Palestine - Solidarité

   


 

DOSSIER 
Colonisation de la Galilée

 
 

 

 

Malgré la trahison
Aviv Lavie

Article publié le 29 mars 2003
dans le quotidien israélien Ha'aretz.

 
Amiram Goldin a consacré sa vie à la cohabitation judéo-arabe en Galilée. Alors, il s'est senti profondément trahi lorsque ses voisins, deux membres de la famille Bakri, ont reconnu leur soutien au terroriste-suicide qui a tué son fils, Omri. Après s'être confrontés, Mohamed Bakri et lui, dans les pages de Ha'aretz, ils se sont rencontrés dans la maison de Goldin à Mitspeh Aviv.

*

Le matin qui a suivi les sept jours de deuil pour la mort de son fils Omri, Amiram Goldin est sorti de chez lui, à Mitspeh Aviv en Galilée, et a fait le trajet d'un quart d'heure en voiture jusqu'à son bureau situé au centre de Sakhnin. Au moment où, seul Juif au cœur d'une ville arabe, il arrivait dans son bureau, le téléphone sonna. À l'autre bout du fil: l'acteur, Mohamed Bakri. Un neveu de Bakri, Yassin, associé à un oncle de ce dernier, Ibrahim, étaient suspectés d'avoir soutenu activement Jihad Hamada, un Palestinien habitant Jénine, qui s'était fait sauté dans un autobus de la ligne 361 près du carrefour de Miron entraînant avec lui dans la mort neuf Israéliens dont Omri Goldin, 20 ans.

Bakri n'accordait pas foi à ces soupçons, accusant dans les médias la Shabak et la police. Goldin estimait que cette fois les forces de sécurité détenaient des éléments solides. La discussion fut dure. Ce qui devait être dit le fut mais la tension était grande entre eux. Il était clair pour tous les deux qu'ils partageaient encore des espoirs et des pensées comparables sur le conflit sanglant entre les deux peuples. Mais maintenant ce n'était plus seulement une question politique. Une seule explosion et la guerre et la paix étaient devenues une affaire de famille.

Samedi dernier, soit sept mois plus tard et quelques jours après que Yassin et Ibrahim Bakri aient reconnu les faits dont ils étaient accusés, Amiram Goldin et Mohamed Bakri se sont rencontrés pour la première fois face à face. Ils sont restés ensemble, eux et leurs épouses, assis sur la terrasse de la maison de Mitspeh Aviv, devant ce paysage de Galilée particulièrement beau pendant cet hiver pluvieux. Et ils parlèrent de tout. Mohamed et Leila d'un côté de la table, Amiram et Tilda de l'autre côté. Beaucoup de mots durs se sont dits, beaucoup de charges émotionnelles libérées, de larmes. Au terme de la rencontre, les Bakri ont invité leurs hôtes à venir chez eux, à Ba'ana. Goldin ne sait pas s'il pourra y faire face: de ce village sont sortis ceux qui ont fait de lui un père qui a perdu un fils.

Amiram Goldin s'est fixé avec sa famille en Galilée il y a moins de trois ans, mais il a l'impression d'avoir toujours été là. En peu de temps, il est parvenu à devenir une des personnes en vue dans la communauté, travaillant inlassablement à l'avancement de la «coexistence», comme il appelle avec ironie la tentative de préserver le peu de ponts qui soient encore tendus entre Juifs et Arabes depuis octobre 2000. Lorsque ses nombreuses relations ont lu, il y a environ deux semaines, l'article publié dans Ha'aretz, elles ont dû penser que le camp de la paix israélien avait perdu encore un de ses meilleurs fils.

Goldin racontait dans son article l'expérience qu'il avait vécue lorsqu'il était allé au tribunal de Haïfa afin d'assister au procès des assassins de son fils. «Au tribunal, quelque chose s'est produit», écrivait-il. «Jusqu'au procès, je pensais qu'il s'agissait de jeunes gens téméraires qui ne comprenaient pas la gravité de leurs actes. Je pensais que leur famille ne se tenait pas derrière cet acte, mais au tribunal, il m'est apparu clairement que je me trompais. Quelque chose dans ma foi s'est fêlé.»

Qu'avez-vous vu ce jour-là, au tribunal, qui a provoqué cette secousse?

