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Qu'est-ce
qu'un musulman ? (partie 2/3)
Omero Marongiu-Perria Mardi 20 novembre 2007
La volonté d’unification de la Oummah
(communauté des croyants), par la diffusion d’une vulgate
unique (ar-rasm al-‘Outhmânî) dans toutes les contrées
conquises, n’aura donc pas résisté aux premières dissensions
issues de la « Grande discorde », laquelle donnera
naissance à une multiplicité de groupes, chacun utilisant le
texte coranique et les hadiths comme base d’argumentation pour
affirmer sa prééminence sur ses concurrents, ou détracteurs.
Du politique au théologique la barrière
sera rapidement franchie, faisant du texte sacré la source d’où
se diffusera une pluralité de représentations théologiques de
l’unicité divine, de la conception du « chef » de
la communauté des croyants, ainsi que des éléments constitutifs
de la foi et du culte.
Même chez les sunnites, représentant désormais
la grande majorité des musulmans à l’échelle du globe l’allégeance
au calife, en tant que garant de l’unicité de la communauté,
masquera à peine les dissensions politiques récurrentes et
l’absence d’un leader charismatique faisant l’unanimité.
Pluralité des visions du politique, pluralité des approches théologiques.
Ainsi, derrière l’affirmation de
l’unicité divine se profileront cinq grandes doctrines théologiques
dans le monde sunnite, à savoir le murdjisme, le mu’tazilisme,
l’ash’arisme, le mâtûridisme et le hanbalisme.
Les trois dernières s’imposeront historiquement dans des aires
culturelles différentes, en lien avec des écoles juridiques prédominantes
dans ces territoires.
C’est ainsi que l’ash’arisme
est associé à l’école juridique chaféite, le mâtûridisme
à l’école hanafite, qui dominera l’ensemble du monde
musulman non arabe, et l’école de théologie hanbalite
est associé à l’école juridique portant le même nom.
Une étude approfondie de l’émergence et
du développement de ces écoles de théologie mettrait très
certainement en évidence la relation dialectique entre les
contextes les élaborations théologiques. Nous en donnons
ci-dessous un aperçu très rapide.
De la multiplicité des groupes à la
pluralité doctrinale musulmane
A la suite de la grande discorde, un second
moment, correspondant à la deuxième moitié de l’Empire
omeyyade et au début de l’époque abbasside, va ainsi voir
plusieurs facteurs contribuer à ce pluralisme doctrinal.
Le premier facteur est d’ordre politique.
Il est lié aux grandes vagues de contestation de la politique ségrégationniste
pratiquée par le régime omeyyade.
Ce dernier, en effet, installant à la tête
de chaque région conquise un gouverneur « arabe »,
s’attirait la colère des populations non-arabes nouvellement
converties, à l’encontre desquelles il continuait à exiger le
versement de la jiziya, capitation imposée aux
non-musulmans afin qu’ils bénéficient de la protection de l’Etat.
Cette volonté de suprématie de l’arabité,
en tant que facteur de domination, rapportée à l’origine arabe
du Prophète, et à la filiation qu’ont voulu entretenir avec
lui les représentants du pouvoir, sera largement combattue et
contribuera à la chute du pouvoir omeyyade.
Les historiens musulmans relatent que
plusieurs théologiens de renom, dont Abou Hanifa lui-même,
prendront la défense des populations stigmatisées en dénonçant
le caractère injuste de l’oppression des gouverneurs omeyyades.
On peut citer ici le cas des mawâlî,
ces esclaves affranchis dont certains, à l’instar de Hasân al
Basrî, deviendront des personnages très connus, bien qu’ayant
souvent eu à subir le joug du pouvoir omeyyade pour leur qualité
de « convertis » ou d’esclaves affranchis.
Parallèlement, Abou Hanifa développera une
argumentation spécifique pour appuyer le fait que tout musulman
prononçant l’attestation de foi possède la « plénitude
de la foi » (Îmân kâmil), il ne peut donc être
considéré comme un demi-croyant ou être soumis à une ségrégation
particulière du fait de sa qualité de converti.
