Amiram Goldin a consacré sa vie à la
cohabitation judéo-arabe en Galilée. Alors, il s'est senti
profondément trahi lorsque ses voisins, deux membres de la
famille Bakri, ont reconnu leur soutien au terroriste-suicide qui
a tué son fils, Omri. Après s'être confrontés, Mohamed Bakri
et lui, dans les pages de Ha'aretz, ils se sont rencontrés dans
la maison de Goldin à Mitspeh Aviv.
*
Le matin qui a suivi les
sept jours de deuil pour la mort de son fils Omri, Amiram Goldin
est sorti de chez lui, à Mitspeh Aviv en Galilée, et a fait le
trajet d'un quart d'heure en voiture jusqu'à son bureau situé au
centre de Sakhnin. Au moment où, seul Juif au cœur d'une ville
arabe, il arrivait dans son bureau, le téléphone sonna. À
l'autre bout du fil: l'acteur, Mohamed Bakri. Un neveu de Bakri,
Yassin, associé à un oncle de ce dernier, Ibrahim, étaient
suspectés d'avoir soutenu activement Jihad Hamada, un Palestinien
habitant Jénine, qui s'était fait sauté dans un autobus de la
ligne 361 près du carrefour de Miron entraînant avec lui dans la
mort neuf Israéliens dont Omri Goldin, 20 ans.
Bakri n'accordait pas foi à
ces soupçons, accusant dans les médias la Shabak et la police.
Goldin estimait que cette fois les forces de sécurité détenaient
des éléments solides. La discussion fut dure. Ce qui devait être
dit le fut mais la tension était grande entre eux. Il était
clair pour tous les deux qu'ils partageaient encore des espoirs et
des pensées comparables sur le conflit sanglant entre les deux
peuples. Mais maintenant ce n'était plus seulement une question
politique. Une seule explosion et la guerre et la paix étaient
devenues une affaire de famille.
Samedi dernier, soit sept
mois plus tard et quelques jours après que Yassin et Ibrahim
Bakri aient reconnu les faits dont ils étaient accusés, Amiram
Goldin et Mohamed Bakri se sont rencontrés pour la première fois
face à face. Ils sont restés ensemble, eux et leurs épouses,
assis sur la terrasse de la maison de Mitspeh Aviv, devant ce
paysage de Galilée particulièrement beau pendant cet hiver
pluvieux. Et ils parlèrent de tout. Mohamed et Leila d'un côté
de la table, Amiram et Tilda de l'autre côté. Beaucoup de mots
durs se sont dits, beaucoup de charges émotionnelles libérées,
de larmes. Au terme de la rencontre, les Bakri ont invité leurs hôtes
à venir chez eux, à Ba'ana. Goldin ne sait pas s'il pourra y
faire face: de ce village sont sortis ceux qui ont fait de lui un
père qui a perdu un fils.
Amiram Goldin s'est fixé
avec sa famille en Galilée il y a moins de trois ans, mais il a
l'impression d'avoir toujours été là. En peu de temps, il est
parvenu à devenir une des personnes en vue dans la communauté,
travaillant inlassablement à l'avancement de la «coexistence»,
comme il appelle avec ironie la tentative de préserver le peu de
ponts qui soient encore tendus entre Juifs et Arabes depuis
octobre 2000. Lorsque ses nombreuses relations ont lu, il y a
environ deux semaines, l'article publié dans Ha'aretz, elles ont
dû penser que le camp de la paix israélien avait perdu encore un
de ses meilleurs fils.
Goldin racontait dans son
article l'expérience qu'il avait vécue lorsqu'il était allé au
tribunal de Haïfa afin d'assister au procès des assassins de son
fils. «Au tribunal, quelque chose s'est produit», écrivait-il.
«Jusqu'au procès, je pensais qu'il s'agissait de jeunes gens téméraires
qui ne comprenaient pas la gravité de leurs actes. Je pensais que
leur famille ne se tenait pas derrière cet acte, mais au
tribunal, il m'est apparu clairement que je me trompais. Quelque
chose dans ma foi s'est fêlé.»
Qu'avez-vous vu ce jour-là,
au tribunal, qui a provoqué cette secousse?
«C'était très dur,
affectivement. En approchant, j'ai vu qu'on faisait une sélection
à l'entrée du bâtiment: tout le monde n'était pas autorisé à
entrer, il était clair que la majorité était des proches et des
amis des inculpés. J'ai l'impression que certains m'ont reconnu,
mais personne n'est venu vers moi. Ensuite, il y a eu une longue
attente dans le hall et puis tout à coup, je vois de l'agitation.