«C'était très dur, affectivement. En approchant, j'ai vu qu'on faisait une sélection à l'entrée du bâtiment: tout le monde n'était pas autorisé à entrer, il était clair que la majorité était des proches et des amis des inculpés. J'ai l'impression que certains m'ont reconnu, mais personne n'est venu vers moi. Ensuite, il y a eu une longue attente dans le hall et puis tout à coup, je vois de l'agitation. Apparemment, le père d'une des victimes a lancé à l'adresse de la famille «Assassins» ou quelque chose comme ça, et alors le père d'un des inculpés a couru derrière lui en criant «Vous êtes des assassins». Ça a été le premier choc que j'ai reçu.

«À l'intérieur régnait un calme relatif, jusqu'à ce qu'on introduise les inculpés. Leur entrée a suscité une émotion dans le public. Je n'attends pas d'une famille qu'elle abandonne ses enfants, mais j'ai suivi avec attention le langage du corps et le comportement, et j'y ai identifié un fort soutien à leur égard, ils souriaient tout au long des débats, manifestaient un moral élevé, il s'est même trouvé une femme dans le public pour leur faire signe de sourire, en soulevant de ses doigts la commissure de ses lèvres.

«Une partie des jeunes gens dans le public portaient autour du cou un keffieh rouge. Ils ne s'habillent pas comme ça dans la vie de tous les jours: c'est une sorte de déclaration. À un certain moment, les avocats des inculpés ont fait savoir qu'ils plaidaient coupables. C'était une surprise, mais il est clair que cela n'a pas surpris les gens dans le public, et si oui, cela ne les dérangeait pas. On peut s'attendre à ce qu'un public venu encourager les enfants de la famille parce que convaincu qu'ils n'ont rien fait mais qui découvre subitement que ce sont des assassins, se retrouve face à un dilemme. Ça ne s'est pas produit. Il y a eu une sensation évidente que le soutien était maintenu, les affaires habituelles.»

Goldin, bouleversé, a quitté la salle du tribunal et est rentré chez lui. Il s'est assis devant son ordinateur et a décrit en mots pénétrants le sentiment de trahison qu'il éprouvait. Un moment, il semblait que les mots menaient à une déclaration du genre «Ils peuvent toujours courir» rappelant celle de Yossi Sarid à l'époque de la première guerre du Golfe. Qu'il allait rompre avec ses voisins arabes. Mais le tumulte des émotions, l'affront et la colère se sont rapidement changés en un sentiment de grande urgence. «La cassure entre Juifs et Arabes est beaucoup plus grande que je ne le croyais», écrivit-il, «et si nous ne mettons pas fin immédiatement au conflit, si nous ne faisons pas de démarches d'une certaine portée pour remédier à la situation de la communauté arabe dans tout ce qui touche à l'égalité civile, nous nous retrouverons avec une guerre civile sanglante dans un avenir des plus proches. Ceci est un appel urgent. Agissez!»

Ça nous sauté au visage

Amiram Goldin, 50 ans, marié à Tilda qui est économiste. Les deux fils qui leur restent sont Ran, 28 ans, officier dans les blindés, dans l'armée régulière, et Itaï, 26 ans, mécanicien dans un garage. Goldin, ingénieur mécanicien de formation, a servi pendant de longues années dans l'armée régulière, pour l'essentiel dans les services techniques de l'armée de l'air, puis, à la fin, dans les renseignements. Au début des années 90, il a été libéré avec le grade le commandant. À la même époque, il a construit une maison dans le quartier «Construisez votre première maison en Israël» dont Meir Shitrit, alors maire de la ville, avait pris l'initiative à Yavneh.

«Depuis les jours où j'étais à la Shomer Hatsaïr, je suis un kibboutznik frustré», dit Goldin. «J'ai toujours voulu habiter dans une communauté chaleureuse et d'entraide, avec une vie collective et mêlée, et c'est ce que nous avions pensé trouver à Yavneh.» Mais avec le temps, la déception n'a cessé de croître. «La dimension collective s'est perdue. Yavneh est devenu une ville à tous égards et en plus, sans proximité à la nature et au paysage que nous aimons tant.»

Après sa libération de l'armée, Goldin a dirigé un site de caravanes où résidaient des immigrés d'Éthiopie. À ses heures de loisirs, il écrivait et publiait une rubrique dans un journal local «Yavneton». Déjà alors, la braise politique brûlait en lui. «Il y avait deux rubriques: l'une était tenue par quelqu'un de droite et la mienne à gauche». À cette époque, Goldin était aussi président de la branche du Meretz à Yavneh. Il est fier des 600 électeurs de la ville à avoir donné leur voix au parti.

