|
Oumma.com
Le Pen Academy,
promotion 2007 : mots et maux de la campagne présidentielle*
Vincent
Geisser
UMP-FN-MPF : trois versions d’un même
slogan
Photo Oumma.com
Lundi 30 avril 2007
Au soir du premier tour de la présidentielle,
déçu par son score de 10 %, Jean-Marie Le Pen s’est essayé à
un diagnostic de la scène politique française, dont il faut bien
reconnaître qu’il comporte une part de vérité. Il a ainsi déclaré :
« De surcroît, nous [le FN] avons gagné la bataille
des idées : la nation et le patriotisme, l’immigration et
l’insécurité ont été mis au coeur de cette campagne par mes
adversaires, qui, hier encore, écartaient ces notions avec une
moue dégoûtée ».
Les candidats à l’élection présidentielle
nous avaient pourtant promis une campagne “sereine” qui tienne
compte des “véritables” attentes et préoccupations des Français
et qui refuse délibérément de verser dans la démagogie. Il est
vrai que, le “choc du 21 avril” 2002 est passé par là,
laissant espérer une certaine “conscientisation républicaine”
des états-majors partisans et des leaders politiques, dans le
sens d’une renonciation aux fantasmes xénophobes et sécuritaires
qui, comme on le sait, font objectivement le jeu de l’extrême
droite.
On pouvait toujours rêver.
La « crise de l’identité
nationale » : maladie imaginaire pour apprentis
sorciers de la République
Le déroulement de la campagne présidentielle
nous fait vivre, ou plutôt revivre une sorte de “21 avril
anticipé”, Jean-Marie Le Pen jouant temporairement le rôle de
figurant dans une tragicomédie électorale qu’il a pourtant
entièrement écrite et mise en scène. S’il est convenu
aujourd’hui de dénoncer « la lepénisation des esprits »,
des antidotes démocratiques sont rarement prescrits par nos médecins
républicains. Pire, on se trouve dans la situation dramatiquement
burlesque de docteurs diagnostiquant une “maladie” — la
crise de l’identité nationale — et prétendant la
soigner avec des remèdes qui ne sont pas seulement inefficaces,
mais qui aggravent le mal et condamnent donc le malade à dépérir
à moyen terme. À l’image des médecins raillés par Molière,
ils pratiquent une saignée citoyenne, cherchant à guérir le
corps malade (la France), en le vidant de sa substance démocratique.
Au regard de la campagne présidentielle,
il serait en effet bien difficile de distinguer les rôles,
donnant l’impression au spectateur citoyen qu’un même acteur
en endosse plusieurs : médecin, guérisseur miraculeux,
rebouteux, sorcier du bocage, croque-mort ou encore fossoyeur des
idéaux démocratiques, tous semblent se confondre dans un scénario
catastrophiste où la “France éternelle” paraît menacée par
des hordes barbares ou, pire, de “mauvais Français” — une
cinquième colonne en quelque sorte — qui ne cherchent
qu’à saper ses valeurs fondatrices, comme le laisse à penser
cette déclaration désormais rituelle du candidat Sarkozy :
« Je veux dire aux Français
qu’ils auront à choisir entre ceux qui aiment la France et ceux
qui affichent la détestation de la France ».
Ce populisme venu d’en haut
D’aucuns nous dirons que les
leaders politiques français ne font que répondre aux demandes et
surtout aux angoisses de leur peuple, tentant de les conjurer ou
plus rarement de les apaiser : c’est la fameuse thèse de
la tentation populiste dont certains universitaires ont
montré, preuves à l’appui, qu’il s’agissait en réalité
d’un “dangereux contresens”, reposant sur l’idée fausse
que l’extrémisme et le rejet viendraient fondamentalement du
peuple et que nos politiques se contenteraient finalement de s’y
adapter. En somme, c’est l’image d’un « peuple
naturellement perturbateur »
face à une classe politique française plus ou moins responsable.
Dans cette perspective, la dérive sécuritaire
et xénophobe de notre système politique serait d’abord la conséquence
des attentes et des peurs se tramant au sein du “peuple”, et
plus particulièrement dans les couches frappées de plein fouet
par la crise (chômeurs, victimes des délocalisations, érémistes,
précaires, déclassés sociaux, etc.). Dès lors, on saisit à
l’avance les conclusions d’une telle analyse biaisée :
les politiques parlent d’insécurité, d’immigration, de crise
de l’identité nationale, de communautarisme, de “territoires
perdus de la République”…, parce que ces angoisses seraient
d’abord ressenties et exprimées par le peuple de France et que
ne pas en parler serait pire que tout, laissant le champ libre à
Jean-Marie Le Pen, comme on entend dire très souvent.