Apparemment, le père d'une des victimes a lancé à l'adresse de
la famille «Assassins» ou quelque chose comme ça, et alors le père
d'un des inculpés a couru derrière lui en criant «Vous êtes
des assassins». Ça a été le premier choc que j'ai reçu.
«À l'intérieur régnait
un calme relatif, jusqu'à ce qu'on introduise les inculpés. Leur
entrée a suscité une émotion dans le public. Je n'attends pas
d'une famille qu'elle abandonne ses enfants, mais j'ai suivi avec
attention le langage du corps et le comportement, et j'y ai
identifié un fort soutien à leur égard, ils souriaient tout au
long des débats, manifestaient un moral élevé, il s'est même
trouvé une femme dans le public pour leur faire signe de sourire,
en soulevant de ses doigts la commissure de ses lèvres.
«Une partie des jeunes gens
dans le public portaient autour du cou un keffieh rouge. Ils ne
s'habillent pas comme ça dans la vie de tous les jours: c'est une
sorte de déclaration. À un certain moment, les avocats des
inculpés ont fait savoir qu'ils plaidaient coupables. C'était
une surprise, mais il est clair que cela n'a pas surpris les gens
dans le public, et si oui, cela ne les dérangeait pas. On peut
s'attendre à ce qu'un public venu encourager les enfants de la
famille parce que convaincu qu'ils n'ont rien fait mais qui découvre
subitement que ce sont des assassins, se retrouve face à un
dilemme. Ça ne s'est pas produit. Il y a eu une sensation évidente
que le soutien était maintenu, les affaires habituelles.»
Goldin, bouleversé, a quitté
la salle du tribunal et est rentré chez lui. Il s'est assis
devant son ordinateur et a décrit en mots pénétrants le
sentiment de trahison qu'il éprouvait. Un moment, il semblait que
les mots menaient à une déclaration du genre «Ils peuvent
toujours courir» rappelant celle de Yossi Sarid à l'époque de
la première guerre du Golfe. Qu'il allait rompre avec ses voisins
arabes. Mais le tumulte des émotions, l'affront et la colère se
sont rapidement changés en un sentiment de grande urgence. «La
cassure entre Juifs et Arabes est beaucoup plus grande que je ne
le croyais», écrivit-il, «et si nous ne mettons pas fin immédiatement
au conflit, si nous ne faisons pas de démarches d'une certaine
portée pour remédier à la situation de la communauté arabe
dans tout ce qui touche à l'égalité civile, nous nous
retrouverons avec une guerre civile sanglante dans un avenir des
plus proches. Ceci est un appel urgent. Agissez!»
Ça nous sauté au
visage
Amiram Goldin, 50 ans, marié
à Tilda qui est économiste. Les deux fils qui leur restent sont
Ran, 28 ans, officier dans les blindés, dans l'armée régulière,
et Itaï, 26 ans, mécanicien dans un garage. Goldin, ingénieur mécanicien
de formation, a servi pendant de longues années dans l'armée régulière,
pour l'essentiel dans les services techniques de l'armée de
l'air, puis, à la fin, dans les renseignements. Au début des années
90, il a été libéré avec le grade le commandant. À la même
époque, il a construit une maison dans le quartier «Construisez
votre première maison en Israël» dont Meir Shitrit, alors maire
de la ville, avait pris l'initiative à Yavneh.
«Depuis les jours où j'étais
à la Shomer Hatsaïr, je suis un kibboutznik frustré», dit
Goldin. «J'ai toujours voulu habiter dans une communauté
chaleureuse et d'entraide, avec une vie collective et mêlée, et
c'est ce que nous avions pensé trouver à Yavneh.» Mais avec le
temps, la déception n'a cessé de croître. «La dimension
collective s'est perdue. Yavneh est devenu une ville à tous égards
et en plus, sans proximité à la nature et au paysage que nous
aimons tant.»
Après sa libération de
l'armée, Goldin a dirigé un site de caravanes où résidaient
des immigrés d'Éthiopie. À ses heures de loisirs, il écrivait
et publiait une rubrique dans un journal local «Yavneton». Déjà
alors, la braise politique brûlait en lui. «Il y avait deux
rubriques: l'une était tenue par quelqu'un de droite et la mienne
à gauche». À cette époque, Goldin était aussi président de
la branche du Meretz à Yavneh. Il est fier des 600 électeurs de
la ville à avoir donné leur voix au parti.
