
offrir ? On peut juste espérer, sur ce
sujet comme sur d'autres, qu'il
redevienne audacieux comme il l'était au
départ. Mais le doute est largement
permis. Malgré la bonne surprise que
constitue la première invitation (en 8
ans !) du chercheur Etienne Chouard
pour l'émission de rentrée du 5
septembre ; cet intellectuel populaire
mais boycotté par la télévision devrait
notamment débattre face à «l'économiste
inconnu jamais invité nulle part » :
Jacques Attali...
Le journaliste
Patrick Cohen a déclaré : « Nous
avons un rôle de ne pas propager les
idées provenant de cerveaux malades
comme Tariq Ramadan, Dieudonné, Alain
Soral ou Marc-Édouard Nabe ». Qu'en
pensez-vous ?
O.M : C'est
la quintessence même de
l'anti-journalisme. C'est bien sûr le
droit de Patrick Cohen d'exprimer de
telles inepties mais tenter de prendre
l'antenne en otage en reprochant à un
confrère de donner la parole à des
personnalités qu'il déteste, ce n'est
pas sérieux ! Avec cette phrase, entre
autres, Cohen a démontré à quel point il
crachait sur le journalisme et méprisait
les gens. Car le spectateur n'a pas
besoin d'un journaliste pour lui dire
qui il doit écouter ou ce qu'il doit
penser ! Le spectateur est un adulte,
majeur et vacciné, capable de se faire
sa propre opinion face à n'importe quel
discours. Notre rôle n'est pas
d'orienter ces discours mais d'assurer
le pluralisme et la contradiction. Un
vrai journaliste n'est pas un flic de la
pensée ! Que l'apprenti-psychiatre Cohen
le veuille ou non, les protagonistes
qu'il a cité sont des leaders d'opinion,
suivis et écoutés par des milliers de
citoyens francophones. Le rôle d'un
journaliste digne de ce nom n'est pas de
les censurer mais de défendre la liberté
d'expression et de soumettre n'importe
quel leader d'opinion à des interviews
cadrés et sans concessions.
(1) Les
Inrockuptiples n° 951, du 19 au 25
février 2014.
Publié le 5 septembre
2014 avec l'aimable autorisation
d'Olivier Mukuna
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