Entretien
Ahmed Ben Bella :
« J'ai vécu 24 ans et demi en prison »
Silvia Cattori
Ahmed Ben
Bella
Mercredi 11 avril
2012
Le premier
président de l’Algérie indépendante
(1963-1965) Ahmed Ben Bella s’est éteint
en ce 11 avril 2012 à l’âge de 96 ans. A
l’heure de son décès nous rediffusons
l’entretien qu’il nous avait accordé à
Genève le 16 avril 2006.
Ahmed
Ben Bella est une des hautes figures du
nationalisme arabe. Il fut l’un des
neufs membres du Comité révolutionnaire
algérien qui donna naissance au Front de
Libération Nationale (FLN). Arrêté par
l’occupant français en 1952, il s’évade.
Arrêté de nouveau en 1956, avec cinq
autres compagnons, il est détenu à la
prison de la Santé jusqu’en 1962. Après
la signature des accords d’Évian, il
devient le premier président élu de
l’Algérie indépendante.
Sur
le plan intérieur, il mène une politique
socialiste caractérisée par un vaste
programme de réforme agraire. Sur le
plan international, il fait entrer son
pays à l’ONU et l’engage dans le
mouvement des non-alignés. Son influence
grandissante dans la lutte contre
l’impérialisme conduisent de grandes
puissances à favoriser son renversement
par un coup d’État militaire. Il est
placé en résidence surveillée de 1965 à
1980. Depuis lors, il s’est tenu à
l’écart des affaires intérieures de son
pays, mais continue à jouer un rôle
international, notamment en tant que
président de la Campagne internationale
contre l’agression en Irak.
Alors
que se développe en France un débat
malsain sur les bienfaits de la
colonisation et sur la responsabilité
des Arabes dans le blocage de leurs
sociétés, le président Ahmed Ben Bella
rappelle quelques vérités historiques :
l’illégitimité de la domination d’un
peuple sur un autre -que ce soit hier en
Algérie ou aujourd’hui en Palestine-, la
réalité mondiale -et non pas arabe- de
la colonisation et des luttes de
libération nationale, l’ingérence
occidentale pour renverser les
gouvernements nationalistes et
révolutionnaires du Sud et maintenir les
séquelles de la colonisation. Acteur
central de bouleversements historiques,
il répond aux questions de Silvia
Cattori.
Silvia Cattori
: Quand vous n’êtes pas
en voyage, résidez-vous en Suisse ?
Ahmed Ben Bella
: Non, je vis en Algérie, mais je viens
souvent en Suisse. J’ai vécu ici durant
dix ans, après mes démêlés avec le
pouvoir des militaires algériens. En
Algérie je suis assailli par les
journalistes. Donc, quand j’ai besoin de
prendre un peu de repos et de recul avec
ce qui se passe là bas, je viens ici où
j’ai gardé un petit appartement. Vous
savez, j’ai quatre-vingt dix ans !
S.C.-
Vous avez l’air d’un
jeune homme ! Savez-vous, M. Ben Bella,
que vous avez imprimé une très belle
image dans le cœur des gens partout dans
le monde ?
Ahmed Ben Bella
: (Rire) J’ai eu une vie un peu
spéciale, il est vrai. J’ai participé à
la libération de mon pays. J’ai été l’un
des organisateurs de sa lutte de
libération. J’ai participé également de
façon active à toutes les luttes de
libération.
S.C.–
Vous êtes d’origine
arabo-marocaine. Quel lien gardez-vous
avec vos racines rurales ?
Ahmed Ben Bella
: Oui, je suis Algérien d’origine
marocaine par mes parents, mais toute ma
vie c’est l’Algérie. Je suis né là-bas.
Je suis un fils de paysans pauvres venus
très jeunes vivre en Algérie. Je n’ai vu
que récemment l’endroit où ils sont nés,
dans les environs de la ville de
Marrakech.
S.C.–
En venant à vous, j’ai
l’impression d’aller à la rencontre des
peuples et des causes pour lesquels vous
vous êtes battu toute votre vie. C’est
très émouvant de s’entretenir ici de
votre combat pour créer un monde plus
humain, plus juste. N’incarnez-vous pas
tout cela ?
Ahmed Ben Bella
: Oui, ma vie est une vie de combat ; je
puis dire que cela ne s’est jamais
arrêté un seul instant. Un combat que
j’ai commencé à l’âge de 16 ans. J’ai 90
ans et ma motivation n’a pas changé :
c’est la même ferveur qui m’anime.
S.C.-
En 1962, vous accédez
aux plus hautes charges de l’Algérie
indépendante. Tous les espoirs sont
ouverts. De l’Algérie colonisée à sa
libération, de la scène politique
internationale au combat
altermondialiste, vous avez payé cher le
prix de votre insoumission.
Ahmed Ben Bella
: Oui j’ai payé très cher mon combat
pour la justice et la liberté des
peuples. Mais voilà, j’ai fait ce que
j’ai ressenti comme un devoir, une
obligation. Donc, pour moi le choix n’a
pas été difficile. Quand je me suis
engagé dans la lutte pour mon pays,
j’étais très jeune. Mes horizons se sont
ouverts. Je me suis très vite rendu
compte que les problèmes allaient
au-delà de l’Algérie, que la
colonisation touchait quantité de
peuples, que les trois quart des pays de
la planète étaient colonisés d’une façon
ou d’une autre. L’Algérie était alors,
pour les Français, un département
d’outre mer, c’était la France de
l’autre coté de la méditerranée. La
colonisation par la France en Algérie a
duré longtemps : 132 ans. J’ai participé
à cette lutte-là en Algérie. Tout de
suite après l’indépendance, je me suis
associé à tous ceux qui, dans le monde,
se battaient eux aussi pour libérer leur
pays. Il y a donc eu cette phase de la
lutte de libération nationale à laquelle
j’ai participé de façon totale. En
Tunisie, au Maroc, au Vietnam, l’Algérie
était devenue un peu la mère des luttes
de libération ; les soutenir était donc
pour nous une tâche sacrée. Quand
quelqu’un venait nous demander de
l’aide, c’était sacré. On ne
réfléchissait même pas. On les aidait,
alors même que nous n’avions que peu de
moyens ; on leur offrait des armes, un
peu d’argent et, le cas échéant, des
hommes.
