Entretien
Macron dénonce les crimes de Vichy
sans rompre avec le racisme d’État
français et israélien
Eyal Sivan
Photo :
eyalsivan.info
Jeudi 3 août 2017
Entretien avec Eyal
Sivan. Propos recueillis par Rafik
Chekkat, pour État d’Exception.
Le discours
prononcé par Emmanuel Macron lors de la
cérémonie commémorative de la rafle du
Vel d’Hiv a suscité de nombreuses
réactions et critiques. En cause, aussi
bien l’opportunité d’inviter à la
cérémonie le premier ministre israélien,
Benjamin Netanyahu (seul chef d’Etat
convié), que la phrase abondamment
commentée assimilant antisionisme et
antisémitisme. La polémique retombée,
une analyse plus poussée du discours de
35 mins du chef de l’Etat devient
possible. C’est ici tout le propos du
cinéaste et essayiste Eyal Sivan.
Quelle
impression générale vous a inspiré le
discours d’Emmanuel Macron ?
Discours
Macron Vél d’Hiv
Eyal Sivan :
Ce qui m’a immédiatement frappé, c’est
la différence de ton et de style du
nouveau président. Même si ce qu’il dit
au sujet des crimes de Vichy est assez
commun et présent dans tous les manuels
scolaires, Macron va plus loin que ses
prédécesseurs. C’est avant tout une
question de génération. Son propos est
le résultat de la pénétration dans
l’opinion des travaux menés ces deux
dernières décennies par des historiens
et journalistes sur les crimes d’Etat,
Vichy, et même la colonisation. Ses
déclarations faites à Alger avant
l’élection allaient d’ailleurs dans le
même sens.
L’autre chose très
marquante, même pour celui qui écoute de
manière distraite, c’est la distinction
qu’il fait en permanence entre le
racisme et l’antisémitisme. L’expression
« racisme et antisémitisme » revient
plus de 12 fois dans son discours.
En quoi
distinguer racisme et antisémitisme est
problématique ?
E.S. :
Macron reprend une distinction
officielle née de l’idée – fausse,
évidemment – selon laquelle on ne peut
parler de « racisme anti-juifs » puisque
les juifs ne sont pas une race.
L’antisémitisme étant une forme
particulière de racisme, on aurait pu
s’attendre à ce qu’il utilise tantôt
l’un, tantôt l’autre terme. Il utilise
systématiquement les deux pour insister
sur l’idée que les juifs ont subi les
deux, ont souffert deux fois : ils ont
subi le racisme en tant qu’étrangers, et
l’antisémitisme en tant que juifs.
Il s’agit en
réalité d’une distinction qualitative,
puisque l’antisémitisme est ici réputé
pire que le racisme, ce qui aboutit à
mettre en concurrence les racismes : oui
certains subissent le racisme, mais pas
l’antisémitisme, alors que les juifs
subissent les deux.
Cela nous
renvoie à la question de la double
allégeance. Les juifs sont-ils des
Français comme les autres ?
E.S. : C’est
bien en affirmant cette double
allégeance, qu’on a pu sous Vichy
déchoir les juifs de leur nationalité
française, en disant qu’il leur restait
leur « nationalité juive ». D’une
certaine manière, pour dénoncer le
vichysme, Macron utilise une
classification vichyste. Cette question
de la double allégeance, de la double
nationalité, est évidemment renforcée
par la présence du premier ministre
israélien lors de la cérémonie.
A gauche,
René Bousquet, secrétaire général de la
police ; à droite, Pierre Laval, premier
ministre
Macron utilise
de manière maladroite une classification
vichyste, mais sa dénonciation de ce
régime est particulièrement vigoureuse.
E.S. : Oui,
elle l’est sans conteste. Macron tranche
le débat – du moins au niveau officiel –
sur le fait de savoir si Vichy c’était
la France, si c’était la République,
etc. Il le dit clairement et à plusieurs
reprises : c’est bien « la France » qui
organisa la rafle de 13 000 juifs les 16
et 17 juillet 1942, puis leur
déportation. Il précise que Vichy ce
n’était certes pas tous les Français,
mais c’était le gouvernement et
l’administration de la France, qui ont
pu compter sur les ressources vives du
pays pour mener leur collaboration.
Il va même jusqu’à
dire que l’État français de Pétain et
Laval ne fut pas une aberration
imprévisible née de circonstances
exceptionnelles. Et pourtant, il
n’évoque Vichy que sur le registre de
l’exceptionnalité, qui est ici double :
exceptionnalité de la nature du régime,
et exceptionnalité de la nature des
victimes. Or, si on se replace dans le
contexte de l’époque, la collaboration
n’avait rien d’ « exceptionnel ».
Vous analysez la
collaboration comme de la Realpolitik ?