Revoilà le théorème de Fabius :
« Le Pen pose les bonnes questions mais… »
Pourtant, les études d’opinion ne
sont qu’un peu plus claires sur la question :
l’immigration ne constitue pas aujourd’hui un thème
prioritaire chez les Français, et elle n’arrive qu’en
quatorzième, voire quinzième position dans leurs préoccupations
quotidiennes, loin derrière la lutte contre le chômage, la santé,
l’éducation, la lutte contre la précarité, l’avenir des
retraites, le droit au logement, la protection de
l’environnement, la défense du pouvoir d’achat…
Comment expliquer alors sa centralité à la fois dans les
discours politiques et dans les programmes électoraux ? En
fait, il semble que depuis plus de 20 ans, la classe
politique française reste prisonnière dans ce qu’il est
convenu d’appeler le théorème de Fabius selon lequel
« Le Pen pose les bonnes questions mais donne de
mauvaises réponses ».
Or, c’est tout le contraire que
nous voudrions suggérer ici : ledit “populisme”
n’est pas tant un produit du peuple que des élites politiques
françaises, et c’est en ce sens qu’il conviendrait mieux de
parler d’élitisme sécuritaire aux relents nationalistes
et xénophobes qui est non seulement perceptible dans les
propositions des candidats, mais qui plus est dans leurs discours
de campagne.
En effet, la lepénisation des
esprits apparaît en premier lieu comme une lepénisation des
esprits politiques et partisans, et en particulier des
leaders et des responsables d’appareil, de gauche comme de
droite, qui contribuent très largement à recycler, à banaliser
et à légitimer les thématiques frontistes au sein du champ
politique français. De ce point de vue, la campagne présidentielle
de 2007 en fournit de nombreuses illustrations.
Sarkozy, élève surdoué de la Le
Pen Academy
Certes, il serait exagéré
d’affirmer que la lepénisation des esprits a touché tous les
candidats de manière uniforme et univoque. Pour être clair,
disons qu’il est possible de dégager une échelle de lepénisation
des esprits politiques et partisans, avec des gammes et des
variations. Á la Le Pen Academy, certains politiques
apparaissent comme des élèves méritants, d’autres comme des médiocres,
et d’autres encore comme de véritables cancres du nationalisme
et du patriotisme cocardier.
Dans la classe d’école, bercée
quotidiennement par le chant du coq gaulois et aux murs décorés
aux couleurs Bleu-Blanc-Rouge — sachant que cette dernière
a parfois tendance à virer au brun — Nicolas Sarkozy
squatte toujours le premier rang, décrochant régulièrement des
bons points en matière d’idéologie sécuritaire et de xénophobie
latente, disciplines dans lesquelles il excelle particulièrement.
Au risque d’être pris en flagrant délit de copiage, sa copie
présidentielle révèle une maîtrise parfaite de l’art de lepéniser
le discours républicain ; “faire du Le Pen sans Le Pen”
en quelque sorte, ou plutôt du “Le Pen à visage humain”, en
y injectant quelques références clairsemées à Jaurès, Blum ou
Guy Môcquet, de quoi rassurer un auditoire citoyen qui pourrait
douter de sa probité démocratique :
« Si je
suis élu, je conforterai la politique d’immigration choisie que
j’ai engagée en tant que ministre de l’Intérieur.
J’instaurerai des plafonds annuels d’immigration […].
Je demanderai à ceux qui veulent venir s’installer
en France de faire l’effort d’apprendre le français avant,
parce que c’est une condition essentielle d’une intégration réussie
et parce que cela sera un signe de leur volonté de respecter
notre culture. Le regroupement familial ne sera possible que si la
personne a un logement et un travail lui permettant de faire vivre
sa famille sans prise en compte des allocations familiales. Enfin,
j’ai proposé la création d’un ministère de l’Immigration
et de l’Identité nationale car l’intégration passe par le
partage de notre culture autant que par son enrichissement. Un
seul ministère doit traiter l’ensemble des questions relatives
à l’immigration, à l’intégration et au codéveloppement ».
L’élève Sarkozy a donc
parfaitement retenu et assimilé la leçon de son instituteur
frontiste, au point d’en faire l’une des clés de son
programme pour l’examen présidentiel. Et pour ceux qui ne
seraient pas totalement convaincus de la pertinence de
l’association du “problème” de l’immigration au thème de
l’identité nationale en péril, Nicolas Sarkozy, l’élève
incontestablement le plus doué et le plus prometteur de la Le
Pen Academy, promotion 2007, persiste :
« Je veux clairement lier
l’immigration qui va venir et l’identité
qui est la nôtre pour dire à ceux qui vont venir qu’ils
doivent adhérer à des valeurs qu’ils vont enrichir de leur
propre identité et sur lesquelles nous ne sommes pas prêts à
transiger ».
