|
Tariq Ramadan.com
Tariq
Ramadan à l'Expression
« L'absence de démocratie appauvrit
l'évolution de l'islam »
Tariq Ramadan
Mercredi 12 mars 2008,
par Entretien avec M’hammedi BOUZINA
Il enseigne
l’islamologie à l’université d’Oxford en Angleterre. Il milite
pour un Islam moderne et ouvert sur l’universel. Il sera à Alger
en ce mois de mars. Il sillonne le monde pour, comme il aime à
le dire, construire des passerelles de dialogue entre le monde
musulman et le reste du monde. Il venait d’Australie et
repartait pour la Suisse, son pays de résidence. Entre ces deux
escales, il a animé deux conférences à Bruxelles. Avec un tel
agenda, et malgré la fatigue visible sur son visage, Tariq
Ramadan a pu trouver le temps pour nous accorder cet
entretien...c’était dans la voiture qui l’emmenait vers
l’aéroport.
Nous sommes
le 8 mars, c’est la Journée internationale de la femme.
Avez-vous un commentaire
Tariq Ramadan :
Le fait de penser à la question de la femme d’un point de vue
islamique est fondamental. Là-dessus, l’Islam a deux problèmes
majeurs et il faut qu’il les résolve. Ces deux problèmes sont la
réduction et la projection. La réduction, c’est la lecture
littérale du Coran qui ne tient pas compte du contexte
historique dans lequel le Coran a été révélé et encore moins de
l’orientation de l’ensemble du message. L’autre, la projection,
c’est un déni culturel sur le texte coranique. C’est-à-dire la
confusion entre ce qui relève de la culture et de ce qui est
réellement islamique. La culture arabe par exemple n’est pas la
culture, au sens large du terme, de l’Asie. Par exemple, un
certain nombre de pratiques et de problèmes comme l’excision, le
mariage forcé, la violence, le libre choix de la femme dans le
mariage...sont très liés à des lectures culturelles. Ce sont des
projections culturelles sur le texte coranique. D’où la
nécessité d’un vrai travail de fond, de réforme, d’Ijtihad...
Question certainement classique, mais
combien d’actualité, je veux parler du rapport de l’Islam à la
démocratie occidentale. Que répondez-vous à ceux qui estiment
que l’Islam est incompatible avec la démocratie ?
TR :
Ce que je dis, c’est qu’il n’y a pas de
contradiction entre les principes de l’Islam et les principes de
la démocratie. Et je fais une différence entre les modèles
démocratiques occidentaux. D’autres modèles démocratiques,
ailleurs dans le monde, peuvent-ils être meilleurs ou pas ? Les
principes fondateurs de la démocratie sont l’Etat de droit, la
citoyenneté égalitaire, le suffrage universel, la séparation des
pouvoirs. Les principes de l’islam attestent que nous n’avons
aucun problème avec ces principes. Ce sont des principes.
Maintenant quel modèle historique une société va-t-elle se
donner pour pouvoir respecter ces principes ? On voit par
exemple en Europe des modèles différents. Le modèle français
n’est pas celui de l’Angleterre ou celui de la Belgique. Dans
les sociétés majoritairement musulmanes on aura la même chose.
Les mêmes principes et des modèles variant en fonction de la
culture, de la psychologie, de l’héritage sociétal etc. Ce que
je dis à l’Occident, c’est de cesser de nous imposer des
modèles, d’être cohérents avec leurs propres principes. Dernier
élément important, c’est celui de permettre le développement de
la critique de la démocratie pour l’améliorer. Aujourd’hui,
quand on voit le pouvoir des médias, quand on voit la
désaffection des gens pour le fait politique, excepté lors de
grandes messes électorales comme l’élection présidentielle, et
quand on voit que tout passe par les sondages...je dis que nous
sommes dans la politique spectacle.
Aujourd’hui la réflexion sur le
rapport de l’islam à la modernité est prise en charge plus par
les philosophes et penseurs occidentaux que par ceux des
sociétés musulmanes. Pourquoi ?
