La décision fut prise en famille. Et quand le lieutenant-colonel
Mouli Weitz répondit à l'appel et s'en fut accomplir sa période
de réserve en tant que commandant de l'unité stationnée au poste
de contrôle de Rantis, sa mère, sa femme et ses filles formèrent
un piquet face au barrage pour protester contre la politique menée
par le gouvernement.
Article paru le 27 septembre
2002 dans la quotidien israélien Ha'aretz.
Une voiture prit le virage et s'arrêta à quelques
dizaines de mètres du barrage de Rantis. Le colon assis au volant
baissa sa vitre, toisa Shoshan Brosh-Weitz et chercha les mots
propres à exprimer tout le mépris qu'il éprouvait à son égard: «Va
te faire violer», gronda-t-il avant de remonter sa vitre et de
s'éloigner.
Shoshan se figea, le panneau toujours brandi: «Contre
la guerre, pour la paix!» En montant son piquet de
protestation, elle savait qu'elle se heurterait à des réactions
violentes, et elle s'était préparée à des injures comme «traître»,
«cinquième colonne» et «ennemie d'Israël» - mais à rien de
cet ordre. Elle se sentit soudain faible et vulnérable. L'homme lui
avait parlé du fond du cœur, se dit-elle. C'était comme s'il lui
avait dit: «Si je pouvais, je sortirais de ma voiture, et c'est
moi qui te violerais.» Elle jeta un coup d'œil aux soldats
qui tenaient le point de contrôle et se rassura: ils étaient tout
près. Ils la protégeaient. Ils ne laisseraient rien lui arriver.
La bataille pour la
paix
Le 11 août, le lieutenant-colonel de réserve Mouli
Weitz répondit à l'appel et s'en fut accomplir son temps comme
commandant d'un bataillon du génie dans l'armée du Sud, son
affectation depuis 1992. Ce jour-là, les femmes de la famille décidèrent
de passer à l'action: elles viendraient tous les jours au poste de
contrôle de Rantis, au sud-est de Rosh Ha'ayin, près de la base ou
stationnait le bataillon de Mouli, pour manifester leur opposition
à la politique gouvernementale.
Elles arrivent en général ensemble: la femme de
Mouli, Shoshan; sa mère, Sarka; sa sœur, Re'out; ses filles d'un
premier lit, Yaara, 21 ans, et Einat, 17 ans; et la fille du premier
mariage de Shoshan, Mor, 18 ans. D'autres parents ou amis se
joignent parfois à elles. Le matin où le colon lança son sinistre
message, Shoshan Brosh-Weitz était seule au point de contrôle.
Elle avait vaincu sa peur, pris sa voiture et conduit jusque là.
Elle était arrivée saine et sauve. Comme toujours, dès l'instant
où elle avait franchi la Ligne verte et poursuivi sa route vers
l'est, elle s'était sentie aux aguets, consciente du danger.
Comme d'habitude, des enfants palestiniens se
tenaient au bord de la route avec des paniers de fruits, figues ou
figues de barbarie, et elle en acheta un peu. Tout alla bien jusqu'à
l'apparition du colon. Son message répugnant résonnait en elle,
encore et encore. Elle avait envie de pleurer, mais elle se retint,
se redressa, rejeta ses cheveux en arrière et resta sous son
parasol, assise seule, brûlant de soleil et de rage.
Près d'elle, il y avait les panneaux et les
banderoles préparés par la famille en lutte: «L'armée livre
bataille contre le terrorisme. Qui livre bataille pour la paix?»,
«Le bataillon est appelé à Ramallah pour la deuxième fois.
Qu'est-ce que le gouvernement fait pour que ce soit la dernière?»,
«L'armée n'est qu'un moyen, les fins sont politiques. Mais
quelles sont-elles?», «L'homme de l'année est le réserviste
- et sa famille».
Shoshan attendit les autres femmes de la famille,
comptant les minutes. Quand elles arrivèrent, deux heures plus
tard, elle courut à la voiture de sa belle-mère, Sarka, pénétra
dans la coque protectrice et fraîche, et alors seulement elle se
laissa aller, éclatant en sanglots. En pleurant, elle leur raconta
ce qui s'était passé. Puis elle se reprit et revint prendre sa
place dans la manifestation silencieuse près du barrage.