Après avoir achevé sa période sur le site de caravanes, il a terminé un deuxième grade universitaire en administration publique et a commencé à offrir ses services professionnels à des kibboutz du Néguev. C'était aussi son projet professionnel lorsqu'il a pris la décision, avec les encouragements enthousiastes de son épouse, d'aller s'installer en Galilée. Le sort est tombé sur Mitspeh Aviv (d'après le nom du géographe Abraham Yaakov Brauer), localité communautaire établie dans l'Ouest de la Galilée au début des années 80, avec une population d'environ 150 familles.

En été 2000, la famille a circulé dans le Nord. Dès les premiers temps, Goldin a compris qu'il savait très peu de chose de la réalité qu'était maintenant sa nouvelle maison: «Nous avons fait des achats pour la maison à Shfaram et dans d'autres localités des environs. Je marche en rue et je vois des jeunes filles habillées d'une manière moderne et légère, et je discute avec des gens, et tout à coup je comprends que contrairement à ce qu'il me semblait, je ne sais rien du tout du monde des Arabes d'Israël. À chaque nouveau détail que j'apprenais, je comprenais que celui qui ne vit pas un contact de tous les jours avec eux, celui qui se nourrit des médias et des stéréotypes, ne sait en réalité rien du tout. Tout se déroulait paisiblement, le paysage que nous voyions tous les matins par la fenêtre nous rendait heureux. Après trois mois, tout nous a sauté au visage. Nous découvrions tout à coup que nous ne vivions pas en Provence.»

Vous avez eu peur?

«Dans le sens d'une inquiétude pour notre sécurité personnelle, non. Je ne me suis pas senti menacé. Sur le moment, je n'ai pas perçu ce qui se passait comme s'ils avaient quelque chose contre moi Amiram, ou contre moi en tant que Juif. Je comprenais qu'il s'agissait d'une grande protestation contre les institutions dirigeantes, découlant de sentiments de privations et de frustration, et dans laquelle nous étions absorbés parce que nous étions considérés comme des représentants de l'establishment.»

Ça a l'air bien en théorie, mais quand vous êtes sur une route et qu'on vous lance des pierres, le danger est très réel.

«Il y avait des gens qui leur lançaient des pierres et c'est vraiment dangereux, mais tout est une question de proportions. Encore aujourd'hui, quand je dis que j'habite entre Aablin et Tamara, on me demande si ce n'est pas dangereux et s'ils ne lancent pas des pierres. Les événements d'il y a deux ans et demi ont brûlé dans la conscience et maintenant il faut changer cela, d'autant que l'Intifada et la situation ne cessent de s'aggraver. Je me souviens qu'un jour du début d'octobre, je revenais du travail aux alentours de huit heures du soir et près du carrefour de Aablin, je suis tombé sur un barrage et les policiers m'ont dit que je ne pouvais pas continuer parce que certains lançaient des pierres. Je ne pouvais pas l'accepter: c'est chez moi ici et je devrais craindre de prendre la route? L'absurdité tenait en ce qu'alors que la route principale était barrée, le village était ouvert et parfaitement calme. Alors je suis entré dans Aablin où un type du village m'a attrapé pour me demander si j'étais de Mitspeh Aviv. Quand je lui ai dit que oui, il m'a dit qu'il me mènerait à travers le village vers une route secondaire qui conduit à la localité, et c'est ce qu'il a fait.»

Vous êtes seul au cœur de Sakhnin. Un embrasement subit pourrait vous mettre dans une situation délicate.

«Je n'éprouve ici aucun danger. Celui qui dit qu'on nous cherche parce que nous sommes Juifs, ne sait pas de quoi il parle. Quelques mois après octobre 2000, nous avons été tout un groupe de Juifs à nous joindre au cortège de la Journée de la Terre, à Sakhnin. Déjà à ce moment-là, on m'a demandé si je n'avais pas peur. Qu'ai-je à craindre si je viens avec un geste d'identification? Quand mon fils Itaï a déposé sa voiture au garage et qu'il est allé à pieds dans la ville, quelques enfants ont lancé des pierres vers lui. J'étais tout ébranlé et j'ai tout de suite téléphoné au maire de la ville qui m'a promis d'y remédier. Itaï, lui, ne comprenait pas de quoi j'étais tellement ému. Il prenait ça comme un jeu d'enfants.»