E.S. : Aussi
bien la collaboration, que la
déportation, doivent être comprises dans
le contexte de leur époque. La politique
menée par Vichy était assurément
raciste, antisémite, mais elle n’était
pas « extrémiste », même si des mesures
extrêmes ont été prises. A la différence
des « collaborationistes », qui étaient
plus idéologiques et doctrinaires, la
collaboration d’État s’est faite au nom
du réalisme et de la Realpolitik.
The
Extreme Right in France 1789 to the
Present From de Maistre to Le Pen
Prenez l’ouvrage
The Extreme Right in France, 1789 to the
Present : From de Maistre to Le Pen,
Peter Davies y montre comment aussi bien
Laval que Pétain ont appris à composer
avec le nazisme, qui n’était pas leur
idéologie de prédilection. La politique
de collaboration était davantage la
Realpolitik en action car elle tenait
avant tout aux calculs politiques et
diplomatiques de Laval, plutôt que dans
la croyance naïve en quelque idéologie
que ce soit.
Cette manière
d’appréhender la politique a-t-elle une
résonance aujourd’hui ?
E.S. : La
politique antijuive menée par le régime
de Vichy était conçue et menée comme une
anticipation des demandes allemandes, ce
qu’oublie d’ailleurs de dire le
président dans son discours. Il
s’agissait à l’époque de faire ce qui
est réaliste pour sauver la France, de
mener une politique du moindre mal,
d’invoquer la nécessité.
Aujourd’hui, la
Realpolitik consiste à mobiliser les
notions de compétitivité, de croissance,
de baisse des dépenses publiques, de
réalisme… Macron est un produit de la
Realpolitik. Au fond, il dénonce le
régime de Vichy mais il ne rompt pas
avec son régime de justification.
Macron ne
dénonce pas seulement le régime de
Vichy, mais aussi la IIIème République,
dont il dit qu’elle était déjà porteuse
du venin raciste et antisémite.
E.S. :C’est
l’un des nombreux paradoxes de ce
discours : Emmanuel Macron présente
Vichy comme une continuité avec le
régime qui l’a précédé, mais il n’évoque
nullement la continuité entre Vichy et
les régimes qui lui ont succédé. Pour
paraphraser le président, on pourrait
dire que la IVème puis la Vème
Républiques ont pu compter sur les
ressources vives du pays pour mener leur
politique coloniale. Mais de cela, il
n’est jamais question dans son discours.
Macron reconnaît
les crimes de Vichy pour mieux remettre
Vichy entre parenthèses ?
E.S. :
Exactement. Il admet une chose pour
pouvoir en cacher une autre. Quand il
affirme que le racisme et
l’antisémitisme gangrénaient déjà la
IIIème République, il ne parle à aucun
moment de l’empire colonial français,
qui a pourtant connu un essor formidable
sous la IIIème République justement,
même si l’entreprise coloniale a
commencé bien plus tôt.
En réalité, tout en
affirmant que Vichy n’était pas une
« aberration imprévisible née de
circonstances exceptionnelles », Macron
renferme Vichy dans une exceptionnalité.
Dans une parenthèse – celle du racisme
d’État – qui serait selon lui fermée
depuis. Quid alors des massacres du 8
mai 1945 en Algérie et de 1947 à
Madagascar ? Du 17 octobre 1961 ? Quid
du racisme d’État, des crimes policiers,
de l’islamophobie ? Macron refuse de
voir que la séquence raciste et
génocidaire européenne ne commence pas
en 1933 et ne finit pas en 1945.
Si reconnaitre de
manière officielle les crimes de Vichy
se fait au détriment de la
reconnaissance de ces autres crimes,
alors on crée une mémoire exclusive et
on favorise en même temps le désintérêt
envers les crimes de Vichy eux-mêmes.
Pont des
Arts (Paris, 2011) Pascal
Rossignol/Reuters.
Cette incapacité
de faire le lien entre le racisme d’État
de Vichy et la politique coloniale de la
France a-t-elle selon vous un rapport
avec la présence de Netanyahu ?
E.S. :
Complètement. L’incapacité du président
de faire des continuums historiques
entre Vichy, la colonisation et la
persistance d’un racisme d’État en
France, est liée à la perception qu’il a
du sionisme et d’Israël. Assumer que le
racisme d’État n’a pas disparu avec
Vichy impliquerait une condamnation du
colonialisme français, et par suite, du
colonialisme israélien.
Surtout que le
sionisme a puisé dans le racisme d’État
européen. C’est tout le paradoxe de
l’affaire Dreyfus : face au racisme
d’État (français), Herzl trouve la
solution au « problème juif » : un État
raciste. Par la seule présence de
Netanyahu, les analogies que refuse de
faire Macron apparaissent et la question
coloniale est mise sur la table.
A quelles
analogies pensez-vous ?
E.S. : Par
exemple, Macron évoque la Résistance
ainsi que les Français qui, je le cite,
« offrirent aux Juifs pourchassés un
refuge hospitalier, une cachette sûre ».