Les jours suivants, elle-même et les femmes de la
famille qui l'accompagnaient subirent d'autres injures: «Tordue
de blonde!», «Il te faudrait une bonne trique!», «Putain!»,
«Bâtarde!», «Que ta maison brûle!», «Ordure!»,
«Va pendre le linge, pas des banderoles, pauvre mocheté!»,
«Va manifester à Beit-El, ils te tireront dessus. Ici, c'est
une balade!»
Shoshan recensa méthodiquement les insultes. Plus
que tout, ce qui la choquait étaient les obscénités jetées par
les femmes colons. Le filtre féministe dans son cerveau ne pouvait
assimiler cela: comment était-ce possible, une femme à la tête
couverte, avec de jeunes enfants dans sa voiture, hurlant «Traînée!»
ou «Pute!» à une autre femme manifestant en silence à
un carrefour?
Shoshan trouve son réconfort dans un autre type de
réactions. Quelques-uns lui ont souhaité de bonnes fêtes et «shabbat
shalom», la paix du shabbat. D'autres se sont arrêtés pour
demander ce qu'était au juste cette manifestation et se sont assis
près d'elle pour débattre en êtres civilisés. Il
y en eut pour lui dire leur admiration et lui serrer la main, et
d'autres pour apporter des biscuits, de l'eau minérale, du chocolat
ou, fruit de saison à l'époque de Rosh ha-Shanah [1],
des grenades. Oui, des colons, hommes et femmes, venus de Beit-Aryeh,
Halamish et Ofarim: une petite minorité donnant à elle seule sens
à tout cela.
Elle voit la manifestation familiale comme une
fracture dans le cours des choses. L'importance de la démonstration,
pense-t-elle, réside en ceci: loin qu'il y ait contradiction entre
un mari commandant de bataillon et servant dans les Territoires et
une femme manifestant pour la paix, c'est sur les fondements posés
par lui qu'elle-même élève sa protestation. En d'autres termes,
le service qu'il effectue est ce qui légitime le fait qu'elle sorte
manifester.
Cette thèse est révolutionnaire, soutient-elle,
subversive pour la pensée israélienne. [...] Expert en
communication, elle a, par le passé, enseigné cette discipline à
l'Institut de formation des officiers de Tsahal. [...]
Shoshan: «Le 11 septembre 2001, le jour où les
Twin Towers ont sauté, le jour où la terre a tremblé sous nos
pieds à tous, mon petit territoire personnel a tremblé aussi.
C'est précisément ce jour-là que mon fils Sela a heurté une
charge explosive, à Jénine, et été blessé. Heureusement, la
blessure était relativement bénigne. Mais ce fut une première
alerte. Quand les refuzniks [le terme désigne ici le groupe de
soldats et d'officiers ayant signé une lettre ouverte déclarant
qu'ils refuseraient de servir dans les Territoires] ont pris
publiquement position, j'ai commencé à réfléchir sérieusement
à la question du refus. Je les ai soutenus. Je me suis sentie
solidaire d'eux.
«Quelques mois ont passé, et l'attaque
palestinienne contre le point de contrôle d'Ein Arriq, où six
soldats de garde se sont fait tuer, est survenue. La veille, Sela
commandait encore une section du bataillon posté là. J'ai senti la
terre trembler à nouveau. Je me suis dit 'Trop, c'est trop!' Il
fallait que j'arrête. Qu'est-ce que je pouvais faire? Comment
rester assise à la maison comme si de rien n'était? Si, par
malheur, quelque chose devait lui arriver, ou à Mouli, pourrais-je
me dire que j'avais tout fait pour l'empêcher?
«J'ai écrit à Sela une lettre, que j'ai fait
publier. J'y parlais, en substance, de ma dette morale envers les
familles des six soldats tués, et du fait que c'était par pure
chance que mon fils ne s'était pas trouvé parmi eux. [...]
«Quand Mouli a reçu sa feuille de route, les
choses étaient claires pour moi [...]. Le destin avait voulu qu'il
soit de nouveau affecté au contrôle de Rantis - même secteur, même
région. J'ai tout de suite su que je serais là, moi aussi. Si je
ne pouvais être tout à fait avec lui, je serais le plus près que
possible, à côté de lui, au barrage où il passerait chaque jour.
Quelqu'un allait peut-être se dire: 'Regardez, la femme d'un
commandant de bataillon manifeste. [...] On n'avait jamais vu cela.'
