Kadima : la politique sans les principes
Ze'ev Sternhell
[Sternhell se livre à une critique en règle du parti Kadima, créé
par Ariel Sharon, sous ses aspects diplomatiques comme sous ses aspects
sociaux. Sa conclusion : "Tout le monde va bientôt découvrir que la
politique sans les principes, qu'un parti dont la seule idéologie est de ne pas en
avoir, qu'un parti qui se construit sur l'idée de donner à chacun toutes
sortes de bonnes choses, et immédiatement, est voué à se fracasser à terre et
à se consumer."]
http://www.haaretz.com/hasen/spages/686847.html
Ha'aretz, 24 février 2006
Trad. : Gérard pour La Paix Maintenant
Quel était le secret de la magie d'Ariel Sharon? Pour la gauche,
il a établi un précédent d'une extrême importance : il n'y a pas de
situation irréversible. Pour la grande majorité de ceux qui aiment
s'appeler centristes, Sharon est devenu un héros parce que, tout en se
retirant de Gaza, il a bien fait comprendre aux Palestiniens qu'en ce qui le
concernait, ils ne constituaient pas un facteur qu'une puissance comme Israël
avait à prendre en considération. Tout comme Menahem Begin a évacué des
colonies du Sinaï et fait la paix avec l'Egypte en pensant au Grand Israël
et à la paix avec les Etats-Unis, Sharon a liquidé les colonies de la bande de
Gaza pour s'assurer sa liberté de mouvement en Cisjordanie et calmer les
Etats-Unis, dont il avait besoin pour s'occuper de l'Iran.
De fait l'évacuation du Goush Katif lui a rapporté un soutien
populaire considérable en Israël et dans le monde, fondé sur l'espérance
de suites immédiates et d'une reprise des pourparlers avec l'Autorité
palestinienne.
Au lieu de quoi, à partir du moment où il avait décidé
d'attendre que les Palestiniens deviennent des "Finlandais", selon la
formule de [son conseiller] Dov Weissglas (métaphore peu sage d'ailleurs, les
Finlandais n'étant pas spécialement connus pour se rendre facilement),
Sharon a préféré créer à la hâte un parti attrape-tout sans caractère ni
principes, mais qui offrirait à l'Israélien moyen la possibilité d'éviter d'avoir
à décider comment il voyait son avenir et celui de ses enfants. Entre temps,
l'opinion publique israélienne connut une sorte de paralysie partielle,
mais les Palestiniens, dont rien dans leur vie n'avait changé depuis le
désengagement, et pour lesquels aucune perspective d'avenir ne s'était
ouverte, portèrent le Hamas au pouvoir.
Ainsi, nous nous retrouvons aujourd'hui avec le Hamas face à un
gouvernement israélien qui ne diffère d'un gouvernement du Likoud que par son
apparence, non par sa nature ni par ses valeurs fondamentales. Ce
gouvernement est dirigé avec le même aveuglement dont a su faire preuve la
droite, tous avatars confondus. En conséquence, il faut que les électeurs
israéliens de la vraie gauche et du vrai centre, qui lorgnent à droite, ne se
racontent pas d'histoires : le programme diplomatique de Kadima, précisé
par Ehoud Olmert, ne revient à rien d'autre qu'à une domination directe
par Israël d'environ la moitié de la Cisjordanie, et à la division du reste
en cantons.
Quiconque croit que, sur cette base, il est possible de parvenir
à un quelconque règlement raisonnable doit donner son vote à Shaul
Mofaz, un likoudnik extrémiste qui, sur le terrain, est en train de jeter
de l'huile sur le feu, à Avi Dichter, le spécialiste des assassinats ciblés
qui ne voit
pas plus loin que le bout de son nez, et à la bande de gâchettes
faciles qui les entoure. Ce sont ces gens-là qui contrôleront le parti
Kadima de demain.
Comment les 30 millions de personnes qui habiteront en 2050 entre
le Jourdain et la Méditerranée vivront-ils si nous ne parvenons pas
à un règlement pacifique et à une coopération avec les Palestiniens?
Ce n'est pas une question à laquelle ils ont envie de répondre, encore moins
à la veille d'élections.
Et pourtant : si le champ diplomatique est saturé des immenses
difficultés qui nous attendent, le champ social est déjà le théâtre de
destructions.
Quelque 1,2 million de personnes ont besoin d'aide immédiate pour
subsister et pour nourrir leurs enfants. Sans doute Olmert a-t-il essuyé la
larme qu'il garde pour de pareilles occasions à l'énoncé de leurs
malheurs, mais, comme nous avons appris à le savoir de la part du Premier
ministre par intérim, il sait offrir la panacée à tous les maux : sa
politique économique, a-t-il proclamé lors de sa première interview télévisée,
sera "une économie de la compassion".
Ce n'est pas un hasard si Israël et les Etats-Unis sont les deux
seuls pays du monde occidental où un homme politique ose employer ce mot
sans comprendre ses connotations humiliantes et méprisantes. Car il
n'y a pas d'autre pays occidental où l'insensibilité vis-à-vis de la
pauvreté et de la perte de la dignité humaine qui résulte de l'angoisse économique
ait atteint de telles proportions. Il n'y a pas un seul autre pays occidental
où un individu qui vit en-dessous du seuil de pauvreté soit considéré
comme quelqu'un qui a besoin de compassion, et non comme quelqu'un qui a
été dépouillé de ses droits.
Encore cette insulte aurait-elle pu être avalée si seulement ce
ton cru et condescendant donnait des résultats. Mais ceux qui aujourd'hui
sont à la tête du gouvernement sont les mêmes qui ont conçu la politique
économique qui a causé la faillite de la société israélienne. Ils peuvent
donc déjà être jugés sur leurs actes, ou plutôt de leurs échecs, et non
sur des programmes de toute façon très généraux et sans substance. Il
est quand même honteux que ces gens se dissocient complètement de l'examen du réel,
et fassent comme s'ils venaient d'arriver au pouvoir depuis les bancs
de l'opposition.
Quiconque pense qu'il est possible d'être à la fois à gauche,
à droite et au centre, va bientôt devoir souffrir d'une douloureuse gueule de
bois. Cela est vrai, en particulier, des électeurs du Shinoui qui ont suivi
Uriel Reishman pour rejoindre Kadima. Cela leur semblait une étape
naturelle dans leur quête d'un parti du centre, laïque et propre. Ils vont
bientôt découvrir qu'ils ont atterri dans le même vieux Likoud,
seulement un peu plus civilisé et un peu moins corrompu que l'original. Qui plus
est, si Olmert juge qu'il lui est utile de forger une alliance à leurs dépens
avec Netanyahou, ou avec les ultra-orthodoxes, il n'hésitera pas
beaucoup. Tout le monde va bientôt découvrir que la politique sans les
principes, qu'un parti dont la seule idéologie est de ne pas en avoir, qu'un parti
qui se construit sur l'idée de donner à chacun toutes sortes de bonnes
choses, et immédiatement, est voué à se fracasser à terre et à se
consumer.
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