Opinion
Le cosmopolitisme
à l'heure du renforcement des
nationalismes
Esther
Benbassa
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© 2012 Esther Benbassa. All Rights
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Vendredi 14
décembre 2012
Esther
Benbassa est directrice d’études à
l’Ecole pratique des hautes études,
spécialiste de l’histoire des Juifs et
d’histoire comparée des minorités, et
sénatrice du Val-de-Marne. A l’occasion
de la sortie de son livre
Egarements d’une
cosmopolite
(François Bourin Editeur), elle répond
aux questions de Pascal Boniface,
directeur de l’IRIS, sur le concept de
cosmopolitisme exposé dans son ouvrage,
alors que des nationalismes
ressurgissent et se renforcent
aujourd’hui dans plusieurs régions du
monde.
Vous écrivez que « le sentiment
de responsabilité universelle est
intrinsèque au cosmopolitisme »
Pouvez-vous préciser votre pensée ?
Il me semble que le cosmopolitisme,
qui est lié d’abord à la condition de la
personne qui s’en réclame, est
totalement étranger au nationalisme, au
repli communautaire, à l’entre-soi.
Cette condition, qui n’est pas la plus
enviable du monde, inséparable
d’histoires de vie faites
d’immigrations, d’exils, et de
pérégrinations, rend perméable,
indéniablement, à ceux qui ne sont ni de
votre groupe, ni de votre mode de
pensée, ni de la même origine que vous.
Bref, l’autre est en vous, parce que
vous-même vous avez été obligé à
plusieurs reprises de revêtir votre moi
d’identités nouvelles. Je ne sais pas si
c’est un atout, en tout cas c’est comme
cela que votre monde est organisé. Je
suis athée, mais imprégnée de plusieurs
religions, de leurs cultures. Française,
mais aussi d’autres nationalités. J’ai
un petit air bourgeois, et j’ai certes
été élevée à un moment de ma vie comme
une enfant de bourgeois, mais les aléas
de la vie ont fait que j’ai vite grandi
dans les quartiers sud – et pauvres – de
Tel-Aviv, dans les mêmes conditions que
les personnes qui, en France, habitent
les quartiers populaires de nos villes.
Dotée au départ d’une éducation
bourgeoise, j’ai également très tôt
connu le monde du travail. Le fait de
parler de nombreuses langues me fait
passer sans effort d’un mode de pensée à
un autre, ce qui me permet de penser
large, si je puis utiliser ce terme. Je
me sens redevable à tous ces mondes de
m’avoir offert l’hospitalité par la
pensée ou par le vécu. Je me sens à la
fois d’un lieu et de plusieurs. Cette
dette fait que je ne peux pas être
responsable que des « miens », les «
miens » sont de partout socialement et
par leur appartenance ethnique ou
religieuse. C’est pour cela aussi que je
me bats pour ceux qui peuvent, de prime
abord, sembler très différents de moi.
Je suis quelque part, toujours et malgré
tout, un peu comme eux ou comme elles.
Je suis une sorte d’immigrée dont le
monde est le pays. Parfois, on peut se
sentir seul à assumer cette condition.
Mais tant pis, je m’en accommode.
J’essaye de m’assumer comme Française et
comme immigrée, comme étrangère et comme
autochtone, comme femme et comme être
humain tout simplement, comme bourgeoise
par la culture et comme femme du peuple
par le vécu, comme citadine et comme
banlieusarde. Ma multiplicité me fatigue
parfois, mais en même temps le fait de
me sentir de partout me permet de
regarder plus loin, sans être dupe, mais
toujours avec empathie pour mon
semblable, lui aussi multiple à sa
façon.
Est-ce
principe qui a guidé votre vie comme
universitaire et désormais comme
responsable politique ?
Je regarde mon entourage avec les
yeux d’une historienne, qui a en tête le
déroulé de l’histoire. Certes, on ne
tire pas facilement des leçons de
l’histoire, mais elle est là. Lorsque je
dois prendre une décision, cette
histoire m’accompagne. L’histoire des
Juifs, aussi, dont je suis spécialiste,
qui vous rend très proche des autres
minorités, si vous ne tombez pas dans le
chauvinisme. L’histoire me procure cette
distanciation, qui pour moi est une
nécessité. J’étais une intellectuelle
engagée, je reste une politicienne de
convictions. Je peux aider un peu plus
qu’avant, voilà ce qui change. J’essaye
en tant que sénatrice de m’occuper des
questions sociétales, ce qui ne me sert
pas toujours. Tant pis, si je fais de la
politique, c’est pour être utile, autant
que possible. Si je ne suis pas réélue,
j’ai un métier et je continuerai à en
vivre. Bien sûr, je fais un maximum
d’efforts pour ne pas décevoir ceux qui
m’ont investie, mais sans
compromissions. Etant loyale de nature,
je ne trahis pas ceux qui m’ont envoyée
au Sénat. Parce que je leur suis
redevable de cette place, c’est par
loyauté que je les critique parfois
quand les choses ne vont pas bien.