S.C.-
En 1965, ce ne sont pas
les Français qui vous emprisonnent, ce
sont vos frères d’armes. Que
ressentez-vous, aujourd’hui, à l’égard
de ceux qui vous ont brutalement barré
la route ?
Ahmed Ben Bella
: Je ne ressens pas de mépris, je ne
ressens pas de haine. Je pense qu’ils
ont participé à quelque chose qui
n’était pas très propre et qui a été
très dommageable, non seulement pour le
peuple algérien, mais également pour les
autres peuples qui comptaient alors sur
notre soutien. Mon combat pour apporter
de meilleures conditions de vie aux
Algériens, alors plongés dans une grande
misère, et mon combat pour aider les
autres peuples encore colonisés à
recouvrer leur liberté, dérangeait fort
certains pouvoirs. De leur point de vue
j’allais trop loin. Je devais
disparaître. Ceci pour dire que, si
l’armée algérienne ne m’avait pas
renversé, d’autres l’auraient fait. Je
devais disparaître, parce que je
devenais trop gênant. J’abritais
pratiquement tous les mouvements de
libération, y compris ceux venus
d’Amérique latine.
S.C.-
Etiez-vous déjà en
contact avec Fidel Castro ?
Ahmed Ben Bella
: Oui, le Che était venu à Alger
m’apporter le message de Fidel Castro
que j’avais rencontré deux fois. Il nous
demandait de soutenir les luttes qui se
développaient en Amérique du Sud, car
Cuba ne pouvait rien faire ; elle était
sous le contrôle des États-Unis qui
occupaient la baie de Guantanamo. Rien
ne pouvait donc sortir de Cuba, même pas
une boîte d’allumettes, sans que les
États-Unis le sachent. Je n’ai pas
hésité une seconde. C’est depuis
l’Algérie, et avec la participation du
Che, qui est resté chez nous durant six
mois, que s’est créé l’État major de
l’armée de libération de l’Amérique du
sud. Je peux le dire maintenant : tous
les combattants qui participaient à la
lutte de libération en Amérique du Sud
sont venus en Algérie ; c’est de là que
tout ceux qui luttaient sont partis. On
les a entraînés, on s’est arrangé pour
que les armes arrivent chez eux, on a
créé des réseaux.
S.C.-
En quelle année Che
Guevara est-il venu en Algérie ?
Ahmed Ben Bella
: Le Che est venu en 1963, peu après mon
arrivée au pouvoir. Avec mon
gouvernement, nous nous sommes engagés à
apporter notre aide aux luttes de
libération nationale. À ce moment-là, de
nombreux pays étaient encore colonisés
ou sortaient à peine de la colonisation.
Toute l’Afrique pratiquement était dans
ce cas. Nous l’avons soutenue. M.
Mandela et M. Amilcar Cabral sont venus
eux aussi en Algérie. C’est moi qui les
ai entraînés ; ensuite ils sont repartis
mener la lutte de libération chez eux.
Pour d’autres mouvements, qui n’étaient
pas engagés dans la lutte armée ou qui
n’avaient besoin que d’un soutien
politique, comme le Mali, nous les
aidions sur d’autres plans.
S.C.-
Qui vous a écarté
précisément en 1965 ? L’armée algérienne
ou des forces extérieures ?
Ahmed Ben Bella
: Je suis certain que, indirectement, il
y a eu l’intervention de puissances
étrangères. Nous avons vu ailleurs les
mêmes mécanismes. Partout où les luttes
de libération nationale ont triomphé,
une fois le pouvoir constitué, il y a eu
des coups d’État militaires qui ont
renversé leurs dirigeants. Cela s’est
produit maintes fois. En deux ans, y a
eu 22 coups d’État militaires,
essentiellement en Afrique et dans le
tiers-monde. Le coup d’État d’Alger, en
1965, est celui qui a ouvert la voie.
L’Algérie n’a donc été que le début de
quelque chose qui était en germe : c’est
pourquoi je dis que c’est le système
capitaliste mondial qui finalement a
réagi contre nous.
S.C.-
Êtes-vous marxiste ?
Ahmed Ben Bella
: Je ne suis pas marxiste, mais je me
situe résolument à gauche. Je suis arabe
musulman, orienté très à gauche dans mon
action, dans mes convictions. C’est
pourquoi, même si je ne partage pas la
doctrine marxiste, je me suis toujours
trouvé aux côtés de tous les mouvements
de gauche dans le monde et des pays
socialistes qui, comme Cuba, la Chine,
l’URSS, ont mené le combat
anticolonialiste et anti-impérialiste.
C’est avec eux que nous avons constitué
un front de libération et apporté notre
appui logistique aux armées populaires
pour aider leurs pays à sortir du
colonialisme et instaurer un régime
intérieur national. C’était la phase de
liquidation du colonialisme. Le
colonialisme est une idée qui est née en
Occident et qui a conduit les pays
occidentaux - comme la France, l’Italie,
la Belgique, la Grande Bretagne - à
occuper des pays hors du continent
européen. Un colonialisme dans sa forme
primitive, c’est-à-dire par
l’installation à demeure de pouvoirs
étrangers répressifs, avec une armée,
des services, des polices. Cette phase a
connu des occupations coloniales
cruelles qui ont duré jusqu’à 300 ans en
Indonésie.
S.C.-
Après cette phase,
n’étiez-vous pas actif dans le mouvement
des pays non alignés ?