«Quelqu'un sera peut-être prêt à entendre
notre double message: à la fois répondre à l'appel et faire la
paix. Nous avons des devoirs et des droits. Nous ferons notre
devoir, qui est de servir à l'armée, et de nous battre si besoin
est; mais nous avons le droit de faire prendre conscience au pouvoir
politique du but de notre combat. Nous exigeons de connaître les
raisons pour lesquelles il nous faut nous battre. Nous nous situons
à gauche sur l'échiquier politique israélien, mais je suis aussi
profondément enracinée dans l'épopée sioniste, j'appartiens à
la seconde génération des rescapés de la Shoah. Pendant la guerre
du Golfe, quand tous fuyaient le quartier, je n'ai pas bougé d'un
millimètre, malgré mes deux jeunes enfants. Je suis comme cela.»
Qu'en pensent les
soldats ?
Mouli Weitz aura cinquante ans le mois prochain. Il
termine une maîtrise d'Études stratégiques à l'université de
Tel-Aviv. L'an dernier, il a mis un terme à douze années de carrière
militaire à plusieurs postes de commandement et d'instruction
militaire. [...]
«Il ne m'est pas facile d'entendre ce par quoi
elles passent au barrage, dit-il. Même si j'étais tout à
côté avec mon unité, je ne savais pas vraiment ce qui arrivait.
J'étais inquiet, bien sûr - ma femme, mes filles, ma mère, toutes
aux abords d'un point de contrôle. Il y a toute sorte de craintes:
comment les hommes du bataillon allaient-ils réagir, et mes collègues,
et les officiers supérieurs? Je redoutais un éventuel affrontement
avec les colons, et il y avait aussi le risque qu'elles soient touchées
au cours d'une attaque palestinienne contre le poste. Nous le savons
tous, ce genre de choses se produit aux barrages.
«Mais Shoshan était déterminée et je l'ai
soutenue. Quand elle m'a dit, quelques semaines avant ma période de
réserve, qu'elle ne pouvait plus rester à la maison sans rien
faire, et qu'elle avait décidé de venir manifester, je lui ai répondu
que j'étais avec elle. C'était la conclusion d'un processus.
«Quand la question du refus s'est posée, je me
suis heurté à un dilemme. Je me suis demandé si j'étais prêt à
faire quelque chose d'illégal, si cela servirait vraiment à
quelque chose et, plus généralement comment je pourrais, moi, un
commandant de bataillon, refuser de répondre à l'appel. Quand
l'ordre de mobilisation d'urgence est arrivé, pour l'opération
Rempart, les interrogations se sont levées, j'ai compris que le
refus n'était pas d'actualité pour moi.
«J'ai écrit une lettre au Premier ministre,
que je n'ai toujours pas envoyée, dans laquelle j'essayais de
mettre au clair, ne serait-ce que pour moi, mes conclusions sur ce
point: l'idée du «à la fois» et non du «ou/ou». Quelqu'un qui,
tout à la fois soutient le processus de paix et accomplit le devoir
qui lui incombe.
«Quand Shoshan a eu l'idée de ce piquet, je
l'ai perçue comme le prolongement de mes réflexions. Je ferais mon
devoir de réserviste et ma famille manifesterait et s'exprimerait -
moi compris. J'en ai été heureux. Il y a plusieurs voix en moi et
qu'elles puissent s'exprimer avait quelque chose de positif. Le
dialogue politique, social et militaire en Israël a été ramené
à deux extrêmes réducteurs: ou vous êtes un patriote, vous allez
à l'armée et vous soumettez aux ordres; ou vous êtes un
gauchiste, un refuznik, un ennemi d'Israël, un traître.
«La manifestation familiale propose une troisième
voie: accomplir son devoir de réserviste et exiger que le
gouvernement remplisse le sien, voire conditionner l'un par l'autre
- nous ferons notre boulot, mais vous, monsieur le Premier ministre,
ferez aussi le vôtre. Vous agirez au niveau diplomatique et
politique pour amener la paix.» [...]
Les leçons du ghetto
Shoshan et les jeunes femmes n'étaient pas la seule
cible d'imprécations. Sarka, âgée de 73 ans, fut elle aussi
confrontée au délire verbal. «Fille de pute!» lui jeta
un colon en passant, des enfants dans sa voiture. «Les voilà,
les traînées d'Arafat. Vous voyez, les mômes, c'est la cinquième
colonne, une vieille femme qui ira bientôt en enfer.»