De même, il n’est pas possible de présupposer
de l’appartenance à l’islam ou du degré de foi d’une
personne en fonction de son assiduité cultuelle, dans la mesure où
les actes ne font pas partie intégrante de la définition de la
foi chez Abou Hanifa.
Au plan pratique, les juristes musulmans
mentionnent quelques ouvertures intéressantes du hanafisme
primitif vers les populations nouvellement islamisées, notamment
un point qui suscite encore des polémiques chez les juristes
musulmans contemporains, à savoir la possibilité pour une
personne non arabophone convertie à l’islam de commencer à célébrer
la prière canonique dans sa langue d’origine.
Cette ouverture, à notre avis, n’est
certainement pas étrangère au fait que le Hanafisme s’est
historiquement répandu dans la majorité des contrées
non-arabophones de l’Empire musulman. L’aire géographique
englobant les régions du sud de l’ex-Union soviétique et l’Afghanistan
actuelle (Transoxiane) donnera d’ailleurs naissance à toute une
littérature hanafite spécifique.
C’est également le cas des régions
musulmanes de l’Asie du Sud-Est. Aussi, il convient de
mentionner que c’est en partie à partir de la position théologique
de l’imam Abou Hanifa relative à la définition de la foi que
se développera ultérieurement l’école théologique murdjite
qui, pour résumer rapidement, portera à son paroxysme la notion
d’invariabilité de la foi pour laquelle elle sera récusée par
les autres écoles théologiques musulmane.
Cela nous amène directement au second
facteur, d’ordre culturel, et inhérent à l’extension géographique
considérable de l’Empire. En moins d’un siècle, l’islam
aura conquis des contrées s’étendant des portes de la Chine à
celles de l’Espagne.
Sur un territoire aussi vaste, il est
impensable que l’on puisse opérer une lecture unique des textes
ou uniformiser les pratiques culturelles des croyants à travers
un prisme théologique unique.
Les docteurs de la loi, et plus précisément
les principologistes (Ouçoûliyyoun) vont en partie résoudre
le problème en intégrant l’ « usage », ou
coutume (al ‘urf), comme élément constitutif du droit
musulman, ainsi que, dans une moindre mesure, ce qu’ils nomment
« la loi des peuples monothéistes » (char’ man
qablanâ).
Théoriquement cela signifie, d’une part,
que les coutumes des gens, dans le sens de ce qu’ils
reconnaissent comme bon et mettent en pratique, est corroboré par
le législateur musulman tant qu’il n’entre pas en
contradiction avec les préceptes fondamentaux de l’islam.
D’autre part, il inclut également, au
moins en théorie, comme source de législation les éléments de
la loi des gens du Livre, principalement mosaïque, en l’absence
d’abrogation dans le texte coranique. Là encore, ce qui est
couramment présenté aujourd’hui comme une approche théologique
ou juridique pure, c’est-à-dire extraite du corpus religieux,
ne peut pas être isolé historiquement des enjeux de société
mentionnés précédemment.
Toujours sur le terrain culturel, les polémiques
théologiques qui se développeront au cours du second siècle de
l’Empire, et qui donneront naissance à la scolastique musulmane
(‘ilm al kalâm) nous donnent de précieux renseignements
sur l’intégration d’outils exogènes dans la réflexion théologique
musulmane.
En effet, succédant au règne omeyyade,
l’avènement abbasside dans la seconde moitié du VIIIè siècle
verra se développer le contact des théologiens musulmans avec
les théologiens chrétiens et les zanâdiqa (pluriel de zindiq),
partisans d’une doctrine alors répandue en Mésopotamie
professant l’éternité de l’univers et la négation de la résurrection
et de l’unicité de Dieu.
Souvent polémiques, et centrés autour des
éléments constitutifs de la foi, ces rencontres vont conduire
les théologiens musulmans à devoir justifier la pertinence du
credo islamique – le terme de ‘aqîdah, absent du texte
coranique, s’imposera alors pour désigner ce credo - dans un
contexte tout à fait différent de celui qui prévalait dans la péninsule
arabique.