Ahmed Ben Bella
: Il n’y a plus de pays non alignés. Ce
mouvement a été créé par des hommes de
très grande qualité tels Nehru, Mao
Tsé-toung, Nasser et d’autres grands
noms ; à une époque surtout où il y
avait le risque d’une guerre atomique.
C’était l’affrontement entre l’URSS et
les États-Unis. Nous étions au bord de
la guerre nucléaire. Les pays non
alignés ont joué un rôle important pour
l’empêcher. Ce mouvement a duré un
certain nombre d’années. Mais le système
a fini par avoir raison de lui.
S.C.-
Par la suite,
n’avez-vous pas joué un rôle important
dans le développement du mouvement
altermondialiste ?
Ahmed Ben Bella
: Le système mondial qui préside à tout
ce dont nous avons parlé, a inventé une
autre forme de domination : la «
mondialisation ». « Mondialisation » est
un mot très beau en soi. Un mot qui peut
unir, amener la fraternité entre les
peuples. Or, le mot « mondialisation »
tel qu’il a été conçu, est un mot qui
fait très mal. Un mot qui a amené à la
mondialisation de la misère, de la mort,
de la faim : 35 millions de personnes
meurent de malnutrition chaque année.
Oui, ce serait un très beau mot, si l’on
avait mondialisé le bien, apporté le
bien être pour tous. Or, c’est tout le
contraire. C’est une globalisation
perverse ; elle mondialise le mal, elle
mondialise la mort, elle mondialise la
pauvreté.
S.C.-
La mondialisation
n’a-t-elle eu que des effets pervers ?
Ahmed Ben Bella
: Le seul avantage que nous en avons
retiré est que nous sommes aujourd’hui
mieux informés qu’hier. Nul ne peut plus
ignorer le fait que ce système amène à
l’extension de la faim. Des richesses
ont été créées, mais ce sont des
richesses factices. Ce sont des
multinationales, comme General Motors et
Nestlé, ce sont de grands groupes
industriels qui pèsent, sur le plan
monétaire, beaucoup plus que de grands
pays comme l’ Égypte. Si on se base sur
ses gains, General Motors, par exemple,
est quatre fois plus riche que l’Égypte,
qui est un pays de 70 millions
d’habitants, le pays des Pharaons, un
pays extraordinaire, le pays arabe le
plus éduqué ! Cela vous donne une image
de ce que signifie le mot «
mondialisation ». Voilà pourquoi j’ai
combattu ce système qui favorise des
groupes qui représentent, sur le plan
monétaire, beaucoup plus qu’un grand
pays et génèrent tant d’inégalités.
Voilà pourquoi nous devons, nous autres,
favoriser une meilleure compréhension
des problèmes, qui ont été compliqués à
souhait, mais qui sont finalement
l’expression d’une seule chose : la mise
en place d’un système inhumain.
S.C.-
Malgré la volonté
clairement exprimée, en 2003, par les
trois quarts des peuples de la planète,
les mouvements progressistes n’ont pas
réussi à empêcher la guerre. N’avez-vous
pas, parfois, le sentiment, que ceux qui
sont à la direction des mouvements, ont
manqué une marche ; ou carrément fait
fausse route pour n’avoir pas su
identifier les vraies motivations de
l’adversaire ?
Ahmed Ben Bella
: Moi qui suis un homme du sud, je
constate que quelque chose a changé dans
le nord, qui est très important à
relever. Ce qui a changé précisément
dans cette aire dite avancée du nord,
qui nous a fait la guerre, qui nous a
colonisés, qui nous a fait des choses
terribles, est qu’il y a aujourd’hui une
opinion qui s’exprime, qu’il y a des
jeunes qui disent « assez ». Ceci
indique que ce système mondial pervers
ne frappe plus seulement le sud mais
aussi le nord. Par le passé on parlait
de pauvreté, de misère uniquement dans
le sud. Il y a maintenant beaucoup de
misère, beaucoup de maux qui font des
victimes dans le nord également. Cela
est devenu manifeste : ce système
mondial n’est pas fait pour servir le
bien de tous, mais pour servir des
sociétés multinationales.
Donc,
à l’intérieur de ce nord, que nous avons
tellement combattu, il y a maintenant un
mouvement, il y a toute une jeunesse qui
veut agir, qui descend dans la rue, qui
proteste, même si la gauche n’a pas su
donner, à ces jeunes qui veulent des
changements, les clés de la solution.
Cela s’est toujours passé ainsi : tout
mouvement commence de cette façon. Le
mouvement de libération que j’ai conduit
en Algérie, l’organisation que j’ai
créée pour combattre l’armée française,
était au départ un petit mouvement de
rien du tout. Nous n’étions que quelques
dizaines à travers toute l’Algérie, un
territoire qui représente cinq fois la
France.
S.C.-
Qu’ont-elles obtenu, ces
générations de jeunes qui ont mis tant
d’espoir dans Attac, par exemple, qui
propose de « réformer la mondialisation
» ! Mais n’eut-il a pas fallu refuser
son principe même et adopter des mesures
plus radicales, face à la radicalité du
système dit libéral ?
Ahmed Ben Bella
: Les gens de gauche, une fois au
pouvoir, ne sont pas différents de ceux
des autres partis. En ce qui concerne
l’Algérie, nous avons essayé de
travailler avec la gauche française. Or
nous n’avons pas connu de pire pouvoir
que celui exercé par le parti socialiste
français. La pire des choses qui nous
soit arrivée ce fut avec les
socialistes. Aucun pouvoir politique
auparavant ne nous avait combattus aussi
durement que celui du socialiste Guy
Mollet. Je vous parle de faits précis.