Après avoir achevé sa période
sur le site de caravanes, il a terminé un deuxième grade
universitaire en administration publique et a commencé à offrir
ses services professionnels à des kibboutz du Néguev. C'était
aussi son projet professionnel lorsqu'il a pris la décision, avec
les encouragements enthousiastes de son épouse, d'aller
s'installer en Galilée. Le sort est tombé sur Mitspeh Aviv
(d'après le nom du géographe Abraham Yaakov Brauer), localité
communautaire établie dans l'Ouest de la Galilée au début des
années 80, avec une population d'environ 150 familles.
En été 2000, la famille a
circulé dans le Nord. Dès les premiers temps, Goldin a compris
qu'il savait très peu de chose de la réalité qu'était
maintenant sa nouvelle maison: «Nous avons fait des achats pour
la maison à Shfaram et dans d'autres localités des environs. Je
marche en rue et je vois des jeunes filles habillées d'une manière
moderne et légère, et je discute avec des gens, et tout à coup
je comprends que contrairement à ce qu'il me semblait, je ne sais
rien du tout du monde des Arabes d'Israël. À chaque nouveau détail
que j'apprenais, je comprenais que celui qui ne vit pas un contact
de tous les jours avec eux, celui qui se nourrit des médias et
des stéréotypes, ne sait en réalité rien du tout. Tout se déroulait
paisiblement, le paysage que nous voyions tous les matins par la
fenêtre nous rendait heureux. Après trois mois, tout nous a sauté
au visage. Nous découvrions tout à coup que nous ne vivions pas
en Provence.»
Vous avez eu peur?
«Dans le sens d'une inquiétude
pour notre sécurité personnelle, non. Je ne me suis pas senti
menacé. Sur le moment, je n'ai pas perçu ce qui se passait comme
s'ils avaient quelque chose contre moi Amiram, ou contre moi en
tant que Juif. Je comprenais qu'il s'agissait d'une grande
protestation contre les institutions dirigeantes, découlant de
sentiments de privations et de frustration, et dans laquelle nous
étions absorbés parce que nous étions considérés comme des
représentants de l'establishment.»
Ça a l'air bien en théorie,
mais quand vous êtes sur une route et qu'on vous lance des
pierres, le danger est très réel.
«Il y avait des gens qui
leur lançaient des pierres et c'est vraiment dangereux, mais tout
est une question de proportions. Encore aujourd'hui, quand je dis
que j'habite entre Aablin et Tamara, on me demande si ce n'est pas
dangereux et s'ils ne lancent pas des pierres. Les événements
d'il y a deux ans et demi ont brûlé dans la conscience et
maintenant il faut changer cela, d'autant que l'Intifada et la
situation ne cessent de s'aggraver. Je me souviens qu'un jour du début
d'octobre, je revenais du travail aux alentours de huit heures du
soir et près du carrefour de Aablin, je suis tombé sur un
barrage et les policiers m'ont dit que je ne pouvais pas continuer
parce que certains lançaient des pierres. Je ne pouvais pas
l'accepter: c'est chez moi ici et je devrais craindre de prendre
la route? L'absurdité tenait en ce qu'alors que la route
principale était barrée, le village était ouvert et
parfaitement calme. Alors je suis entré dans Aablin où un type
du village m'a attrapé pour me demander si j'étais de Mitspeh
Aviv. Quand je lui ai dit que oui, il m'a dit qu'il me mènerait
à travers le village vers une route secondaire qui conduit à la
localité, et c'est ce qu'il a fait.»
Vous êtes seul au cœur de
Sakhnin. Un embrasement subit pourrait vous mettre dans une
situation délicate.
«Je n'éprouve ici aucun
danger. Celui qui dit qu'on nous cherche parce que nous sommes
Juifs, ne sait pas de quoi il parle. Quelques mois après octobre
2000, nous avons été tout un groupe de Juifs à nous joindre au
cortège de la Journée de la Terre, à Sakhnin. Déjà à ce
moment-là, on m'a demandé si je n'avais pas peur. Qu'ai-je à
craindre si je viens avec un geste d'identification? Quand mon
fils Itaï a déposé sa voiture au garage et qu'il est allé à
pieds dans la ville, quelques enfants ont lancé des pierres vers
lui. J'étais tout ébranlé et j'ai tout de suite téléphoné au
maire de la ville qui m'a promis d'y remédier. Itaï, lui, ne
comprenait pas de quoi j'étais tellement ému. Il prenait ça
comme un jeu d'enfants.»