Ca n'a pas bouleversé Sarka. L'enfer, elle en est déjà
revenue et elle n'est pas prête à y retourner. «Je me fiche
de ce genre de propos», dit-elle en souriant, balayant les
jurons. «Quand Shoshan m'a appelée, je lui ai tout de suite répondu:
'je suis avec toi'. Je ne suis pas très politisée. Je ne me suis
jamais engagée dans tout ça. Mais mon inquiétude pour Mouli, pour
mon autre fils, qui est pilote, et pour mes petits-enfants m'ont
poussée. Et mes craintes ne sont pas seulement physiques, mais
aussi psychologiques. Surtout pour les jeunes. J'ai toujours été
d'un tempérament optimiste mais, ces derniers temps, des brèches
ont entamé mon optimisme.
«Ma vision du monde s'est forgée quand j'étais
encore une adolescente, derrière les murs du ghetto de Vilna et
dans un combat pour la survie. Dans la douleur et les difficultés,
il y avait aussi de telles marques d'humanité que j'en suis sortie
avec une grande foi en l'homme. C'est la seule chose qui m'a permis
de survivre.
«J'ai émergé de la Shoah avec une croyance
profonde en la tradition, l'humanisme et le devoir sacré de préserver
l'image de l'homme. Je suis venue dans ce pays avec ma mère, Rosa.
J'avais seize ans quand nous sommes arrivées à Ben-Shemen. Trois
jours après la proclamation de l'État d'Israël, ma mère a été
tuée dans le bombardement de la gare routière par les Égyptiens.
Ben-Shemen était assiégée, et je n'ai pas pu assister à son
enterrement. J'ai rejoint la Haganah [2].
«Je me considère comme associée de plein
droit, avec tous les privilèges afférents, à la fondation de ce
pays et mon cœur saigne quand je vois toute cette corruption.
L'occupation a entraîné dans son sillage l'indifférence, la dureté,
l'inhumanité, la violence et la rapine qui corrompent les nouvelles
générations. Mes petits enfants baignent dans cette horreur, et
cela m'empêche de dormir.
«Mon mari Hanoch et moi sommes tous deux des
travaillistes de longue date [...] Quand je lui ai parlé
de l'idée de Shoshan, il m'a dit: 'Les familles en deuil n'ont pas
le monopole des manifestations.' Shoshan a tout de suite enchaîné:
'Nous serons les mères en blanc, pas en noir. Nous manifesterons
avant que quelque chose de terrible n'arrive à nos enfants, le ciel
nous en préserve.'»
«Aussi, durant nos trente-trois jours de
manifestation au barrage, nous étions en blanc. Nous disions aux
gens que nous portions du blanc et que nous allions réagir pour empêcher
que ne vienne le jour où il nous faudrait porter du noir.»
[...] «La vieille femme qu'un colon vouait aux
gémonies est la mère de deux officiers de réserve au grade de
lieutenant-colonel», écrivit Mouli au chef d'état-major
Moshe Ya'alon, faisant remarquer que l'un d'eux était le commandant
du bataillon qui contrôlait le secteur de Halamish, au nord de
Ramallah, et assurait «la liberté de mouvement de ce même
colon et de ses enfants.» Cette lettre [où il évoquait également
«les obscénités hurlées» aux femmes de sa famille]
resta sans réponse, ce qui ne surprit pas Mouli outre mesure. Aucun
de ses supérieurs, qui passaient chaque jour devant le piquet de la
famille Weitz, ne jugea bon de lui en toucher un mot, d'approbation
ou de critique. «La majorité des officiers supérieurs, y
compris le chef d'état-major, sont incapables de réagir à un
message complexe, note Mouli. Face à un phénomène comme
celui du refus, ils font face. C'est facile, c'est tout simplement
illégal. Ils ont immédiatement déclaré que cela allait contre la
loi. Mais dès qu'il s'agit de quelque chose d'un peu plus complexe,
ils ne veulent pas y toucher. Ils ont peur de se brûler les mains.»
À quoi vous
attendiez-vous ?