Je parle de ce que j’ai connu. J’étais à
la tête du FLN quand le gouvernement de
Guy Mollet - après avoir compris que la
France ne pourrait se maintenir en
Algérie – a contacté Gamal Abdel Nasser
pour qu’il nous demande si nous étions
prêts à discuter avec eux. C’est ce que
j’avais toujours prévu ; qu’un jour il
allait falloir s’asseoir autour d’une
table et définir la meilleure façon pour
l’Algérie de devenir totalement
indépendante. C’était le but que nous
recherchions : redevenir libres, ne plus
vivre sous la férule d’un système
oppressif. J’ai dit oui, que j’étais
prêt à négocier, à condition que ce soit
eux, les Français, qui en fassent la
demande. C’était important, car c’est
toujours celui qui est le plus faible
qui demande à négocier. J’ai exigé que
les négociations se déroulent en Égypte.
Les négociations ont duré six mois. Nous
sommes arrivés à une solution. Avec ce
bout de papier en poche, en septembre
1956, je suis allé informer Mohammed V,
le roi du Maroc. Il s’était impliqué
dans cette lutte, il nous avait aidés, y
compris militairement. Puis, alors que
nous nous rendions en Tunisie, où nous
voulions également informer les
autorités, notre avion a été pris en
chasse par l’aviation française. C’était
le premier détournement d’avion de
l’histoire. Il y avait, dans cet avion,
les deux tiers des dirigeants de la
révolution algérienne. Ils voulaient
nous liquider tout de suite. C’est un
miracle si nous avons échappé à la mort.
Tout ceci pour vous dire ce que je pense
des socialistes : c’était Guy Mollet
qui, à peine avait-il signé un
engagement, le trahissait. Je pourrais
dire la même chose du gouverneur
Lacoste, c’était un socialiste lui
aussi. Non, les partis de gauche ne nous
ont pas soutenus, au contraire. Quoi
qu’il en soit, c’est la gauche qui nous
intéressait et c’est avec elle que je
continue de me battre. Je suis un homme
de gauche.
S.C.-
Alors quand vous côtoyez
les représentants de l’internationale
socialiste, sur les podiums des Forums
sociaux, vous arrive-t-il de vous dire
qu’ils sont là pour leur prestige
personnel avant tout ?
Ahmed Ben Bella
: Oui il m’arrive de penser qu’ils ne
sont pas sérieux. Moi je veux vraiment
le changer ce monde. Je veux que ce
monde change. Pour changer les choses,
nous avons besoin de gens sincères et
désintéressés, avant tout.
S.C.-
Vous croyez en la
nécessité d’un changement ?
Ahmed Ben Bella
: Oui, depuis ma prime jeunesse je crois
en cette nécessité. Je reviens sur ce
que vous disiez. Ce qui personnellement
m’amène à avoir une certaine confiance
en l’avenir. Je veux parler de ce que
j’observe ici, en Occident. Je suis
convaincu que le système libéral n’a pas
d’avenir. Ces jeunes, ces lycéens que
j’ai vu descendre dans les rues, qui
n’ont rien que leur idéal de justice ;
ces jeunes qui manifestent, qui sont en
quête d’autres valeurs, j’aimerais leur
dire : « J’ai commencé comme cela, quand
j’avais votre âge, par de petits pas. Et
peu à peu c’est tout un peuple qui m’a
suivi. » Quand je vais à des
manifestations, je les observe, je parle
avec eux, je vois que ce sont eux qui
ont les cartes en mains.
S.C.-
La question se pose avec
insistance : les dirigeants des
mouvements anti-impérialistes n’ont-ils
pas ménagé Israël, un État
idéologiquement et législativement
raciste qui mène depuis sa création une
politique d’épuration ethnique en
Palestine ? Par conséquent, ils ont mal
orienté des générations de jeunes,
faussé le débat, pendant qu’Israël était
très actif aux côtés des États-Unis pour
combattre le communisme, combattre
Nasser et le nationalisme arabe,
soutenir des régimes affreux ?
Ahmed Ben Bella
: Ces questions sont aujourd’hui sur la
table, elles font débat. Nous ne voulons
pas d’une solidarité biaisée. Nous ne
voulons pas d’un État qui, comme Israël,
soit l’outil préféré de ce système
global cruel conduit par les États-Unis,
qui pratiquent une politique qui a déjà
fait tellement de mal. Pour nous, il y a
double trahison. La trahison, d’abord,
de ceux qui, dans le camp de la gauche,
auraient dû se trouver à nos côtés,
loyaux à la cause palestinienne et
arabe, et qui ne l’ont pas été. La
trahison, ensuite, de tous ces juifs
avec qui nous nous sentons proches, avec
qui nous avons des ressemblances, et
avec lesquels nous vivions en parfaite
harmonie. Les Arabes et les juifs sont
des cousins. Nous parlons la même
langue. Ils sont sémites comme nous. Eux
ils parlent l’Araméen, nous parlons
l’Araméen. L’Araméen comporte plusieurs
branches : l’Ethiopie parle Araméen,
l’Erythrée parle Araméen, les gens de
confession juive parlent l’Araméen, les
arabes parlent l’Araméen. C’est cela qui
nous fait très mal : c’est de nous
savoir trahis par ceux qui sont si près
de nous, par des gens qui sont nos
cousins, qui nous ressemblent et qui
parlent Araméen comme nous.
L’antisémitisme, nous le connaissons ;
nous sommes sémites. J’ajoute à cela
que, même leur prophète est notre
prophète. Moïse et Jésus Christ sont des
prophètes chez nous.
Ahmed Ben
Bella et Gamal Abdel Nasser
S.C.-
Depuis la fin du
multilatéralisme, l’ONU est mise
sous la coupe de Washington et des
néo-conservateurs. Tout pays arabe
qui ne se soumet pas à leurs diktats
est mis au ban des nations. Comment
jugez-vous cette situation ? Comment
en sortir ? Aussi, confronté a
l’unilatéralisme israélien, le Hamas
n’est-il pas condamné à échouer, et
à renoncer à ce pourquoi son peuple
se bat depuis 60 ans ?