Alors que les confrontations
ont amené la majorité des Juifs de Galilée à se renfermer et
à couper le peu de relations qu'ils avaient avec la communauté
arabe, elles ont poussé Goldin dans la direction opposée. La
première démarche à laquelle il s'est associé a été
l'installation d'une tente de la paix pour le dialogue entre les
deux peuples. Jour après jour, il s'asseyait là, discutant du
matin au soir avec ses voisins proches-lointains, et apprenant. «J'ai
découvert que l'ensemble de cette fameuse coexistence n'était
qu'une grande fiction. Il y a ici deux cultures qui maintiennent
des modes de vie distincts qui ne se touchent que marginalement,
dans les commerces, dans le restaurant à houmous ou dans les
relations employeur-travailleur dans certains secteurs comme la
construction et le jardinage. Il n'y a pas de connaissance
mutuelle, pas de mélange. Le champ d'activité des Juifs est dans
la communauté elle-même ou dans le lieu de travail qui se situe
généralement en dehors de la région, à Haïfa ou dans la baie
de HaÏfa. De l'autre côté, un enfant de Sakhnin peut atteindre
l'âge de 18 ans sans rencontrer un seul Juif et apprendre l'hébreu
comme nous avons appris l'anglais à l'école. Même après, à
l'université ou au travail, la chance qu'il y ait un lien réel
est quasi nulle.»
Les circonstances nouvelles
ont amené Goldin à repousser ses projets de vie paisible au
milieu de la nature: «J'ai décidé que le temps que j'avais prévu
pour jardiner, je le consacrerais à l'avancement d'une
collaboration entre Juifs et Arabes. J'ai compris que notre vie en
dépend.» Avec quelques centaines d'autres Galiléens, Juifs et
Arabes, il a contribué à la mise sur pieds de groupes d'action
comme «Une Autre Voix en Galilée», qu'il a fini par abandonné,
et «Voisins».
Le groupe «Voisins»
associe quelques dizaines de planificateurs de domaines divers - géomètres,
architectes, urbanistes - qui ont compris que l'inégalité et la
frustration commencent en des endroits éloignés des regards,
c'est-à-dire dans les commissions nationales de planification,
dans les programmes au Plan, tous lieux où les ressources, les
terres et les budgets sont alloués et approuvés. Goldin: «Je
savais qu'il y avait ici une histoire d'expropriation de terres,
je savais que toute l'affaire de la judaïsation de la Galilée
avait laissé des marques chez les Arabes, mais je ne savais pas
quel degré de réalité avaient ici la discrimination et
l'oppression, ni à quel point existait chez les Arabes le
sentiment que l'État d'Israël ne veut pas d'eux. Au contraire de
ce que pensent de nombreux Juifs, ils tiennent beaucoup à faire
partie intégrante de l'État.»
Les parents se dégagent
de toute responsabilité
Pour percevoir la
frustration, Goldin ne doit pas aller loin. Il y est plongé
chaque matin: à l'entrée de Sakhnin, la route large et belle
devient d'un coup un bourbier mêlé de flaques profondes. Le réseau
d'égouts de la ville ne parvient pas à faire face aux eaux de
pluie, le revêtement en asphalte est plein de trous, et traverser
la route à pieds est une opération impossible. Même la
parcourir en voiture n'est pas un plaisir et tout ça au seuil de
l'hôtel de ville.
Cette situation, Goldin et
ses compagnons ont décidé d'essayer de la changer par des
actions dans le domaine de leurs spécialisations. Goldin: «Le
manque de confiance et les problèmes de communication ont créé
une situation où, des deux côtés, on agit avec le sentiment que
vous ne pouvez trouver un bénéfice que si vous faites perdre
quelque chose à l'autre côté. Je suis convaincu que un et un
peuvent faire trois et pas un et demi. Notre tâche est de créer
une situation dont tout le monde tire profit. Les points de
rencontre entre territoires du ressort de l'une ou l'autre de deux
localités sont toujours sources de problèmes, mais au lieu de
faire échouer les initiatives de l'une des deux, il y a moyen de
lancer un projet commun, quelque chose dont les deux côtés
profiteront.»
Goldin et ses amis ont
rapidement été au fait d'un problème sensible en Galilée: le
système des relations entre le Conseil régional Misgav et la
ville qui borde le territoire qui est de son ressort, Sakhnin. Il
semble que cette affaire recèle tout le conflit dans son entièreté.
Les localités de Misgav se sont implantées au début des années
80 dans le cadre du projet «Judaïser la Galilée». Les
gouvernements d'Israël s'inquiétaient de cette grande zone arabe
continue et ont décidé d'y enfoncer une longue série de coins -
petites implantations juives serrant les chaînes de collines et
limitant l'expansion naturelle des Arabes.