Une Marseillaise sur l’air du
« Maréchal nous voilà… »
Mais plus encore que les programmes
qui sont tout de même lissés et épurés, afin de ne pas trop
effrayer les citoyens ordinaires (à l’exception des partisans
de Philippe de Villiers et de Jean-Marie Le Pen), les discours de
campagne, que l’on peut considérer comme des “expressions à
chaud”, laissent entrevoir un patriotisme débridé qui vire
souvent au nationalisme étriqué. Force est de constater que La
Marseillaise, que nos femmes et nos hommes font chanter à
leurs sympathisants et à leurs militants à la fin de leurs
meetings, a parfois des airs de Maréchal nous voilà !
Rappelons brièvement les paroles de
cette sinistre chanson qui renvoie aux heures les plus noires de
notre histoire contemporaine (1940-1944) : « Français
levons la tête, Regardons l’avenir ! Nous, brandissant la
toile, Du drapeau immortel, Dans l’or de tes étoiles, Nous
voyons luire un ciel … »,
des paroles que ne re-nieraient certainement pas nombre de
candidats actuels à l’élection présidentielle et, en premier
lieu, le président de l’UMP qui se présente désormais comme
le héraut du patriotisme français, stigmatisant dans la foulée
les « mauvais Français » ou les « étrangers
suspects » vivant sur notre sol.
Car faute d’imagination politique
dans les domaines social, économique et culturel, Nicolas Sarkozy
espère mobiliser les électeurs sur le registre d’un
patriotisme “vieille France”, dans le but de dépasser sur sa
droite Jean-Marie Le Pen et Philippe de Villiers et de faire
passer ses challengers, François Bayrou et Ségolène Royal,
comme de piètres patriotes ou, pire, des représentants de
l’anti-France.
En effet, depuis le début de la
campagne électorale, la rhétorique sarkozyenne ne cesse
d’emprunter des accents maurassiens ou barrésiens, selon les
circonstances, remettant profondément en cause la conception
braudelienne selon laquelle la France s’est construite sur ses
identités migratoires diverses et multiples :
« Être français, déclare
N. Sarkozy, c’est aimer la France, c’est vouloir la République,
c’est respecter l’État. Etre français c’est prendre en
partage l’histoire de la France et les valeurs de la France. Être
français c’est penser qu’au-delà de la droite et de la
gauche, au-delà des partis, au-delà des croyances, il y a
quelque chose de plus grand qui s’appelle la France. Je veux
dire à tous les Français que la France est plus forte quand elle
est unie, que la désunion des Français a toujours causé
l’affaiblissement de la France, que lorsque la France est faible
c’est chacun d’entre nous qui se trouve affaibli. Être français
c’est se sentir l’héritier d’une seule et même histoire
dont nous avons toutes les raisons d’être fiers. Si on aime la
France, on doit assumer son histoire et celle de tous les Français
qui ont fait de la France une grande nation ».
Cette conception d’une France
culturellement homogène du point de vue de ses traditions et de
ses valeurs induit logiquement la stigmatisation des forces
centrifuges, des adversaires et des ennemis, y compris ceux qui se
drapent dans la nationalité française, mais qui en réalité la
trahissent sournoisement. Aussi retrouve-t-on dans la rhétorique
sarkozienne la vieille thématique de l’ennemi intérieur et de
l’anti-France, déjà présente dans les discours nationalistes
de l’entre-deux-guerres :
« Depuis
des décennies nous laissons dénigrer la nation et la République.
Nous nous excusons même d’incarner une identité nationale, républicaine,
française. Depuis des décennies nous avons pris l’habitude
d’avoir honte de notre histoire et de nos valeurs. Comment s’étonner
dès lors que ce qui nous sépare finisse par devenir plus grand
que ce qui nous unit ? Que ceux qui nous rejoignent
n’arrivent pas à s’intégrer à un pays dont on n’aurait même
pas pris la peine de leur parler ? Comment s’étonner qu’à
avoir trop longtemps cédé sur la laïcité on ait fait le lit
des fanatismes et de l’intolérance ? C’est à
l’honneur de Jacques Chirac que de l’avoir rappelé avec
force. Comment s’étonner qu’en dénigrant l’amour de la
patrie on réveille le nationalisme qui est la haine des autres ?
Comment s’étonner que la mode exécrable de la repentance, en
voulant faire expier aux Français les fautes supposées des générations
passées, ressuscite des haines ancestrales que l’on croyait à
tout jamais appartenir à l’histoire et rouvre des blessures que
le temps avait à peine commencé à fermer ? ».
Travail, famille, patrie : ça
ne vous rappelle rien ?
Et pour clore cette tragicomédie électorale
de la “Nation en danger”, c’est bien sûr l’appel
sarkozyen aux valeurs fondamentales de la France éternelle, le
travail et la restauration de l’autorité dans l’éducation
bafouée par l’esprit défaitiste des soixante-huitards :
« La France traverse une
crise morale : celle du travail. La réhabilitation
du travail est au cœur de mon projet présidentiel. Je ne vous
mentirai pas, je ne vous trahirai pas. Je ne me déroberai pas. Je
vous demande votre confiance pour qu’ensemble tout devienne
possible ».