Ahmed Ben Bella
: Je pense que le Hamas est
caractéristique de ce qui se passe
chez nous, de cette dimension qui
maintenant prend une forte couleur
religieuse, qui endosse l’Islam. Je
suis un Arabe musulman, je ne
voudrais pas vivre dans un pays
dirigé par un intégrisme islamique.
Mais je vous parle très franchement
: je ne les blâme pas. Parce que ce
besoin de religion a été créé par
les distorsions du système
capitaliste. C’est à force de nous
faire du mal que, finalement, au
lieu d’avoir face à eux un
mouvement, oui, qui endosse
l’arabité, qui endosse la culture et
reste ouvert, les extrémistes,
Israël et les États-Unis, se
retrouvent face à cette dimension.
Ce sont eux qui ont créé cette
situation.
S.C.-
Vous ne voulez pas
de réponse religieuse ?
Ahmed Ben Bella
: Je suis musulman, mais je ne
souhaite pas que la réponse soit
religieuse. Ce n’est pas le fait
religieux en soi que je récuse, non,
mais le fait que l’on puisse faire
une lecture qui ne va pas dans le
sens de la rénovation de l’Islam,
que l’on puisse faire une lecture
rétrograde de l’Islam ; alors que
dans l’Islam nous avons l’avantage
de croire aux deux religions : la
religion juive et la religion
chrétienne. Pour nous Mohammed n’est
que le continuum de Jésus Christ et
de Moïse.
S.C.-
Les musulmans
n’ont-ils pas pris la tête de la
résistance anticoloniale aujourd’hui
? N’y a-t-il pas lieu de reconnaître
que ce ne sont pas les valeurs de
l’Occident que les arabo-musulmans
combattent, mais sa politique
agressive ? Le Hezbollah, par
exemple, qui a si mauvaise presse
chez nous, n’a-t-il pas fait reculer
l’impérialisme américain et
israélien au Liban ? Les
progressistes ne devraient-ils pas
surmonter leurs préjugés à l’égard
des musulmans, les considérer comme
un élément dynamique dans la lutte
contre l’oppression et les soutenir
?
Ahmed Ben Bella
: Oui, oui. Là il y a un problème
d’éducation. Il appartient à ceux
qui sont à la direction des partis
progressistes de répondre de façon
correcte à des situations données.
Or ce n’est pas le cas. Nous avons
un drapeau, nous avons un hymne
national, le reste ce sont les
Occidentaux, toutes tendances
confondues, qui le décident à notre
place. Tout cela, enrobé avec de
jolis mots, sous couvert de l’aide
d’organismes comme la Banque
mondiale et le FMI, qui ne sont rien
d’autre que des instruments de
torture créés par l’Occident pour
continuer sa domination. Ce qui
signifie que nous sommes sortis d’un
système de colonialisme direct en
échange de quelque chose qui parait
meilleur, mais qui ne l’est pas.
Toutefois, je vous le redis, j’ai
cet espoir que dans ce nord qui nous
a déjà fait tant de mal, sa jeunesse
est en train de prendre la mesure de
cette logique de domination qui crée
de plus en plus de pauvreté aussi
bien au nord qu’au sud. Même si ce
n’est pas la même domination que
celle qui s’applique au sud, c’est
une situation d’indigence qu’aucun
être libre ne peut accepter. Combien
de gens ne sont-ils pas livrés au
chômage, à la pauvreté, à la rue ?
C’est cela, peut-être, qui finira
par inciter les peuples du nord à
changer d’optique et à s’associer de
manière franche avec nous.
S.C.-
Mais nous ne voyons
pas aujourd’hui grand monde, en
Occident, protester contre les
atrocités commises en Irak, en
Palestine, en Afghanistan.
N’avez-vous pas l’impression qu’il y
a tellement de préjugés, savamment
entretenus, vis-à-vis des arabes et
des musulmans - y compris dans les
organisations anti-guerre - que
soutenir leur résistance, est une
idée très éloignée d’eux ?
Ahmed Ben Bella
: C’est vrai, les partis de gauche
que l’on attendait ne sont pas au
rendez-vous ; ils se sont braqués là
dessus. Dès que l’on parle de
l’Islam, ils vous opposent Ben
Laden. Je ne voudrais pas vivre dans
sa république, mais je ne le
critique pas. Quand je vois ce que
Bush fait, je ne me permets pas de
critiquer Ben Laden. Je vous le dis
franchement : les attaques contre
les tours de New York, je ne les ai
pas condamnées. Je condamne Bush, je
condamne le gouvernement américain,
parce que je considère que Ben Laden
est le fruit de leur politique. Ils
ont fermé toutes les portes du
dialogue aux arabo-musulmans. Ils
leur ont fait croire durant des
décennies que, s’ils faisaient ceci
ou cela, l’Occident rendrait justice
en Palestine. Or, Israël et ses
alliés n’ont jamais voulu la paix
chez nous. Israël n’a cessé de faire
la guerre et de terroriser nos
peuples. Ben Laden est indirectement
la création de Bush et d’Israël. Ces
deux États sèment la mort et la
haine au Moyen-Orient et dans le
monde : ils ne nous ont laissé
aucune autre alternative que celle
de la confrontation violente. Tous
ces mouvements radicaux, qualifiés
de « terroristes », « d’intégristes
», sont nés pour répondre aux
terroristes qui, à Tel Aviv et
Washington, mènent des guerres de
destruction des peuples arabes.
Quels choix ont-ils, ces peuples
qu’ils bombardent avec une telle
sauvagerie ? Face aux armées
modernes, ils n’ont d’autres armes
que de sacrifier leur vie en se
faisant exploser, voilà. Dans le
Coran on appelle cela « shahâdah ».