Ils étaient cette fois-ci confrontés à
des populations aux croyances très diverses, dans des régions où
la langue arabe n’était plus forcément le vecteur principal de
la diffusion intellectuelle, et dans une civilisation beaucoup
plus évoluée, d’un point de vue intellectuel et philosophique,
que la société de la péninsule arabique.
On peut citer au moins trois éléments qui
conditionneront désormais la démarche discursive des théologiens
musulmans et leur réflexion sur les données de la foi, ce sont :
- la réflexion intellectuelle
sur l’énoncé du dogme ;
- l’introduction de termes
philosophiques dans l’exposition des articles de la foi ;
- le raisonnement spéculatif
inspiré par la pensée greco-romaine.
C’est à l’aune de ces éléments extérieurs
à l’aire culturelle des premiers musulmans et de contextes sociétaux
allant en se complexifiant qu’il faut comprendre les polémiques
théologiques qui n’auront de cesse de se développer dans l’Empire
musulman.
En s’imprégnant des éléments littéraires
et philosophiques gréco-romains, les théologiens vont élaborer
un corpus dogmatique (doxa), sous forme de réponses, le
plus souvent dirigées vers les doctrines jugées hétérodoxes ou
erronées (‘aqâid fâsidah wa bâtilah).
D’un autre côté, la définition des
contenus du credo devait être suffisamment souple pour laisser
une possibilité à la coexistence, et aux relations entre les
musulmans et les populations des territoires conquis, où les
adeptes de la nouvelle religion étaient, dans bien des cas,
minoritaires même s’ils détenaient le pouvoir politique.
Cette souplesse exégétique ne sera
pourtant pas toujours l’apanage des théologiens musulmans.
C’est le cas notamment des approches théologiques mu’tazilites,
considérées à tort comme l’expression d’une approche très
libérale du corpus coranique.
Celles-ci vont toutefois exploiter largement
cet héritage gréco-romain dans une réflexion très rationnelle
sur la définition de Dieu, de l’au-delà, du croyant et du
rapport entre la foi et les actes cultuels prescrits.
Dans son combat contre un murdjisme
jugé par trop laxiste, la rationalité mu’tazilite
n’aura d’équivalent que son intransigeance vis-à-vis du
musulman « pécheur » [1]
(fâsiq), et l’appui de certains sultans abbassides lui
conférera, au courant du 9ème siècle, pendant une
trentaine d’années un pouvoir de coercition qui se soldera par
une poursuite des théologiens refusant de professer la doctrine
affirmant le caractère « créé » du Coran.
L’épisode le plus connu à ce sujet est
celui de l’emprisonnement de l’imam Ahmed ibn Hanbal, dont le
nom donnera naissance au hanbalisme juridique et théologique
susmentionné.
Le point important à retenir en tout cas
ici est que les écoles théologiques ultérieures, comme l’ash’arisme
ou le mâtûridisme, ne remettront plus en cause cette
évolution dans la réflexion sur le donné de la foi.
Pour résumer de façon rapide la
multiplicité des approches théologiques musulmanes, disons
qu’au plan historique ces acquis donneront naissance à deux
positionnements théologiques majeurs, dont nous ne détaillerons
ici que les aspects relatifs aux « conditions »
d’appartenance à l’islam.
Le premier, à caractère « exclusif »,
considère que les œuvres sont constitutives de la foi. En ce
sens, il n’est pas concevable qu’un individu ayant prononcé
la profession de foi, mais ne la traduisant pas en actes cultuels
puisse posséder ou conserver le qualificatif de musulman, car il
a renié sa foi par ses actes.
Aussi, il est du devoir de Dieu de punir
tout individu ayant commis un « grand » péché (kabîrah).
Dans sa version la plus rigoriste, cette lecture sera promue par
l’école théologique mu’tazilite, mentionnée
ci-dessus, laquelle octroie un statut « excommuniant »
particulier à l’encontre du musulman pécheur.
Cette école connaîtra pendant quelques décennies
un certain succès pour son « rationalisme » poussé
à l’extrême, dont certains intellectuels font aujourd’hui
l’apanage en faisant fi de l’ostracisme extrême, pour ne pas
dire extrémiste que les mu’tazilites ont manifesté à
l’encontre de leurs détracteurs.