TR :
Il faut regarder les choses en face. Les 24
pays à majorité arabo-musulmane produisent ou traduisent moins
d’ouvrages venus d’Occident que le seul Brésil par exemple.
C’est Régis Debré qui me disait ça, la semaine dernière. Il a
raison, il y a dans les pays musulmans un vrai problème de
curiosité, d’implication dans le débat intellectuel
international, de réconciliation avec l’universel. Nous sommes
enfermés dans nos certitudes. Nous avons le message (coranique)
et il n’y a pas lieu de débattre...Nous sommes dans des
situations de victime, c’est-à-dire que tout le monde nous
déteste et nous ne faisons que réagir (ex : sur les caricatures
du Prophète QSSSL). Il nous faut une vraie attitude de confiance
critique qui allie la foi profonde à l’esprit critique et
créatif. Ça, c’est un manque réel dans les sociétés musulmanes,
en Afrique du Nord comme ailleurs. Aujourd’hui, il faut qu’il y
ait une émergence de cette conscience chez les musulmans dans
les pays occidentaux, sans qu’ils soient coupés des pays
musulmans. Il faut que l’on réussisse à développer ce débat.
Comment convaincre l’Occidental moyen que l’Islam est un
message de paix, d’amour et de tolérance lorsqu’il voit la
guerre meurtrière que se livrent sunnites et chiites en Irak par
exemple ?
TR :
Parler de l’Islam comme message de paix (de salam), se donner
entièrement à Dieu, être à la recherche de la paix intime
(intérieure), de la paix sociale...c’est cela notre idéal.
Maintenant, il ne faut pas confondre le message (coranique) et
ses objectifs, avec des réalités socio-politiques qu’il faut
étudier pour ce qu’elles sont. Je veux dire que le conflit
sunnite-chiite est circonstanciel, et politique. Il y a un
occupant qui a besoin de diviser pour régner. Il tire sur les
ficelles. Il ne faut pas que l’on soit naïfs. La colonisation a
toujours utilisé la division des sociétés pour régner. On le
voit aussi en Palestine où les deux factions qui résistent à
Israël sont divisées, manipulées...On ne peut pas passer sur le
politique et dire : ça c’est l’Islam. Non, ce sont des questions
politiques, géostratégiques, socio-économiques...qui sont en jeu
dans ce cas-là.
Certains vous qualifient de porte-parole de l’Islam
intégriste, radical.
TR :
Ils disent deux choses. Que je suis le porte-parole des
intégristes et que j’ai un double langage. Je leur réponds
qu’ils ont une double audition et qu’ils ne veulent pas d’une
présence musulmane assumée qui vit avec son temps. Ils disent
qu’ils veulent la réforme de l’islam, mais ils veulent, en fait,
la « désislamisation ». Nous disons que l’on est ce que
l’on est. On l’assume. L’Islam a les moyens de s’offrir des
réponses pour aujourd’hui. Mais c’est à nous de développer un
esprit critique, créatif pour des solutions à nos défis. Il y a
ceux qui ne veulent pas entendre cela, comme la dimension du
discours universel de l’Islam. Ils ne veulent pas qu’on crée des
ponts entre nous. Ils ont envie de polarisation et ils gagnent.
Leur agenda politique et idéologique c’est deux choses : la peur
et la polarisation ; le « nous » contre « eux ».
C’est donc normal qu’ils trouvent mon discours dangereux,
puisqu’il va à l’encontre de tous leurs desseins, notamment
celui de mettre en évidence qu’il y a une fracture (entre pays
musulmans et Occident). Pour me contrer ils parasitent mon
discours. Ils mettent une espèce de nuage de suspicion autour.
Vous allez sur le moteur de recherche « Google », sur
Internet, vous trouverez les mêmes informations sur moi,
publiées 30.000 fois ! Je leur réponds sur le long temps. Notre
cohérence aura raison de leurs fausses accusations.