C’est une idée extraordinaire qui
s’exprime dans ce mot. C’est un état
de désespoir, où celui qui
l’éprouve, en arrive à ne plus
supporter de vivre. Il se sacrifie,
non pas pour obtenir une vie
meilleure pour lui-même, mais pour
que les siens au moins puissent
vivre mieux. C’est le plus grand
sacrifice. On les appelle ici en
Occident « des terroristes ». Or, je
vous le dis en toute sincérité, moi
je m’incline devant quelqu’un qui
fait un pareil sacrifice, je vous
assure.
S.C.-
Si je comprends
bien, vous dites que tout ce qui met
en révolte les gens au Moyen-Orient
a été généré par l’Occident. Que
ceux qui se battent doivent se
sacrifier, souffrir pour les autres
? Que les Arabes ont fait preuve de
tolérance par le passé ?
Ahmed Ben Bella
: Tout à fait. La violence qui
s’exprime dans le monde
arabo-musulman est le résultat de la
culture de haine et de violence
qu’Israël a engendré en s’imposant
par la force sur les terres des
Arabes. Ce sont les atrocités de cet
État illégal qui contraint les plus
valeureux à réagir. Je ne pense pas
qu’il y ait combat plus noble que
celui des Palestiniens qui résistent
contre leur occupant. Quand je vois
ce que ce peuple a enduré depuis
plus d’un siècle, et qu’il continue
de trouver la force de se battre, je
suis admiratif. Aujourd’hui, ceux-là
mêmes qui massacrent ce peuple, sont
en train de faire passer les gens du
Hamas pour des fascistes, des
terroristes. Ce ne sont pas des
fascistes, ce ne sont pas des
terroristes, ce sont des résistants
!
S.C.-
La Palestine est une
nation emprisonnée. Comment en
est-on arrivé, même à gauche, à
parler de « terrorisme », au lieu de
parler du droit de résister par les
armes ? Voyez-vous des parallèles ou
des différences majeures entre la
colonisation de l’Algérie par la
France et la colonisation de la
Palestine par Israël ?
Ahmed Ben Bella
: C’est pire en Palestine. Avec
l’apartheid en plus. Les Français ne
pouvaient pas nous chasser hors d’un
pays grand comme cinq fois la
France. Ils ont bien essayé de créer
au nord une zone tampon, avec le
moins d’Algériens possible, mais
cela n’a pas réussi. Ils n’ont pas
mis en place un véritable apartheid
comme les Israéliens en Palestine.
L’État d’Israël a créé la plus
terrible des dominations.
S.C.-
À votre avis, les
Palestiniens vivront-ils moins
longtemps sous occupation que les
Algériens ?
Ahmed Ben Bella
: Je crois que oui. D’abord, le
colonialisme est un phénomène qui
est clairement établi et sanctionné
par les lois internationales.
Ensuite, s’il y a une question qui
fait l’unanimité dans le monde
arabe, c’est la Palestine. Aussi
longtemps que les Palestiniens
n’obtiennent pas justice, le monde
arabe musulman ne pourra pas se
sentir libre non plus. C’est comme
une partie de leur chair qui reste
captive.
S.C.-
Autrefois, la
politique n’était pas plus noble,
mais il y avait encore un équilibre.
Depuis la fin de la bipolarité, les
principes moraux les plus
élémentaires ont été balayés.
Partout on parle de combattre le «
terrorisme », mais on ne parle guère
des 800 enfants tués en Palestine
par les soldats israéliens depuis
2000 ; des millions d’enfants
irakiens tués ou malades qui n’ont
plus droit à un développement
normal. Guantanamo, Abu Ghraïb,
auraient-ils été possibles si la
Communauté Internationale avait eu
la décence de dire non à la violence
de Washington ? Quel responsable
étatique a encore les mains propres
dans cette prétendue guerre contre «
le terrorisme » ?
Ahmed Ben Bella
: C’est énorme ce qui s’est passé à
Guantanamo, à Abu Ghraïb et
ailleurs. Et toute cette horreur
continue de se propager et de
générer de grandes souffrances. Nous
apprenons que les États-Unis ont
installé des prisons en Europe de
l’Est pour échapper aux juridictions
de leur pays et que l’Europe
participe de tout cela. Il est même
reproché à la Suisse d’avoir
autorisé le survol de son territoire
par ces avions qui transportent des
prisonniers fantômes, kidnappés,
soumis à des tortures.
S.C.-
Quels sont, selon
vous, les moyens de contrer la
stratégie mise en place par Bush et
les néo-conservateurs ?
Ahmed Ben Bella
: C’est un mouvement intégriste,
mais chrétien celui-là ! Le problème
auquel nous faisons face aujourd’hui
est celui-là : l’idéologie de Bush
est le pire intégrisme que l’on
puisse imaginer. Ce sont les fameux
évangélistes protestants qui
inspirent Bush. C’est un intégrisme
terrible. Quels sont finalement les
moyens que nous avons pour combattre
? Je vous ai parlé des espoirs que
je mets dans la jeunesse, tout en
sachant qu’elle n’a pas de vrais
moyens pour combattre ce système
effrayant. Je sais, il ne suffit pas
de descendre dans la rue. Il faut
passer à autre chose, inventer
d’autres moyens d’action, mais il
faut agir et non pas subir. Et quand
on a le sentiment de ne pas avancer,
il faut se dire que l’on passe par
des phases, qu’il faut un certain
temps avant d’atteindre la
compréhension du grand nombre. On
commence à agir avec ceux qui ont
une compréhension claire, même si
cela ne couvre pas la totalité des
problèmes. Mais ensuite, on doit
passer par-dessus les obstacles, et
se dire que ce n’est ni le parti
socialiste, tout socialiste qu’il se
déclare, ni telle association qui va
changer ce monde.
S.C.-
Pour parvenir à un
rééquilibrage, la solution peut-elle
venir du côté de la Chine et de la
Russie ?