Alors que les confrontations ont amené la majorité des Juifs de Galilée à se renfermer et à couper le peu de relations qu'ils avaient avec la communauté arabe, elles ont poussé Goldin dans la direction opposée. La première démarche à laquelle il s'est associé a été l'installation d'une tente de la paix pour le dialogue entre les deux peuples. Jour après jour, il s'asseyait là, discutant du matin au soir avec ses voisins proches-lointains, et apprenant. «J'ai découvert que l'ensemble de cette fameuse coexistence n'était qu'une grande fiction. Il y a ici deux cultures qui maintiennent des modes de vie distincts qui ne se touchent que marginalement, dans les commerces, dans le restaurant à houmous ou dans les relations employeur-travailleur dans certains secteurs comme la construction et le jardinage. Il n'y a pas de connaissance mutuelle, pas de mélange. Le champ d'activité des Juifs est dans la communauté elle-même ou dans le lieu de travail qui se situe généralement en dehors de la région, à Haïfa ou dans la baie de HaÏfa. De l'autre côté, un enfant de Sakhnin peut atteindre l'âge de 18 ans sans rencontrer un seul Juif et apprendre l'hébreu comme nous avons appris l'anglais à l'école. Même après, à l'université ou au travail, la chance qu'il y ait un lien réel est quasi nulle.»

Les circonstances nouvelles ont amené Goldin à repousser ses projets de vie paisible au milieu de la nature: «J'ai décidé que le temps que j'avais prévu pour jardiner, je le consacrerais à l'avancement d'une collaboration entre Juifs et Arabes. J'ai compris que notre vie en dépend.» Avec quelques centaines d'autres Galiléens, Juifs et Arabes, il a contribué à la mise sur pieds de groupes d'action comme «Une Autre Voix en Galilée», qu'il a fini par abandonné, et «Voisins».

Le groupe «Voisins» associe quelques dizaines de planificateurs de domaines divers - géomètres, architectes, urbanistes - qui ont compris que l'inégalité et la frustration commencent en des endroits éloignés des regards, c'est-à-dire dans les commissions nationales de planification, dans les programmes au Plan, tous lieux où les ressources, les terres et les budgets sont alloués et approuvés. Goldin: «Je savais qu'il y avait ici une histoire d'expropriation de terres, je savais que toute l'affaire de la judaïsation de la Galilée avait laissé des marques chez les Arabes, mais je ne savais pas quel degré de réalité avaient ici la discrimination et l'oppression, ni à quel point existait chez les Arabes le sentiment que l'État d'Israël ne veut pas d'eux. Au contraire de ce que pensent de nombreux Juifs, ils tiennent beaucoup à faire partie intégrante de l'État.»

Les parents se dégagent de toute responsabilité

Pour percevoir la frustration, Goldin ne doit pas aller loin. Il y est plongé chaque matin: à l'entrée de Sakhnin, la route large et belle devient d'un coup un bourbier mêlé de flaques profondes. Le réseau d'égouts de la ville ne parvient pas à faire face aux eaux de pluie, le revêtement en asphalte est plein de trous, et traverser la route à pieds est une opération impossible. Même la parcourir en voiture n'est pas un plaisir et tout ça au seuil de l'hôtel de ville.

Cette situation, Goldin et ses compagnons ont décidé d'essayer de la changer par des actions dans le domaine de leurs spécialisations. Goldin: «Le manque de confiance et les problèmes de communication ont créé une situation où, des deux côtés, on agit avec le sentiment que vous ne pouvez trouver un bénéfice que si vous faites perdre quelque chose à l'autre côté. Je suis convaincu que un et un peuvent faire trois et pas un et demi. Notre tâche est de créer une situation dont tout le monde tire profit. Les points de rencontre entre territoires du ressort de l'une ou l'autre de deux localités sont toujours sources de problèmes, mais au lieu de faire échouer les initiatives de l'une des deux, il y a moyen de lancer un projet commun, quelque chose dont les deux côtés profiteront.»

Goldin et ses amis ont rapidement été au fait d'un problème sensible en Galilée: le système des relations entre le Conseil régional Misgav et la ville qui borde le territoire qui est de son ressort, Sakhnin. Il semble que cette affaire recèle tout le conflit dans son entièreté. Les localités de Misgav se sont implantées au début des années 80 dans le cadre du projet «Judaïser la Galilée». Les gouvernements d'Israël s'inquiétaient de cette grande zone arabe continue et ont décidé d'y enfoncer une longue série de coins - petites implantations juives serrant les chaînes de collines et limitant l'expansion naturelle des Arabes.

La plupart des Juifs qui se sont installés ici (actuellement, le Conseil compte 36 implantations avec un total de 16000 habitants) ne se voient pas comme les soldats d'une armée de colonisation ni comme chargés d'une mission nationale. Au bout du compte, ils voulaient fuir la ville et jouir de la fameuse tranquillité de la Galilée. Aux yeux des Arabes, évidemment, c'était beaucoup moins innocent: les implantations juives avaient clairement la préférence dans les budgets et dans les programmes de développement, et entravaient essentiellement le potentiel de développement des Arabes sur le terrain. Sakhnin, par exemple, est une ville densément peuplée de 25000 habitants qui est étranglée dans quatre directions par des implantations juives. Moustafa Abou Ra'ia, maire de la ville, a un jour décrit sa ville comme «une casserole à pression sur le point d'exploser à tout instant».

