Palestine
Israël : la communauté internationale
peut-elle peser ?
Entretien avec Ilan Pappe
Raffaele Morgantini
Photo:
D.R.
Mardi 13 mai 2014
« La communauté internationale et
les activistes ne peuvent pas remplacer
le mouvement de libération, les
Palestiniens doivent se libérer
eux-mêmes, personne ne peut les aider à
ça, même pas moi. Par contre, nous
pouvons et nous devons faire preuve de
solidarité avec leur libération. Cette
solidarité peut être montrée sur le
terrain, mais surtout en agissant dans
le pays d’où les militants viennent. Il
s'agit de trouver le juste équilibre. »
Raffaele Morgantini : Si, comme
vous l'avez dit dans l'interview
précédente, le soutien de l'Union
européenne (UE) et des Etats-Unis ne va
pas s'arrêter, qu’est-ce que la
communauté internationale pourrait faire
ou qu’est-ce qu’elle devrait changer
afin de forcer Israël à exécuter et
respecter les normes internationales ?
Ilan Pappé : Nous avons
besoin d’un printemps européen. Dans le
sens où nous savons tous que si les
responsables politiques européens
reflètent ce que les européens veulent,
la politique des pays européens serait
beaucoup plus dure envers Israël.
Aujourd'hui, les gouvernements ne
reflètent pas ce que les gens veulent ou
pensent. Donc la question est de savoir
comment nous pouvons transférer les
sentiments pro-palestiniens de la
population européenne aux gouvernements
européens. Soit dit en passant, c’est la
même situation aux Etats-Unis.
Je ne pense pas que les Américains sont
plus pro-palestiniens que les Européens,
mais ils commencent à en avoir assez
d'Israël et ils voudraient que les
Etats-Unis se concentrent sur leurs
propres problèmes internes. Mais encore
une fois, les dirigeants politiques
n’expriment pas ce souhait. Nous avons
eu le même problème en Afrique du Sud,
il a fallu attendre 21 ans pour le
premier acte civil européen contre
l'apartheid sud-africain, qui a pris la
forme de sanctions économiques. Donc,
c'est un processus très long. Ce que la
communauté internationale doit faire
c’est de trouver des moyens pour
convaincre ses dirigeants politiques
qu'il est à la fois ethniquement et
politiquement préférable d'adopter une
politique beaucoup plus dure contre
l'occupation illégale israélienne. L'UE
est un bon exemple, car ils ont des
liens et des relations solides avec
Israël, ils les traitent essentiellement
comme un membre de l’UE. Lorsque la
campagne de boycott a commencé, c'est
l'UE qui a d'abord essayé de convaincre
Israël d'agir d'une manière différente.
C'était juste un petit début, il reste
encore beaucoup à faire, mais pour moi,
c’est la bonne voie ; un processus qui
part de la base vers les élites
politiques.
R.M. Il ya beaucoup de politiciens
européens qui aimeraient qu’Israël soit
membre de l’UE. Pensez-vous que cela est
possible, et si oui, où cela mènera-t-il
?
Peut-être que c’est une bonne idée car
alors Israël aurait besoin de changer
toute sa politique gouvernementale, qui
actuellement viole de nombreuses lois de
l’UE. D'autre part, cela pourrait être
un problème, car les différents
gouvernements de l'UE pourraient être
amenés à accepter la cruauté et les
violations d’Israël. Je pense toujours
que la meilleure stratégie consiste à
expliquer à ces politiciens
pro-israéliens que l'histoire les jugera
vraiment sévèrement à cause de leurs
positions. Le problème est que les
politiciens n'ont pas tendance à
regarder au futur. Le seul moyen est de
leur expliquer que, lorsque cette
situation changera (dans notre cas,
lorsque l'occupation se terminera et que
la Palestine sera libre), ils seront du
mauvais côté dans les livres d’histoire,
parce que c’était des politiciens qui
soutenaient un état d’apartheid.
C’était pareil pour les hommes
politiques qui soutenaient Benito
Mussolini. Si les politiciens se sentent
à l'aise d'être du mauvais côté, c'est
ok. Mais s'ils veulent être représentés
dans les livres d'histoire comme des
personnes œuvrant pour la paix et la
justice, ils doivent changer leurs
positions et leurs liens d’amitié avant
qu'il ne soit trop tard. Israël a été
maintenu en vie car il sert un grand
nombre de d’intérêts stratégiques et
militaires pour l’Occident, pas pour sa
moralité. La réalité n'est pas la façon
dont les chrétiens sionistes voient le
monde, pensant qu’Israël doit être
soutenu car il représente une certaine
valeur morale. Ce type de soutien est
dépassé aujourd’hui, et c'est aussi
grâce au travail de la campagne BDS,
c’est l'une des rares victoires que nous
avons eues.