Ahmed Ben Bella
: Je pense qu’un espoir peut venir
de la Chine. Par le passé, la Russie
nous a aidés de façon
extraordinaire. Mais pour l’instant,
malheureusement, la Russie n’est pas
dans une situation facile. Je ne
mettrais pas d’espoirs en elle. Je
compterais beaucoup plus sur la
Chine. D’abord elle a des arguments
que la Russie n’a pas. C’est un pays
qui est en tête des pays en
expansion. Même l’Occident va
s’implanter en Chine pour vivifier
son économie. D’ici 20 ans on verra
la nouvelle carte politique.
S.C.-
En attendant, que
dire aux peuples laissés à
l’abandon, en Palestine, en Irak ?
Ahmed Ben Bella
: On n’agit jamais en pensant que
c’est nous qui allons en être les
bénéficiaires. On agit parce qu’il
faut agir. Jamais les grandes
conquêtes n’ont été le fruit d’une
seule génération. On dit chez nous
que celui qui mange n’est pas celui
qui sert le plat. Il faut créer des
réseaux de solidarité qui
soutiennent sans conditions la lutte
de ces peuples.
S.C.-
Que dire aussi à
cette jeunesse que vous avez
mentionnée, témoin de tant d’abus ?
Ahmed Ben Bella
: Il faut qu’ils aillent outre,
qu’ils prennent des initiatives.
S’il ne suffit plus de se réunir
périodiquement à des grands
rassemblements, si rien ne change,
il faut passer à autre chose :
inventer de nouvelles formes de
luttes sans attendre.
S.C.-
Mais le temps
n’est-il pas venu que les Arabes
prennent la direction du mouvement
anti-guerre jusqu’ici entre les
mains d’Occidentaux ?
Ahmed Ben Bella
: Oui, oui. Vu la gravité de la
situation au Moyen-Orient, ce sont
des Palestiniens ou des
représentants des mouvements du
monde arabe qui doivent bouger. Je
pense que ce mouvement arabe, le
mouvement palestinien, toutes ces
forces, si elles se conjuguent et
dépassent leurs différends, sont un
espoir pas seulement pour les
Arabes. Elles peuvent contribuer
également à changer ce monde, le
système mondial tel qu’il
fonctionne.
S.C.-
Vous semblez
optimiste !
Ahmed Ben Bella
: Oh vous savez, je ne suis pas rien
qu’optimiste : je passe ma vie à
agir. Je ne me contente pas de faire
des discours, je consacre tout mon
temps à agir par le biais de
l’organisation Nord-Sud. Aussi je
crois que, parfois, les forces de
l’espoir viennent de là où on les
attend le moins.
S.C.-
Le premier congrès
constitutif de l’Alliance Populaire
Arabe de Résistance s’est tenu fin
mars 2006 au Caire. Les participants
ont appelé les peuples à se mettre «
sous la bannière de
l’internationalisme pour soutenir le
peuple arabe dans sa lutte contre
l’agression impérialiste ». N’est-il
pas le point de départ d’une
campagne qui, si les partis
progressistes d’Occident s’y
rallient, pourrait relancer le
mouvement anti-guerre et aller dans
le sens de vos souhaits ?
Ahmed Ben Bella
: Oui, je suis personnellement
favorable à cette initiative.
L’essentiel est d’avancer. On
n’avance pas si l’on doute, si l’on
pense que c’est fini. Si l’on campe
sur des dissensions. On avance et on
corrige les défauts. La vie c’est
cela. Il y a aussi, dans le camp
arabe, beaucoup d’obstacles à
surmonter. Nous devons faire un
effort pour dépasser les
dissensions. En effet, nous
connaissons, dans le mouvement
arabe, les mêmes faiblesses que
connaît le mouvement
anti-impérialiste en Occident.
S.C.-
Il y a près de dix
mille palestiniens emprisonnés
arbitrairement dans les geôles
israéliennes. Ils ne sont pas
reconnus comme prisonniers
politiques. Ahmed Sa’adat - kidnappé
par Israël en mars 2006, à Jéricho,
avec cinq compagnons - alors qu’il
était sous garde
américano-britannique - est depuis
soumis à des tortures continues. Il
a réaffirmé sa volonté de ne pas
céder, en disant : « Peu importe
l’endroit où je serai, je
continuerai à combattre ». Vous
devez vous reconnaître en cette
affirmation, vous qui savez ce que
cela veut dire vivre emprisonné ?
Ahmed Ben Bella
: Oui, j’ai vécu 24 ans et demi en
prison. Quand les Français m’ont
enfermé à la Santé, ils m’ont mis là
avec les détenus que l’on
guillotinait. Je voyais la
guillotine depuis ma cellule. C’est
terrible ce qu’Israël fait subir
comme mauvais traitements aux
Palestiniens. Actuellement je n’ai
qu’un seul projet : c’est la
Palestine. Je ferai tout mon
possible pour les aider. Pour
parvenir à la paix, en Palestine et
dans le monde, il faut que ce
système de marchands s’en aille.
Parce que les problèmes sont
immenses, les dégâts sont immenses.
Laisser le monde entre les mains de
marchands et de tueurs est un crime.
C’est cela le terrorisme. Ce n’est
pas Ben Laden.
S.C.-
Quand vous entendez
des chefs d’État dire qu’ils font la
guerre en Irak au nom de la liberté
et de la démocratie, qu’avez-vous
envie de leur dire ?
Ahmed Ben Bella
: Je leur dis que le droit à la vie
est le premier des droits humains.
Les droits de l’homme c’est le droit
de vivre. Tous les philosophes chez
nous parlent du droit à la vie.
Sauvegarder la vie, vivre, est la
première des choses auxquelles
chacun aspire. Or le système mondial
ne s’embarrasse pas de garantir ce
droit. Il exploite, il tue. Et quand
il ne peut pas tuer, il construit
des prisons sauvages, abus qui
prétendent apporter la démocratie.