Juste avant qu'elle n'explose, Goldin et ses amis ont réussi à faire asseoir à la même table Abou Ra'ia et le président du Conseil Misgav, Erez Kreisler, et à obtenir leur accord pour la nomination de Goldin à la direction d'un projet commun qui tentera d'arriver à un arrangement global sur une série de points de litige entre les deux autorités. La cerise sur le gâteau est censée être l'établissement d'une zone industrielle commune à Misgav et à Sakhnin. À première vue, une banale mission municipale d'urbanisme. En réalité, une initiative qui touche au cœur sensible du conflit entre Juifs et Arabes: la terre.

Afin d'établir ce parc industriel, les deux parties devront faire de douloureuses concessions. Les Juifs, par exemple, devront transmettre au profit de leurs voisins environ 300 dunams [30 hectares, NdT]. Et les Juifs qui, au fil des années, avaient pris l'habitude de prendre des décisions par-dessus la tête des Arabes et qui ne se sentaient pas tenus de se référer à eux comme à un associé égal en droit, ont des difficultés à se faire à l'idée. Goldin: «Au début, j'étais très optimiste, mais depuis, je ne vois toujours pas comment nous allons sortir de ce nœud. Ça commence par un problème de dialogue, de communication. Chaque mot que quelqu'un prononce dans une réunion reçoit ensuite des commentaires qui disent en général complètement l'inverse de ce que la personne a voulu dire. Il faut aussi venir à bout de confusions émotionnelles, de peurs, de conflits d'intérêts, ce n'est pas une banale négociation d'affaires. Tout le conflit se cache derrière cette histoire. L'arrière-plan avec ce qui a sédimenté dans le passé est chargé de sens et tout resurgit à chaque discussion.»

Il est difficile à Goldin d'être optimiste également du fait qu'officiellement, son mandat a pris fin. Pour les besoins du projet, la municipalité de Sakhnin et le Conseil de Misgav se sont adressés au Ministère de l'Industrie et du Commerce pour que soit alloué un budget au directeur du projet. La ministre Dalia Itzik a approuvé un budget pour six mois. Les parties ont loué pour Goldin un bureau proche de l'hôtel de ville de Sakhnin et il a commencé à travailler. Au bout des six mois, il a demandé une prolongation et a obtenu six mois supplémentaires. Une fois ces six mois écoulés, le gouvernement a fait savoir qu'il se retirait de l'affaire.

Goldin est furieux: «C'est l'autorité souveraine et elle se comporte comme si ce n'était pas son affaire. Il y a ici un cas compliqué, ce n'est pas parce que nous avons perdu notre temps, ni parce que quelqu'un est venu à moi pour me dire que je ne menais pas cette affaire convenablement, simplement ça prend du temps, beaucoup de temps. Quand deux enfants se disputent, les parents ne les chassent pas de la maison: ils interviennent pour restaurer la paix et usent de leur influence. Ici, les parents, c'est-à-dire l'État, se dégagent de toute responsabilité. On nous a dit: «Quand vous parviendrez à un accord, venez nous voir avec les détails». Comme s'ils regardaient en spectateurs. Et ça arrive au moment où, finalement, nous commencions à en venir aux faits, à parler des petits détails vraiment douloureux.»

Il se peut que tout le monde en Galilée ne soit pas fâché de cet abandon par le gouvernement? Tout le monde ne voit pas d'un bon œil vos actions.

«C'est vrai. Il y en a qui considèrent que nous sommes les maîtres de la terre et qu'il faut rendre amère la vie des Arabes afin qu'ils s'en aillent d'ici, mais c'est une minorité. Les fonctionnaires ont leur propre agenda, des intérêts organisationnels qu'ils cherchent à pousser en avant et celui qui vient avec un agenda de coopération, les dérange le plus souvent.»

Goldin, malgré tout, continue à se rendre bénévolement au bureau de Sakhnin et à incarner une vision du bon voisinage: ses voisins de couloir, un conseiller fiscal et un avocat, passent de temps en temps une tête pour prendre de ses nouvelles. Sur la table, un ravier de sucreries arabes et Goldin met sur le feu du café noir dans l'esprit du lieu. Son téléphone portable ne cesse de sonner. Le plus souvent des amis ou des associés arabes d'une des nombreuses associations dont il est membre actif. Le bureau est agréable mais le bâtiment est très négligé, une partie n'en est qu'à moitié construite et le béton à nu diffuse un froid déprimant. «C'est à cause de la situation économique. On construit une partie, on donne en location les bureaux et on attend qu'il y ait assez d'argent pour continuer à construire.»