Les docteurs de la loi hanbalites se
rangeront également à cette position incluant les œuvres dans
la définition de la foi, en adoptant pour leur part une démarche
complètement inverse des premiers, puisqu’ils seront les
promoteurs d’une lecture littérale des textes, dépouillée de
toute tentative d’extrapolation.
Il existe cependant une nuance de taille
entre ces deux écoles puisque les docteurs hanbalites de renom,
tel ibn Taymiyyah ou son principal élève, ibn Qayym al
Jaouziyyah, s’abstiennent cependant d’excommunier le musulman
pécheur dès lors qu’il ne remet pas en cause la validité des
obligations canoniques.
L’autre lecture, au caractère beaucoup
plus « inclusif », n’intègre pas les actes dans la
définition de la foi. Certes, le croyant pécheur est susceptible
d’être exposé au courroux divin, mais aucun manquement aux
devoirs prescrits n’expose automatiquement le croyant au châtiment,
et il ne peut y avoir de péché excommunicateur tant que
l’individu ne renie pas les piliers fondamentaux du credo
islamique, même s’il ne les pratique pas.
Cette position doctrinale se répandra
principalement, avec quelques variantes qui n’ont pas lieu d’être
mentionnées ici, au sein des écoles théologiques ash’arite
et mâturîdite. La première sera adoptée par une majorité
de docteurs de la loi chafé’ites.
Quant à la seconde, elle sera propagée aux
confins de l’Empire par les juristes hanafites. Ces deux
approches s’étendront à la majorité du monde musulman.
Pour complexifier un tant soit peu notre
propos, citons également deux autres points sur les théologiens.
Tout d’abord, il est important de rappeler que les théologiens
musulmans ont pris la peine de distinguer les groupes professant
une théologie partiellement inexacte (’aqîdah fâsidah)
des groupes professant une théologie totalement révoquée (‘aqîdah
bâtilah).
Nombre de musulmans aujourd’hui, qui
n’ont aucune maîtrise ni de l’histoire de la théologie
musulmane ni des subtilités des polémiques théologiques, se
posent alors en théologiens improvisés, voire autoproclamés,
citant ici et là des avis théologiques pour stigmatiser et,
malheureusement, pour excommunier de façon très expéditive
leurs coreligionnaires qui ont des avis doctrinaux divergents des
leurs.
Le second point à mentionner est que les théologiens
musulmans, dans les polémiques les opposant aux groupes se
revendiquant de l’islam tout en professant des doctrines jugées
hétérodoxes, ont très tôt pris le soin de distinguer les
jugements portant sur les affirmations doctrinales de ces groupes,
de ceux relevant d’une appréciation de propos ou d’actes
singuliers.
Il est donc courant de trouver, dans la littérature
théologique musulmane, des propos parfois très polémiques et
virulents de théologiens à l’encontre de certains groupes
considérés comme sectaires et, dans le même temps, des réponses
très souples et prudentes sur la manière de considérer tel
adepte d’un groupe jugé sectaire.
Dans ce deuxième cas, les théologiens ont
généralement eu le souci de préserver l’intégrité physique
et l’identité sociale de ces musulmans, en entourant les
jugements à porter sur un musulman « déviant » de précautions
rendant l’excommunication assez difficile, sauf dans le cas où
un individu, par ses propos publics ou son comportement vis-à-vis
des autres musulmans, remettait en cause la stabilité de
l’ordre social.
[1]
Pour désigner le croyant pécheur, les docteurs de loi l’ont
qualifié de fâsiq, littéralement « celui qui
s’est écarté des commandements divins ». Le terme a
toujours gardé une large part de flou dans les acceptions qui lui
ont été assignées, car il peut désigner tout à la fois le
croyant ayant commis un « grand péché », ou le
croyant qui commet des petites fautes de façon récurrente. Selon
l’acception retenue, le terme aura alors une portée plus ou
moins large.
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Publié le 21 novembre 2007 avec l'aimable autorisation d'Oumma.com
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