Les États-Unis se sont mis à faire,
en Afghanistan et en Irak, ce
qu’Israël a toujours fait contre les
Palestiniens. On nous parle de
démocratie israélienne, américaine.
Mais quelle démocratie ont-ils
apporté en détruisant toute chance
de vie ?
S.C.-
Vous souffrez pour
l’Irak ?
Ahmed Ben Bella
: Ah oui l’Irak pour moi…je suis
allé quinze fois en Irak, vous
savez. (Un silence) [1]
J’ai failli être tué en Irak. C’est
insupportable de voir ce que l’on a
fait à l’Irak ! À ce pays qui est le
berceau de la civilisation ! L’Irak,
c’est là où on a commencé à cultiver
la terre, c’est là où est née
l’humanité, c’est là où se sont
fondus les premiers principes, c’est
là qu’est né l’alphabet, le premier
code, est celui d’Hammourabi. Tout
cela a été détruit par des
dirigeants incultes, par une nation
qui n’a pas plus de 250 ans
d’histoire, qui était une colonie de
la Grande-Bretagne. Ils ont liquidé
le colonialisme anglais et ils ont
instauré un colonialisme planétaire.
Que sont devenus les 80 millions
d’Amérindiens ? Jamais je ne
retournerai en Amérique, c’est un
pays de brigands.
S.C.-
Ressentez-vous comme
racistes les guerres menées en
Afghanistan et au Moyen-Orient ?
Ahmed Ben Bella
: Tout à fait. Ce sont des guerres
menées contre l’Islam, contre la
civilisation arabe. Cela saute aux
yeux. Sur les pays qui sont hors la
loi, selon Bush, un seul n’est pas
arabo-musulman, la Corée du Nord.
Les autres, la Syrie, l’Irak, le
Soudan, l’Iran sont tous musulmans.
Les croisades visaient soi-disant à
récupérer le tombeau de Jésus
Christ. Parfois, pour taquiner les
Occidentaux, je leur dis : Jésus
Christ, quelle langue parlait-il ?
Il parlait ma langue, pas la vôtre,
il parlait l’Araméen comme moi !
Quand vous lisez la bible, Jésus
Christ dit : "Eli, Eli, Lama sabakta-ni"
[2]
Et nous disons en Algérie : "Ilahi
limada sabakta-ni". Ce sont
exactement les mêmes paroles qu’a
prononcées Jésus. Jésus parlait
comme moi. L’Islam tire beaucoup de
choses de l’Évangile
ou bien de la Bible, qu’il est venu
compléter.
A
force de voir ces abus, j’explose.
On nous a fait tellement de mal. On
nous a atteints dans notre dignité.
Sans parler de ce petit peuple en
Palestine. Combien de Palestiniens
sont obligés de vivre sous la férule
la plus abjecte ? Notre réaction
n’est pas du racisme, Je vous
assure. Nous en avons plus qu’assez.
L’Occident nous a fait beaucoup de
mal. N’est-ce pas en Occident que se
sont produits les pires crimes
contre l’humanité ? Le fascisme, où
est-il né ? Le nazisme, où est-il né
? Le stalinisme, où est-il né ? La
fameuse inquisition, qui a duré 400
ans, où s’est-elle déployée ?
Franchement il faut beaucoup,
beaucoup d’abnégation pour se dire
chaque jour qui passe, je ne veux
pas haïr l’Occident.
S.C.-
Ne faut-il pas
incriminer les tenants du « choc des
civilisations », les pro-israéliens,
comme les principaux instigateurs de
la haine anti-arabe, anti-islam, qui
se répand de façon inquiétante
contre vos peuples ?
Ahmed Ben Bella
: Tout à fait. Le Lobby israélien
aux États-Unis est quelque chose de
terrible. Jusqu’ici il était
interdit d’en parler sans se voir
accusé d’antisémitisme. Récemment,
plusieurs études sont venues
attester par des exemples
inattaquables le poids du lobby
israélien dans les options
politiques et militaires prises
contre nous [3].
Plus personne aujourd’hui peut nier
l’importance, voire le danger, de ce
lobby qui pénètre toutes les sphères
stratégiques. Je suis donc très
concerné par cet aspect des choses
qui rend encore plus difficile le
règlement de la question
palestinienne.
Je vais vous dire, alors que l’Islam
a connu beaucoup de misères, jamais
l’Islam n’a fait du mal à d’autres
pays. Dans l’histoire, l’Islam a
montré une tolérance qui n’existe
nulle part ailleurs, alors qu’Israël
a réussi à s’implanter par la force
dans un espace et dans un lieu qui
était habité par les Palestiniens -
l’un des peuples arabes les plus
évolués - et à y créer, en les
dépossédant de leur terre, un État
raciste. Aussi longtemps qu’Israël
refusera de reconnaître le droit des
Palestiniens à exister et revenir
sur leur terre, il n’y aura pas de
paix dans le monde.
Silvia Cattori
[1]
En 1990-91, le président Ahmed Ben Bella
conduisit une médiation entre la France
et l’Irak pour tenter d’empêcher la
guerre du Golfe. Les négociateurs
français étaient Edgard Pisani et
Marc Boureau d’Argonne,
administrateur du Réseau Voltaire.
[2]
« Eli, Eli, Lama sabakta-ni » paroles
prétées à Jésus dans Les
Évangiles quelque temps avant sa
mort. Traduction : « Père, Père,
pourquoi m’as-tu abandonné ? »
[3]
M. Ben Bella se réfère ici à l’essai
publié par la London
Review of Books, intitulé « Le Lobby
israélien et la politique étrangère des
États-Unis » (The
Israel Lobby and US Foreign Policy),
co-rédigé par le Professeur John
Mearsheimer, de l’Université de Chicago
et le Professeur Stephan Walt, le doyen
de la Kennedy School of Governement de
l’Université d’Harvard.
Le sommaire de Silvia Cattori
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