R.M. De quelle manière la
solidarité internationale est-elle utile
? Quel est ou quel devrait être le rôle
des activistes internationaux en
Palestine ?
I.P. Je pense que
l'aide internationale, qui est un peu
différente des mouvements de solidarité,
est souvent problématique. D'une part,
ça permet aux Palestiniens un certain
niveau de vie, mais d’un autre côté elle
paie en quelque sorte pour l’occupation,
pour les erreurs et les violations
d’Israël. Il y a d'autres organisations,
comme par exemple le Mouvement de
Solidarité Internationale (ISM), qui est
plutôt différent : il n'est pas question
d'argent mais de personnes qui viennent
aider d'autres personnes. Tant que cette
injustice perdure, je pense qu'il est
vraiment important que ce genre de
mouvements continue d’affluer. Tous les
militants internationaux qui viennent en
Palestine devraient être des VIP.
Je veux dire par là qu'ils devraient
Visiter, ils devraient Informer
et ils devraient Protester.
Toutes les organisations internationales
sérieuses devraient faire ces trois
choses en même temps, mais peut-être
parfois une chose moins que les autres,
en raison des circonstances
particulières ou du manque de
ressources, et c'est dommage. Je pense
qu'il est essentiel de les faire toutes
en mêmes temps.
Je pense que le rôle principal des
activistes internationaux est d'être les
militants du monde extérieur. J'ai
visité une fois le Pays basque, et j'ai
remarqué qu'il y avait une distance
entre le mouvement de solidarité et le
mouvement de boycott, ce qui est dommage
parce qu'ils doivent absolument
travailler ensemble. Ce qu’ISM voit en
Palestine c’est le résultat du travail
du mouvement BDS en dehors de la
Palestine, et cela fonctionne. Il ne
s’agit pas seulement d’une question de
solidarité sur le terrain, qui est très
importante, mais aussi de la solidarité
qui vient de l'extérieur.
La communauté internationale et les
activistes ne peuvent pas remplacer le
mouvement de libération - les
Palestiniens doivent se libérer
eux-mêmes, personne ne peut les aider à
ça, même pas moi, par contre nous
pouvons et nous devons faire preuve de
solidarité avec leur libération. Cette
solidarité peut être montrée sur le
terrain, mais surtout en agissant dans
le pays d’où les militants viennent. Il
s'agit de trouver le juste équilibre. Je
me souviens de l'un des premiers groupes
de solidarité venus à Jénine, après le
terrible massacre de 2002. Le fait que
quelqu'un soit venu, était intéressant,
sympathique et encourageant, et
signifiait beaucoup pour les gens.
Nous pouvons voir tous les efforts que
les Israéliens font pour vous empêcher
de venir ici, et je pense que c'est une
bon signe - preuve que vous faites
quelque chose de bien. Je serais inquiet
si demain Israël déclarait que tous les
militants internationaux sont les
bienvenus - cela signifie que vous ne
faites pas quelque chose de bien.
R.M. Qu'en est-il de la
campagne BDS, pensez-vous que le boycott
universitaire et culturel pourrait être
un instrument efficace contre
l'occupation israélienne ?
I.P. J'ai toujours été
un grand partisan du mouvement BDS.
Comme je l’étais pour l’Afrique du Sud.
Cela jouera également un rôle important
dans l'évolution de la réalité sur le
terrain ici. Mais c'est un long
processus et nous devons être patients.
Dans le cas d’Israël, le boycott
universitaire et culturel est
particulièrement important, car Israël
se considère comme un pays européen et
démocratique au milieu du monde arabe. «
Européen » non pas par rapport aux
relations économiques qu'il entretient
avec l’Europe, ou parce qu'il vend des
tomates à la Hollande - parmi tant
d'autres, il a également de solides
relations économiques avec la Chine, la
Russie et l'Afrique - mais parce qu'il
fait partie de l'élite culturelle et
universitaire européenne. Si les
institutions universitaires et
culturelles européennes déclarent ne pas
vouloir travailler avec les institutions
israéliennes en raison du comportement
d’Israël, je pense que cela enverrait un
message très fort.