Goldin est fidèle à lui-même, mais certains de ses compagnons de route ont des doutes quant à leur installation en Galilée. Il y a un an, Marcello Svirsky, enseignant dans un lycée de Haïfa et voisin de Goldin à Mitspeh Aviv, a dit à un journaliste de Ha'aretz qu'«il faut comprendre que nous-mêmes sommes une part du problème. Nous sommes des collaborateurs du mouvement de colonisation sioniste en Galilée. Notre implantation ressemble à une colonie dans les Territoires, et je ne dors pas bien la nuit. Et la question est: que faisons-nous de ça? Comment nous débarrasser de la mission idéologique qui pèse sur nous mais avec laquelle nous ne nous sommes jamais identifiés, comment montrer que nous ne sommes pas disposés à contribuer à une action clairement sioniste.»

Cela ne vous dérange pas de donner personnellement corps à la grande entreprise de colonisation d'Ariel Sharon et de ses compagnons de route?

Goldin: «Je dors très bien la nuit. Je suis sioniste, et de mon point de vue, cette terre est le foyer national du peuple juif et nous avons le droit d'y habiter. La question est que nous devons nous rappeler que nous ne sommes pas les seuls maîtres de cette terre, que ceux-là aussi qui habitaient ici depuis longtemps en sont les maîtres, et c'est pourquoi il faut qu'il y ait entre eux et nous une absolue égalité civile. Il faut avouer qu'il y a eu des injustices dans le passé, les reconnaître, pas se renier, mais on ne peut pas réparer les injustices du passé en créant de nouvelles injustices. Nous devons trouver la voie par le biais de solutions qui soient bonnes pour tous, et pas seulement ce qui est bon pour les Juifs. Si au cours des vingt dernières années, on s'est tout le temps préoccupé du développement de Misgav, il faut commencer maintenant à se soucier du développement de la Galilée.»

Un homme dressé contre son voisin

Tandis que Goldin essaie de changer le monde, un coup mortel l'atteint, un matin brûlant de début août: la mort de son fils. Le vendredi, Omri était parti en permission, il est passé à la maison, il a pris la voiture pour aller à Yavneh, comme chaque fin de semaine. Au cours des dernières années, il consacrait chaque moment de liberté à un groupe punk dont il était le soliste. Pendant les derniers mois de la vie d'Omri, le groupe avait mûri, avait cessé d'être une petite bande d'adolescents aimant jouer ensemble, pour devenir un groupe sérieux qui est parvenu à produire lui-même un disque et à réaliser un enregistrement de titres à succès dans des clubs de Tel Aviv.

Ce même vendredi, le groupe s'est produit dans un club de Tel Aviv devant une centaine de jeunes gens enthousiastes. Ce fut un grand succès et Omri a dit à un de ses amis, Tomar, que c'était le plus beau jour de sa vie. Après leur prestation, il est allé dormir chez une amie à Yavneh - la plupart de ses amis, il se les était fait à l'époque des études au lycée de la ville - et le lendemain, il a pris la route vers le Nord pour passer le shabbat en famille. Dimanche matin, il est monté avec son voisin et ami proche, Aviv Ronen, dans le bus qui les prend pour retourner à la base du commandement Nord, à Tsfat. À un moment donné, Jihad Hamada est monté dans le bus. Après quelques minutes, il a actionné la charge explosive qu'il portait sur lui. Omri a été tué sur le coup. Aviv a été grièvement blessé.

D'après ce qui s'est dit, écrit et publié à son sujet après sa mort, Omri était un beau jeune homme qui faisait impression et qui parvenait à cette combinaison presque impossible de la distinction dans son service militaire et de l'amitié dans un groupe de musique punk. En grandissant, il a vu s'éveiller en lui le besoin fort de parler de ce qui se passait dans l'État. Une des chansons du disque du groupe s'appelle «Le jour où l'État a été détruit» et comporte les lignes suivantes: «Des corps brûlés sont jetés partout / le feu a pris le dessus sur la foule... la terre se teint tout à coup en rouge / personne ne s'attendait à ce jour terrible».