Ce n’est pas aussi par rapport à votre grand-père
maternel, Hassan El Bana, le fondateur de la confrérie des
Frères musulmans en Egypte, et de votre père fondateur de la
même confrérie en Palestine ?
TR :
Il y a ceux qui utilisent ça. Autrement dit, je suis coupable
par association. En plus, ils font dire à mon grand-père des
choses qu’il n’a jamais dites. J’ai écrit sur mon grand-père. Il
y a des choses que je soutiens et d’autres que je relie au
contexte de l’histoire des années 1930-40. Il était contre la
colonisation. Pour moi, c’est digne d’être anticolonial. Il
était contre la fondation de l’Etat d’Israël parce qu’il voyait
où cela mènerait. Il a créé 2000 écoles dont la moitié pour les
femmes. Maintenant, il faut faire la critique historique des
slogans de l’époque. En plus, mes contradicteurs créent
l’amalgame entre Islam et terrorisme. L’Islam est aussi divers
que le christianisme. Dans le christianisme politique il y a des
différences entre les théologiens de la libération et les
fondamentalistes ou la démocratie chrétienne en Italie par
exemple. Dans le monde musulman, c’est pareil.
L’Islam s’intéresse à la gestion de la cité, de la
société au même titre que le politique. N’est-ce pas cette
proximité, cette rencontre des deux sur le terrain social qui
provoque des rapports, souvent, violents ?
TR :
Si nous ne clarifions pas ce type de rapports on tombe dans ce
que vous dites. C’est-à-dire la violence potentielle. Les
enseignements islamiques pour tout ce qui concerne la « aquida »
et la pratique, soit le credo et la pratique, sont clairs. Il
faut faire ce que les textes disent. Mais pour tout ce qui est
des affaires sociales, du fait politique...la méthodologie de
l’Islam dit que tout est permis sauf ce qui est interdit. Donc,
c’est un autre rapport. Le problème est que certains savants et
mouvements sont entrés dans le champ politique avec la mentalité
de la « aquida » et de la « ibada » (la fois
et l’adoration) de façon dogmatique. Et ça, ce n’est pas
islamique. C’est une confusion des genres extrêmement grave. Par
contre, nous avons pour le domaine social une éthique à
proposer. Nous proposons une éthique pour l’économique, le
politique...mais nous n’avons pas d’Etat, une structure
déterminée, une autorité figée une fois pour toutes. Nous avons
une autorité qui se négocie, et qui ne s’impose pas. Il faut
affiner et clarifier tous ces concepts pour ne pas tomber dans
l’excès que l’on voit. Comme ceux qui veulent dupliquer,
historiquement, le modèle de Médine, ou Hizb Ettahrir qui nous
parle de Khalifat, ou d’Etat islamique et quand on leur demande
comment, ils reviennent à des modèles très lointains dans
l’histoire. Nous n’avons pas de modèle d’Etat, par contre, nous
avons des principes éthiques qu’il faut respecter, et qui font
partie de l’autorité négociée, du débat que l’on doit avoir dans
la société civile qui se démocratise.
Mais ce débat démocratique est-il possible dans les pays
musulmans ?
TR :
C’est le cercle vicieux. L’absence de liberté politique, de
démocratie, l’absence de société civile, l’absence d’espace de
dialogue et de débat...appauvrit de plus en plus une évolution
saine et moderne de l’Islam d’une manière générale. C’est
évident.
Est-il vrai que vous étiez le conseiller pour les
affaires islamiques de l’ex-Premier ministre britannique, Tony
Blair ? Et l’êtes-vous toujours ?
TR :
C’est encore l’intox de certains milieux politiques et
intellectuels, notamment français. Je suis, comme un certain
nombre d’autres professeurs et chercheurs, dans une commission
d’études et de recherches, spécialisée dans les questions de
l’Islam en Europe. Rien de particulier.
SOURCE :
L’EXPRESSION
|