Le boycott culturel et universitaire
(contrairement au boycott économique,
qui ne concerne que les territoires
occupés) a un impact énorme et direct
sur la société israélienne, et c'est
seulement quand cela arrive que les
israéliens parlent de ce qui se passe en
Palestine. Par exemple, la seule fois où
la presse israélienne - et parfois les
médias internationaux aussi - parle de
l’occupation, c'est quand quelqu'un
comme Stephen Hawking déclare qu'il va
boycotter une manifestation organisée
par des personnalités israéliennes.
Avant la propagation du mouvement de
boycott, c'était seulement quand il y
avait des attentats à la bombe en Israël
que les Israéliens se souvenaient qu'il
y avait une occupation. A présent, cette
question est soulevée plus
régulièrement, quand un célèbre groupe
de pop ou un écrivain refuse de venir,
ou quand une importante université aux
Etats-Unis annonce ne pas vouloir
travailler avec les universités
israéliennes. Ce genre de boycott est
vraiment important, et c'est la chose
essentielle que la communauté
internationale peut faire.
Les mouvements internationaux de
solidarité pensent parfois qu'ils
devraient avoir une opinion concernant,
par exemple, la solution, d’un état ou
(de plusieurs) états, mais en fait cela
ne les regarde pas. Il appartient aux
Palestiniens et aux Israéliens de
décider comment ils vont vivre. Ce que
les mouvements internationaux peuvent
faire c’est de créer les conditions pour
un dialogue raisonnable. Mais nous
devons mettre fin à l'occupation avant
de commencer à parler de paix. La ruse
israélienne a depuis de nombreuses
années consisté à essayer de convaincre
le monde que la paix mettra fin à
l’occupation. Mais nous savons qu’en
réalité cela va dans l'autre sens : nous
mettons fin à l'occupation et ensuite
nous commencerons à parler de la paix.
Je pense que le mouvement BDS et les
mouvements de solidarité avec la
Palestine sont tous des organisations
populaires qui n'acceptent pas le diktat
israélien « La paix mettra fin à
l’occupation ». Ces organisations
ne font pas partie des négociations de
paix mais œuvrent à mettre fin à
l'occupation et à l’apartheid.
R.M. Que diriez-vous aux
personnes qui croient que les événements
culturels et sportifs ne doivent pas
être politisés ?
Eh bien, ce type de boycott a été très
efficace dans le cas de l'Afrique du
Sud. En effet les Sud-Africains blancs
n'ont commencé à penser à l'apartheid
que lorsque les grandes équipes
sportives de l'Afrique du Sud n’étaient
pas invitées à des manifestations
sportives internationales. Par ailleurs,
je pense que le sport est politique. Par
exemple, l'année passé Israël a
accueilli le tournoi de football de
l'UEFA des moins de 21 ans, et l'équipe
de football palestinien n'a pas été
invitée. Les joueurs palestiniens de
Gaza ne seront même pas en mesure
d'aller en Israël et de voir le tournoi.
Le sport est politique si ce n'est pas
accessible à tout le monde d'y
participer.
Les universités également sont
clairement politiques. Les
universitaires israéliens, lorsqu’ils
sont à l’étranger, pensent qu'ils sont
les ambassadeurs d’Israël. Les
synagogues à l'étranger se voient comme
les ambassades d’Israël. Lorsque les
universitaires israéliens se considèrent
comme des ambassadeurs, et représentent
quelque chose que les personnes les plus
décentes à l'étranger considèrent comme
inacceptable, alors le peuple a le droit
de montrer son rejet.
Et personne ne dit à ces gens qu'ils
représentent Israël, ils le disent
eux-mêmes. Il y avait un grand débat
dans le pays basque sur la chanteuse
israélienne Noah - si les gens devaient
boycotter son concert ou pas. Des
personnes sont allées sur son site Web
et ont vu qu'elle avait écrit qu'elle
représentait Israël pour sa tournée.
Donc, elle ne venait pas seulement en
tant que chanteuse, mais en tant que
représentante d’Israël. Nous sommes en
2013 et si vous dites que, cela signifie
que vous représentez ce que représente
Israël, et ce qu’Israël fait
aujourd'hui, par conséquent, vous êtes
une cible légitime du boycott.
Publié sur
Investig'Action le 8 mai 2014.
Les deux premières parties de
l'interview se trouvent également sur Investig'Action
:
1ère partie : Le nettoyage ethnique de
la Palestine
2ème partie : Comment fonctionne la
société israélienne ?
Auteur de nombreux ouvrages, Ilan Pappe est professeur
d’histoire et directeur du
Centre européen des
Études palestiniennes à
l’Université d’Exeter
(Angleterre).
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