C’est très bien d’honorer la mémoire de
ces Justes qui ont désobéi aux lois,
mais alors allons jusqu’au bout de la
démarche. Parlons des porteurs de valise
pendant la guerre d’Algérie ou de tous
ceux qui aujourd’hui aident les exilés
et sont poursuivis en justice pour cela.
C’est bien dans la
France actuelle qu’il existe un « délit
de solidarité » pour lequel on peut vous
mettre en prison !
Et puis, face à
Netanyahu, les Justes d’aujourd’hui ne
sont-ils pas tous ceux qui résistent à
sa politique ? Ces Justes ne sont-ils
pas les Palestiniens et leurs soutiens ?
Ceux qui ont désobéi aux lois de la
France sont honorés, alors que ceux qui
s’opposent au sionisme sont assimilés à
des antisémites. Encore une fois, Macron
dit une chose et son contraire.
Dans ce contexte
précis, que vous inspire le parallèle
fait par le président entre antisionisme
et antisémitisme ?
E.S. : La
phrase a été abondamment commentée, mais
parfois de manière incomplète. Dire que
l’antisionisme est une forme réinventée
de l’antisémitisme n’est pas seulement
faux historiquement, cela ne fait pas
seulement l’impasse sur le combat
antisioniste et sur la
position juive antisioniste, c’est
aussi une façon de réhabiliter un
antisémitisme sioniste, c’est-à-dire cet
antisémitisme ancien que critique Macron
dans la première partie de son discours.
Cette phrase
signifie qu’il peut y avoir un bon
antisémitisme : un antisémitisme qui
accepte le fait colonial israélien. Cet
antisémitisme ancien, européen, est
acceptable du moment qu’il est sioniste.
Ce n’est pas un hasard si après Paris,
Netanyahu est allé en Hongrie et a
déclaré aux côtés du président hongrois
que ce pays n’est pas antisémite. C’est
pourtant l’un des États d’Europe dont
les législations sont le plus
ouvertement xénophobes.
Netanyahu
Orban
Cela signifie que
l’antisémitisme en Hongrie, en Pologne,
dans certains milieux d’extrême-droite
en France, ou même au sein de
l’administration Trump ou des milieux
Évangélistes, cet antisémitisme est
acceptable. Ce qui ne l’est pas, c’est
une position anticoloniale. C’est ce que
signifie en réalité la phrase de
Macron : l’anticolonialisme est une
forme réinventée de racisme.
Si
l’antisionisme est du racisme, alors le
sionisme devient une forme
d’antiracisme…
E.S. : Macron se
fait le porte-voix au niveau officiel de
ces intellectuels qui tentent d’imposer
l’idée, disons depuis le début des
années 2000, selon laquelle
l’antiracisme serait une nouvelle forme
de racisme. Et il marche sur les pas de
ces néoconservateurs pour qui
l’anticolonialisme serait la nouvelle
forme prise par le racisme.
Je pense que la
phrase de Macron sur l’antisionisme
révèle toute l’intention et en même
temps tout le paradoxe de son discours.
Le geste du président est double : il
fait d’un côté un éloge de la République
et de ses « valeurs antiracistes », et
de l’autre une abolition de la
République elle-même à travers d’une
part l’occultation du racisme d’État
contemporain et d’autre part le soutien
à Israël, un État bâti sur une stricte
séparation reposant sur des bases
ethno-nationales.
D’un côté on
célèbre une Europe qui a su tourner le
dos à la barbarie nazie pour devenir
« antiraciste », et de l’autre on
célèbre le sionisme, c’est-à-dire l’idée
que pour lutter contre l’antisémitisme,
il faut quitter l’Europe pour
s’installer dans un Etat d’apartheid.
Durant la
campagne, on a beaucoup reproché à
Macron de dire une chose et son
contraire. Macron président n’est
semble-t-il pas différent.
E.S. : En
même temps qu’il déclare dans son
discours qu’on ne bâtit aucune fierté
sur un mensonge, il reçoit le premier
ministre d’un pays qui a construit son
existence sur une mystification, celle
d’une terre sans peuple pour un peuple
sans terre. Macron reconnaît les crimes
de Vichy sans rompre avec le racisme
d’État, qu’il soit israélien ou
français. C’est au fond le style Macron,
capable de dire tout et son contraire.
C’est ça le réalisme. C’est la
Realpolitik.
Propos recueillis
par Rafik Chekkat, pour Etat
d’Exception.
Eyal Sivan
Essayiste et
réalisateur, Eyal Sivan est l’auteur
avec Armelle Laborie de "Un boycott
légitime" (La Fabrique, 2016), et avec
Eric Hazan de "Etat Commun" (La
Fabrique, 2012). Ses derniers
documentaires sur la Palestine sont :
Etat commun, Conversation potentielle 1
(2012), Jaffa, la mécanique de l’orange
(2009), et Route 181 (co-réalisé avec
Michel Khleifi, 2003).
Voir en ligne :
l’article sur le site d’Etat d’Exception
Le dossier politique
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