Monde arabe
« Une multitude de
printemps »
Pierre Piccinin
Pierre
Piccinin en compagnie de rebelles
libyens
Mardi 1er mai
2012
Salut &
Fraternité, avril-mai-juin 2012
propos recueillis par Arnaud LEBLANC
Pierre Piccinin est historien et
politologue, spécialiste du
Moyen-Orient. À l’heure où les révoltes
ont éclaté dans les pays
arabo-musulmans, en 2011, il décide de
se rendre sur le terrain pour juger de
l’ampleur des mouvements.
Au-delà de l’image simplifiée d’une
vague démocratique et homogène déferlant
sur les dictatures, il nous présente des
contextes et des événements contrastés.
Selon vous, peut-on parler
d’un seul « Printemps arabe » ?
Je n’aime pas cette
expression de « Printemps arabe ». Elle
est très poétique et a provoqué un
engouement dans les médias européens et
dans le monde scientifique occidental,
mais elle ne correspond pas à la
pluralité du monde arabo-musulman.
Les Occidentaux y ont vu
une émergence globale de la société
civile qui réclamait la démocratie. Mais
c’était notre idéologie que l’on a
projetée sur ces pays. On ne peut
d’ailleurs pas comparer du tout l’Égypte
avec la Tunisie ou le Maroc avec la
Syrie ; ce sont des pays qui ont des
vécus socio-économiques différents.
Ainsi, en Tunisie, on
trouve un niveau d’éducation très élevé.
L’ancien appareil politico-économique en
place a bien tenté de se maintenir à la
tête de l’État une fois l’ancien
président Ben Ali chassé du pouvoir.
Mais, quand la population a compris que
le système essayait de perdurer,
différentes organisations de
l’opposition politique, mais aussi des
organisations régionales et
professionnelles, ont réagi de manière
révolutionnaire. Ensemble, elles se sont
autoproclamées « Haute Instance pour la
Réalisation des Objectifs de la
Révolution » et elles ont pris en charge
le processus électoral afin de préparer
la prochaine constitution. Il s’agit là
de la seule révolution aujourd’hui
aboutie du « Printemps arabe ».
L’Égypte, par contre,
compte en grande partie une population
très pauvre et analphabète. Une fois
Moubarak tombé, les Égyptiens ont cru
que le changement était accompli. Or, en
pratique, c’est l’ancien régime lui-même
qui a géré le processus de transition.
Le gouvernement militaire et l’ancien
establishment ont, d’un commun accord
avec les Frères musulmans, mis en place
des structures et une constitution qui
ne changent pas fondamentalement ce qui
existait. Le président est tombé, mais
l’ensemble de l’appareil
politico-économique qui dirige ce pays
depuis des décennies reste au pouvoir.
La lutte contre les
dictatures a-t-elle été le moteur des
rassemblements populaires ?
Ce n’était pas
nécessairement des révolutions
idéologiques qui demandaient la
démocratie. C’était plutôt des coups de
colère de populations en fin de compte
assez conservatrices, pour la plupart,
des révoltes de la faim, avec des
revendications centrées sur de
meilleures conditions de vie, sur le
plan économique.
Et même au niveau de
l’ampleur de la contestation sociale, on
ne peut pas comparer les mouvements
populaires de Tunisie et d’Égypte, par
exemple, avec ce qui s’est passé en
Libye.
Les évènements, dans ce
pays, correspondent plutôt à une guerre
civile : l’Est a attaqué et occupé
l’Ouest avec l’aide de l’OTAN. Les
manifestations pro-démocratie qui ont eu
lieu au début des événements
rassemblaient à peine quelques centaines
de personnes réclamant un
assouplissement du régime. Mais cela a
suffi pour servir les ambitions
territoriales de chefs de clans qui se
sont infiltrés dans la brèche.
En Libye, on a ainsi un
cas de guerre clanique, voire tribale,
accompagnée d’une intervention militaire
étrangère.
Est-ce que, dans d’autres
pays, d’autres scénarios ont émergé ?
Il ne faut pas oublier
qu’il n’y a que six ou sept pays sur les
vingt-deux pays membres de la Ligue
arabe qui ont été touchés par ce «
Printemps arabe ».
Par exemple, des pays
comme le Koweït ou, d’une manière
générale, l’Arabie Saoudite et les
monarchies du Golfe, n’ont pas été
touchés.
Certains mouvements ont
aussi été étouffés rapidement par des
réformes ou des élections qui n’en sont
pas, comme au Maroc, en Jordanie ou en
Algérie.
D’autres contestations
sociales ont été rudement réprimées dans
le sang, comme au Bahreïn, où l’émir a
envoyé l’armée, avec l’appui de chars
saoudiens et le silence des puissances
étrangères.
Il reste encore le cas
de la Syrie. La vision dominante en
Europe est extrêmement simpliste : on
parle d’une méchante dictature baathiste
face à une population qui réclame la
démocratie. Le régime de Bachar al-Assad
est certes féroce, mais, la vision
occidentale des événements, c’est du
roman-feuilleton. Et on est loin d’un
pays à feu et à sang.
La Syrie présente un
patchwork communautaire et confessionnel
où la volonté démocratique et les
identités minoritaires se trouvent
contrebalancées par la crainte d’une
dérive vers une république islamique.
Pour l’instant, la Syrie
demeure un point d’interrogation. Mais,
si le régime ne parvient pas à se
maintenir, le pays sombrera probablement
dans la guerre civile.
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