Son père, Amiram Goldin, est quelqu'un dont l'apparence est impressionnante, avec ses sourcils broussailleux, sa voix sonore et sa parole qui fait impression. Il est le premier à avouer que tout ça n'est qu'une couche superficielle et que depuis la mort d'Omri, elle est devenue très mince. Il touche son épaule et c'est peut-être déjà comme s'il touchait son cœur puis il raconte que, sept mois plus tard, ça ne cesse de devenir plus dur: «Omri m'accompagne tout le temps, partout. Il est sans cesse présent. Je dois me faire violence pour fonctionner, pour chasser cela, ne pas penser. À mesure que le temps passe, les regrets ne cessent de grandir, car tu comprends que tu ne le verras plus jamais. Vous avez déjà vu une poule dont on a coupé la tête? Elle continue à se démener encore pendant quelques minutes. Nous, c'est la même chose. Des mois après sa mort, on attend encore tout le temps que la porte s'ouvre et qu'il rentre. Très lentement, vous digérez le fait que ça n'arrivera pas, mais jamais, jamais il n'y a résignation.

«Chaque petite chose me le rappelle. Quelque chose que quelqu'un dit comme ça en passant, quand je passe au carrefour où je le prenais presque chaque jour après l'armée, ou quand je passe à l'endroit d'où je l'aurais appelé avec mon téléphone portable. Vous ne pouvez pas échapper à cela. Les gens ont tendance à penser que chez moi, les choses sont comme avant et tiennent, sans mauvaise part, des propos mordants qui vous transpercent, mais je ne suis plus ce que j'étais. Je n'ai plus la même capacité à affronter les choses, j'ai besoin de beaucoup plus de temps pour les élaborer, pour surmonter l'agitation de l'âme. Une femme pleine de sagesse qui a perdu son fils lors de la guerre de Kippour, m'a dit que c'est comme une blessure ouverte sur laquelle il y a une toute fine couche de peau et tout contact est douloureux. Avec le temps, je ne suis que plus vulnérable. Je ne peux pas voir de catastrophes ou des images tristes à la télévision, ça me paralyse.»

Le cortège funèbre d'Omri a été un événement de foule. Près de dix mille personnes l'ont accompagné, dont des milliers d'Arabes, des amis et compagnons de route d'Amiram. «Quelqu'un m'a dit que quelque part, lors des funérailles, c'était notre vision qui s'était cristallisée. Une coexistence et une démarche commune, et il y avait vraiment, là, un sentiment d'unité», dit-il, mais sans y trouver vraiment consolation. «Omri n'était pas un activiste politique, mais il acceptait mon chemin à peu près comme allant de soi, car pour lui tout être humain était un être humain et le fait qu'il entrait ou non en contact avec quelqu'un n'avait aucun lien avec son origine ou son identité. Quand je lui ai proposé d'apprendre l'Arabe avec moi, il n'a pas hésité et le mardi soir, il venait ici au bureau et on étudiait ensemble avec un professeur. Après la première semaine de deuil, j'ai repris les leçons, j'ai ouvert le cahier, je suis tombé sur les derniers mots que nous avions appris ensemble. Je n'ai pas pu continuer. Nous sommes passés à une autre méthode d'apprentissage.»

Le deuxième coup est venu peu de temps après l'attentat: il est apparu que celui qui s'était fait sauté avait reçu un appui actif, très actif, d'Israéliens habitant la Galilée. D'après l'acte d'accusation, Yassin et Ibrahim Bakri ont aidé Jihad Hamada à repérer un bus emprunté par beaucoup de soldats de la région de Carmiel, lui ont conseillé de se déguiser en touriste et lui ont fait passé la nuit dans la maison des parents d'Ibrahim sans les associer à leur projet. Le 4 août, à 6 h 30 du matin, ils se sont rendus au terminal des bus à Carmiel, ont examiné les horaires d'autobus et ont décidé d'exécuter l'attentat sur la ligne 361. Ils sont retournés à Ba'ana pour prendre Hamada et lui donner des vêtements pour se changer. Ensuite, ils l'ont conduit jusqu'à un point près de la localité de Shizour et l'ont instruit de ce qu'il devait dire au conducteur du bus.

«C'est une trahison», dit Goldin. «Ce n'est pas un terroriste-suicide arrivant d'une société désespérée et écrasée mais des gens dont je partage la vie ici. C'est «un homme se dressant contre son voisin». Je suis beaucoup plus en colère contre eux que ne l'est quelqu'un de droite. Un homme de droite voit de toute façon un ennemi dans tout Arabe. Il n'a aucune attente. Moi, je les considère comme des partenaires. Après le meurtre, quand la une des journaux proposait des titres du genre «La famille du meurtre», je me suis exprimé contre ça. C'est une parole terrible qui entache le millier de personnes et plus que compte la famille Bakri et cette famille est connue pour être à la racine de la coopération entre Juifs et Arabes en Galilée.»