Et, le patron de l’UMP de rajouter,
sur un ton menaçant, à l’intention des enseignants
“laxistes” — ça rime d’ailleurs avec “marxistes” —
assimilés à des « Munichois de l’école
publique » :
« Il faut en
finir avec cet autre aspect de l’idéologie de 68 qui tient
l’influence de la famille pour forcément néfaste. Il faut en
finir avec la mise en accusation systématique de la famille.
C’est dans la responsabilisation de la famille et non dans son
affaiblissement que se trouve la clé de beaucoup des problèmes
que nous rencontrons avec une partie de la jeunesse ».
Le Pen est mort dans les urnes, vive
« le petit Le Pen » à l’Elysée !
Après le choc 21 avril 2002 et
l’extraordinaire mobilisation qui s’est ensuivie, on pouvait
penser que la Le Pen Academy serait condamnée à la
faillite et qu’elle ne se réduirait bientôt plus qu’à une
modeste université de province, tout juste apte à former des
petits notables et des roitelets locaux sans envergure nationale.
Or, c’est tout le contraire qui s’est passé : la Le
Pen Academy a désormais acquis ses lettres de noblesses
dans l’univers politique français, délivrant diplômes,
attestations d’études et doctorats honoris causa en
“identité nationale sublimée”, “patriotisme étriqué”,
“chauvinisme” et en bien d’autres spécialités françaises,
avec des laboratoires et des ateliers où l’on apprend
consciencieusement aux étudiants à chanter La Marseillaise
et à coudre des drapeaux tricolores. Jean-Marie Le Pen, son président-fondateur,
peut donc dormir tranquille : la promotion 2007 s’annonce
prometteuse.
La France,
c’est nous !
Non, Monsieur Sarkozy, malgré votre statut
de 1er de la classe de la Le Pen Academy, promotion
2007, nous ne quitterons pas la France, au lendemain de votre
triomphale consécration électorale. Nous la critiquons, parce
que précisément nous l’aimons. Nous, enfants et petits
enfants de républicains espagnols, d’anti-fascistes italiens,
de juifs allemands, de travailleurs arméniens des FTP-MOI, de
soldats indigènes libérateurs de la Nation, de résistants du
Vercors, du Limousin et d’ailleurs, nous savons très bien que
nos glorieux ancêtres, majoritairement prolétaires et paysans,
n’auraient probablement jamais réussi votre test linguistique
et votre épreuve de francité, mesurant leur prétendue conformité
à la « vraie culture française ». Ils se sont battus
pour elle, ils ont sacrifié leur santé et leur vie, parce que
tout simplement, ils l’aimaient. Et contrairement à vous,
Monsieur Sarkozy, nous revendiquons haut et fort notre statut de
« cancres éternels » de la Le Pen Academy.
Version adaptée d’un éditorial paru dans la revue Migrations-Société,
vol. 19, n° 110, mars-avril 2007, p. 3-15.
.
TEVANIAN, Pierre ; TISSOT, Sylvie, Dictionnaire de la
lepénisation des esprits, Paris : Éd. L’Esprit
frappeur, 2002, 373 p.
.
COLLOWALD Annie, Le “populisme du FN”. Un dangereux
contresens, Bellecome-en-Bauges : Éditions du
Croquant, 2004, 253 p. (voir p. 44).
.
Phrase prononcée par Laurent Fabius en 1984, alors qu’il était
Premier ministre de François Mitterrand.
.
SARKOZY, Nicolas, “Mon projet. Ensemble tout devient
possible”, cité par GIRARD, Delphine, “Exclusif : le
projet présidentiel de Nicolas Sarkozy”, La Tribune du
28-3-2007.
.
Chanson nationaliste créée officiellement en 1940 à la gloire
du maréchal Pétain, chef de l’État français (1940-1944),
fossoyeur de la République.
.
Extrait des paroles originales de Maréchal nous voilà !
.
SARKOZY, Nicolas, “Mon projet. Ensemble tout devient
possible”, cité par GIRARD, Delphine, “Exclusif : le
projet présidentiel de Nicolas Sarkozy”, La Tribune du
28-3-2007.
.
SARKOZY,
Nicolas, discours de Nice, 30 mars 2007
Vincent Geisser
Politologue, chercheur à l’Institut de recherches et d’études
sur le monde arabe et musulman (CNRS), enseigne à l’Institut
d’études politiques d’Aix-en-Provence.
®Oumma.com, tous droits de reproduction et de publication
réservés
Publié avec l'aimable autorisation d'Oumma.com
|