«J'attendais une réponse. J'espérais que
quelqu'un appellerait [...] que l'un au moins de mes collègues
et amis téléphonerait pour demander comment Shoshan allait,
comment elle supportait tout cela. [...] Qu'est-ce qu'ils
risquaient? Cela aurait engagé un processus de réflexion, peut-être
d'interrogations. Nous sommes des êtres doués d'intelligence, pas
des robots. Nous avons le droit de penser, d'envisager des choses -
tout, même le refus de servir. En tant qu'officier, je repousse les
attaques auxquelles les refuzniks sont soumis. Je rejette aussi la
facilité avec laquelle l'armée a résolu la question: c'est illégal,
point à la ligne. Les refuzniks ont du courage. Il en faut énormément
pour faire ce qu'ils ont fait. Ils se sont mis en toute lucidité en
un lieu où ils savaient ne trouver qu'ostracisme et mépris.
[...]
«Pour le moment, je réponds à l'appel, et je
ne me vois pas refuser. Mais si rien ne change, si l'absence de
perspectives politiques se prolonge et que les périodes de réserve
se répètent sans cesse, je ne réponds de rien. [...] Je
n'en suis pas là, aujourd'hui. Mais dans certaines conditions, cela
pourrait m'arriver à moi aussi.
«Je trouve très préoccupants l'isolement, le
dédain, le refus d'écouter autrui que l'on rencontre chez certains
officiers supérieurs. La tendance à mettre en quarantaine. Une
manifestation a lieu juste sous leur nez et personne ne s'y intéresse,
personne ne prend son téléphone pour appeler.» [...]
Shoshan: «Ils passaient à
toute allure, sans nous jeter un coup d'œil. Pour la plupart, je
les connais personnellement depuis le PUM [3].
Comment qualifier ça?»
Mouli: «Ce n'est pas comme si nous avions tenu
des propos révolutionnaires: l'armée tente d'agir sur la situation
par la force et fait ce pourquoi elle est faite, mais il appartient
à l'échelon politique de concevoir une stratégie et d'expliquer
les finalités de son combat. Le chef d'état-major, en tant que
chef suprême de l'armée, a le droit et l'obligation de l'entendre
exposée dans les formes par le Premier ministre. Au lieu de quoi,
le chef d'état-major déverse dans les médias ses griefs envers la
nation. Rien de semblable n'est jamais arrivé nulle part ailleurs,
pour autant que je sache.
«Il s'est plaint de se voir couper l'herbe sous
le pied, du manque de caractère et d'endurance de la nation. C'est
ridicule. Il ne prend pas ses ordres de 'la nation', mais au-dessus.
S'il a des reproches à faire, qu'il les adresse au Premier ministre
et à son cabinet. Ce qu'il lui faut, c'est une stratégie politique
dont il puisse décliner le volet militaire. Qu'est-ce qu'il attend
de la nation?
«Il devrait s'exprimer en termes militaires, et
non politiques; il n'est pas censé comparer le terrorisme à un
cancer. Je ne comprends pas comment ce genre de métaphore peut se
traduire en termes d'action militaire. [...] Tu es chef d'état-major,
alors parle en militaire.»
Shoshan: «La question du langage est
essentielle. Quand le chef d'état-major dit que 'les caractéristiques
de cette menace avancent masquées comme un cancer', c'est très
inquiétant. N'a-t-il pas d'instruments d'évaluation militaire à
sa disposition? La première question qui vient à l'esprit est de
savoir si nous avons ou non une armée de médecins capables de
trouver des réponses à chaque maladie grave. Notre hiérarchie
militaire n'est-elle plus capable de décrire la guerre en termes
logiques et précis? N'y a-t-il plus d'officiers supérieurs au sein
de l'armée israélienne pour nommer en hébreu la guerre qui se déroule
aujourd'hui, au lieu de l'appeler 'Intifada' comme les Arabes le
font dans leur langue et selon leurs critères? N'y aura-t-il
personne pour apporter une réponse à la question des questions:
Quels sont les objectifs de l'État d'Israël dans cette guerre?»
La voix des femmes
La manifestation de la famille Weitz a surtout été
une affaire de femmes [...] et Shoshan en est fière. Il était
important pour elle de faire passer un message de femme. «Les
hommes partent se battre et nous défendre, nous, les femmes sortons
protéger nos enfants et nos hommes. C'est le rôle des femmes.
Elles donnent la vie et la préservent. Je me suis dit que si Mouli
ou Sela étaient tués, je ne pourrais pas y survivre, je me
suiciderais - sauf si je savais avoir tout fait pour empêcher que
cela ne se produise, dussé-je pour cela risquer ma vie. Ce n'est
qu'ainsi que je pourrais survivre.