J’apprends tous les jours la vie de
sénatrice, de politicienne. J’apprends
l’art du compromis, si nécessaire en
politique, mais j’essaye de tirer le
maximum de cette expérience pour mieux
servir les causes que je défends. Si
j’ai changé tant de fois de pays, j’ai
aussi changé de métier. J’espère que
j’apporte aussi quelque chose à ceux qui
m’ont fait confiance. La politique est
ingrate, dit-on. Peut-être. Moi, je fais
ce qui me semble juste. Certes, je me
trompe aussi. Mais même lorsque je me
trompe, je suis prête à me corriger. Je
n’ai pas de principes, mais des
convictions.
Le
cosmopolitisme s’oppose-t-il au
communautarisme ?
Je ne sais même pas comment
fonctionne exactement le
communautarisme. C’est une notion qui
m’est très étrangère. Le communautarisme
est une forme de chauvinisme à dimension
réduite. Sa taille ne l’empêche pas
d’avoir des effets aussi dévastateurs
que n’importe quel nationalisme. Le plus
ravageur est l’enfermement, le repli.
Que les gens se replient sur eux-mêmes
sous l’effet de la peur n’est pas
incompréhensible, ce n’est pourtant pas
le meilleur moyen de se sortir des
difficultés que l’on rencontre. Beaucoup
de Juifs, qui formaient un groupe
cosmopolite par l’effet de leur histoire
et de leur condition même, se replient
sur eux-mêmes en raison de la montée de
l’antisémitisme et de leur nationalisme
à distance centré sur la défense
inconditionnelle d’Israël. Leur apport à
la civilisation était hier inséparable
de leur ouverture au monde et de la
responsabilité qu’ils jugeaient avoir
envers les autres. Si l’on regarde le
XIXe
siècle et le début du XXe,
on trouve un nombre disproportionné de
marxistes, de socialistes, de
spartakistes, d’anarchistes, de
mencheviks et même de bolchéviques
juifs. Ils voulaient changer le monde.
Même s’ils n’ont pas pu le changer, ils
ont au moins essayé. Voilà le message
qui ressort de leur action qui
concernait l’humanité comme telle et non
leur propre univers juif. Aujourd’hui,
les jeunes juifs retournent à la
religion. C’est leur droit, mais quel
changement, n’est-ce pas, par rapport à
leurs aïeux dont le monde était la
maison ? La fin du cosmopolitisme n’est
pas étrangère à ce retournement.
L’univers juif en diaspora connaît
aujourd’hui quelques limites, et ce
depuis que l’émigration ne fait plus
partie de sa condition ordinaire et
qu’il expérimente, avec la naissance
d’Israël, le nationalisme à distance.
Certes, l’existence de ce pays est aussi
liée à la condition juive et elle vient
après le massacre de millions de Juifs.
Rien n’autorise à la mettre en question.
Toutefois, le nationalisme exclusif
d’Israël et sa politique de type
colonialiste à l’endroit des
Palestiniens sont éminemment
critiquables et ne servent certainement
pas les Juifs en diaspora. Si je défends
la création d’un Etat palestinien, à
côté d’un Etat israélien, c’est aussi
parce que le peuple juif auquel
j’appartiens par ma naissance et par ma
culture (une de mes cultures) est
l’exemple même de cette errance qui
caractérisa son histoire. Les Juifs sans
Etat ont été la cible de
l’antisémitisme, des pogroms, du nazisme
et ont péri à cause de ces fléaux. Quand
on est juif, on ne peut pas accepter que
ce peuple exige en vain un Etat depuis
des décennies. L’envoi de roquettes et
le terrorisme contre les habitants
d’Israël ne sont pas des méthodes qu’on
peut approuver, mais les Palestiniens
ont-ils d’autres moyens de se faire
entendre, puisque la diplomatie a échoué
dans le règlement de ce conflit ? Quelle
perte pour le Moyen-Orient que ce
conflit incessant, qui met le peuple
israélien et le peuple palestinien en
danger permanent ! Je hais le
nationalisme, d’où qu’il vienne. Et je
n’approuve pas non plus les excès du
nationalisme palestinien. Mais sans
doute faut-il passer par cette maladie
infantile pour asseoir un jeune Etat.
Ensuite, il s’agit d’en guérir…
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Publié le 15 décembre 2012 avec
l'aimable autorisation de l'IRIS.
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