Malgré cela, lorsqu'il a vu Mohamed Bakri apparaître dans les médias, au nom de la famille, démentant et accusant, ça l'a blessé. «Il est légitime qu'il protège sa famille, tant qu'effectivement il ne croit pas qu'ils aient fait quoi que ce soit, mais j'ai pensé qu'il devait dire quelque chose aussi aux familles endeuillées, qu'il les avait un peu oubliées en cours de route.»

Au seuil d'une guerre civile

Environ deux mois après l'attentat, s'est tenue une assemblée de Juifs et d'Arabes à l'occasion de l'anniversaire des événements d'octobre. Au programme: une cérémonie en hommage aux Arabes tués et la projection du film de Bakri «Jénine Jénine» qui devait être suivi d'un débat. Goldin a été contacté pour faire partie du panel. C'était un peu trop. «Je n'ai rien contre la projection du film, même si je pense qu'il faut faire la séparation entre les événements qui se sont produits ici et ce qui s'est passé là-bas. Mais pour moi, à ce moment-là bien sûr, être assis sur la même estrade qu'un membre de la famille de mes assassins, c'était un peu trop.»

Le temps passant, Bakri a, de temps en temps, tâté le terrain auprès de Goldin par l'intermédiaire d'amis communs pour voir si le moment était mûr pour une visite de condoléances. Goldin répondait négativement mais dans le secret de son cœur, il espérait que Bakri ne tiendrait pas compte de son refus et viendrait malgré tout. «Je ne l'aurais pas chassé». Le chapitre suivant de la saga s'est déroulé dans la salle du tribunal avec ensuite l'article envoyé à Ha'aretz.

«Mon message le plus important était que nous sommes au seuil d'une guerre civile», dit Goldin. «C'est un développement vers lequel je nous vois nous diriger depuis longtemps déjà, mais au tribunal, j'ai compris que ça se passait à un rythme que je ne m'étais pas figuré. La vague approche et l'urgence qu'il y a à traiter les problèmes est plus grande. J'ai en permanence le cas de la Bosnie devant les yeux, car là aussi cela a commencé lorsque des musulmans et des chrétiens qui habitaient dans le même immeuble se sont entre-tués. Voisins un jour, ennemis le lendemain. Je connais de près ce cas-là car les parents de mon épouse viennent de Sarajevo.»

La réaction la plus importante, Goldin l'a reçue dans le journal: venant de Mohamed Bakri et parue trois jours plus tard dans la rubrique du courrier adressé à la rédaction. «Mon frère Amiram Goldin», écrivait Bakri, «je t'ai dit déjà, comme je te le dis aujourd'hui, que je condamne tout attentat contre des civils innocents, et je ne peux comprendre ni justifier des actes pareils... Le peu que je puisse faire, si tu me le permets, c'est de t'embrasser comme un frère, de te regarder droit dans les yeux et te dire: je suis désolé.»

Qu'avez-vous pensé en lisant cette lettre?

Goldin: «Des amis m'ont téléphoné, émus, un homme qui a perdu un enfant m'a même dit qu'il avait lu la lettre quatre fois et qu'il avait pleuré. J'étais moins enthousiaste. Eux voyaient ce qu'il y avait là et il y avait, sans aucun doute, des choses émouvantes. Moi, j'y voyais plutôt ce qui n'y était pas: la référence concrète à l'acte commis par ses proches».

Malgré cela, quand est venue la conversation téléphonique, tous deux ont fixé, finalement, de se rencontrer. Goldin ne cache pas l'agitation des sentiments: «Je lui ai dit tout ce que je pense. J'avais un compte avec cette famille. Il n'a pas argumenté avec moi. J'ai eu l'impression qu'il ne parvenait simplement pas à comprendre comment ça lui était tombé dessus: cet enfant, Yassin, qui avait grandi chez lui et qui allait pêcher avec lui chaque samedi. Il n'était pas croyant, pas activiste politique. Il n'était venu à l'idée de personne qu'il ferait une chose pareille. Et personne ne comprend pourquoi il l'a faite. Au bout du compte, nous voyons tous les deux notre avenir ici comme quelque chose de commun. Il parle d'amour et je parle de paix. De mon point de vue, on n'est pas obligé d'aimer. L'amour est quelque chose de personnel, je ne suis pas obligé d'aimer le monde entier.»


Traduit de l'hébreu par Michel Ghys

Source : Michel Ghys

 
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