«C'est une question de vie ou de mort. Six
soldats se sont fait tuer et mon fils aurait pu être parmi eux. Si
je ressens la peine de ces six mères, et que je ne sors pas crier
ma révolte, alors je me laisse entraîner dans la corruption,
l'indifférence et la cruauté de la survie sans but. Toute
l'empathie et le soutien exprimés aux familles en deuil ne m'épargneront
pas la honte, le sentiment de décomposition morale qui se propagent
de personne à personne, de mère à mère. Je me sentais doublement
marquée du sceau de la honte, envers des millions de Palestiniens
et envers les familles de six soldats d'un bataillon du Génie.
«Telles sont les réalités de notre vie
quotidienne. Mouli a fait son choix, il a répondu à l'appel et
fait sa période de réserve, risquant sa vie. Sela a fait son
choix, il ne refuse pas de servir. Il risque sa vie. De même, j'ai
fait mon choix et risque ma vie. Comme Sarka et les filles. Jour après
jour nous avons fait l'aller et le retour, dans une voiture non
blindée, sur une portion de route de l'autre côté de la Ligne
verte où se produisent régulièrement des tirs et des actes de
terrorisme. Le risque d'une attaque contre le point de contrôle où
nous étions existait aussi. Nous étions exposées à toutes sortes
de dangers. Nous étions de vrais partenaires, pleinement immergées
dans la réalité. Nous avons ressenti cela du début à la fin, et
c'est pourquoi nous nous sentions si bien.»
Les retombées
Shoshan Weitz pense que la
manifestation de la famille représente l'émergence de quelque
chose de neuf. Aucune équipe de télévision n'est venue filmer l'événement,
c'est vrai. Mais Carmela Menashe, la correspondante de la radio
militaire israélienne [4],
a fait un reportage complet, et il y a eu des photos dans les
quotidiens. Surtout, des dizaines de familles ont appelé, désireuses
de les rejoindre, tout comme de nombreuses mères prêtes à se vêtir
de blanc et venir manifester au point de contrôle. Il y a
maintenant un groupe d'épouses de commandants de bataillons de réserve
qui se préparent à agir ensemble, dans l'esprit de la
manifestation de la famille Weitz.
Dans l'intervalle, la famille songe à créer une
radio indépendante «insistant sur l'importance centrale de la
paix». «La gauche n'a plus de voix, aujourd'hui, dit Mouli. Beaucoup
de choses se font que l'on tient pour marginales, sous un prétexte
ou un autre, et dont nul n'entend parler.» Ils veulent une
radio qui porterait «les voix de la paix», une radio légale,
professionnelle et sérieuse. Les fonds existent, collectés dans la
famille proche et lointaine.
Mouli Weitz: «La manifestation a fait des
vagues. La créativité fleurit et s'épanouit ici. À chaque
instant, d'autres idées surgissent, encore et encore. Nous voulons
susciter une prise de parole populaire. Qui a dit que nous sommes
voués à n'exprimer notre opinion qu'une fois tous les quatre ans
dans l'isoloir? J'aimerais pouvoir exploiter l'intérêt suscité
par notre manifestation, permettre à d'autres familles de prendre
le train en marche. Il y a tant d'Israéliens qui pensent la même
chose que nous sans savoir quoi faire, comment briser l'isolement.
Il est clair que, quoi que ce soit, ce devra être accessible, aisé.
Je ne sais pas, peut-être que je vais fabriquer un 'kit de déploiement'
aux points de contrôle et le distribuer. Nous préparons la suite
sur plusieurs fronts. Le principe de base est: Tout, plutôt que
rester assis sans rien faire.»
Traduit par Tal
Aronzon
La Paix Maintenant (France)
http://lapaixmaintenant.org/
Notes :
[1]
Rosh ha-Shannah: le Nouvel An juif, vers la fin de l'été.
[2]
La Haganah, ou «Défense», qui donnera naissance à Tsahal (Les
Forces de défense d'Israël) en s'unissant avec le Palma'h, les
groupes de défense des kibboutzim.
[3]
Le PUM: Institut de formation des officiers de Tsahal où elle-même
et son mari ont enseigné.
[4]
La radio militaire israélienne: fiable et très bien informée, «Gaale-Tsahal»,
les ondes des Forces de Défense d'Israël, représentent en Israël
l'une des radios les plus écoutées.
Reproduction
interdite © Solidarité-Palestine
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