La plupart des Juifs qui se
sont installés ici (actuellement, le Conseil compte 36
implantations avec un total de 16000 habitants) ne se voient pas
comme les soldats d'une armée de colonisation ni comme chargés
d'une mission nationale. Au bout du compte, ils voulaient fuir la
ville et jouir de la fameuse tranquillité de la Galilée. Aux
yeux des Arabes, évidemment, c'était beaucoup moins innocent:
les implantations juives avaient clairement la préférence dans
les budgets et dans les programmes de développement, et
entravaient essentiellement le potentiel de développement des
Arabes sur le terrain. Sakhnin, par exemple, est une ville densément
peuplée de 25000 habitants qui est étranglée dans quatre
directions par des implantations juives. Moustafa Abou Ra'ia,
maire de la ville, a un jour décrit sa ville comme «une
casserole à pression sur le point d'exploser à tout instant».
Juste avant qu'elle
n'explose, Goldin et ses amis ont réussi à faire asseoir à la même
table Abou Ra'ia et le président du Conseil Misgav, Erez
Kreisler, et à obtenir leur accord pour la nomination de Goldin
à la direction d'un projet commun qui tentera d'arriver à un
arrangement global sur une série de points de litige entre les
deux autorités. La cerise sur le gâteau est censée être l'établissement
d'une zone industrielle commune à Misgav et à Sakhnin. À première
vue, une banale mission municipale d'urbanisme. En réalité, une
initiative qui touche au cœur sensible du conflit entre Juifs et
Arabes: la terre.
Afin d'établir ce parc
industriel, les deux parties devront faire de douloureuses
concessions. Les Juifs, par exemple, devront transmettre au profit
de leurs voisins environ 300 dunams [30 hectares, NdT]. Et les
Juifs qui, au fil des années, avaient pris l'habitude de prendre
des décisions par-dessus la tête des Arabes et qui ne se
sentaient pas tenus de se référer à eux comme à un associé égal
en droit, ont des difficultés à se faire à l'idée. Goldin: «Au
début, j'étais très optimiste, mais depuis, je ne vois toujours
pas comment nous allons sortir de ce nœud. Ça commence par un
problème de dialogue, de communication. Chaque mot que quelqu'un
prononce dans une réunion reçoit ensuite des commentaires qui
disent en général complètement l'inverse de ce que la personne
a voulu dire. Il faut aussi venir à bout de confusions émotionnelles,
de peurs, de conflits d'intérêts, ce n'est pas une banale négociation
d'affaires. Tout le conflit se cache derrière cette histoire.
L'arrière-plan avec ce qui a sédimenté dans le passé est chargé
de sens et tout resurgit à chaque discussion.»
Il est difficile à Goldin
d'être optimiste également du fait qu'officiellement, son mandat
a pris fin. Pour les besoins du projet, la municipalité de
Sakhnin et le Conseil de Misgav se sont adressés au Ministère de
l'Industrie et du Commerce pour que soit alloué un budget au
directeur du projet. La ministre Dalia Itzik a approuvé un budget
pour six mois. Les parties ont loué pour Goldin un bureau proche
de l'hôtel de ville de Sakhnin et il a commencé à travailler.
Au bout des six mois, il a demandé une prolongation et a obtenu
six mois supplémentaires. Une fois ces six mois écoulés, le
gouvernement a fait savoir qu'il se retirait de l'affaire.
Goldin est furieux: «C'est
l'autorité souveraine et elle se comporte comme si ce n'était
pas son affaire. Il y a ici un cas compliqué, ce n'est pas parce
que nous avons perdu notre temps, ni parce que quelqu'un est venu
à moi pour me dire que je ne menais pas cette affaire
convenablement, simplement ça prend du temps, beaucoup de temps.
Quand deux enfants se disputent, les parents ne les chassent pas
de la maison: ils interviennent pour restaurer la paix et usent de
leur influence. Ici, les parents, c'est-à-dire l'État, se dégagent
de toute responsabilité. On nous a dit: «Quand vous parviendrez
à un accord, venez nous voir avec les détails». Comme s'ils
regardaient en spectateurs. Et ça arrive au moment où,
finalement, nous commencions à en venir aux faits, à parler des
petits détails vraiment douloureux.»
Il se peut que tout le monde
en Galilée ne soit pas fâché de cet abandon par le
gouvernement? Tout le monde ne voit pas d'un bon œil vos actions.
«C'est vrai. Il y en a qui
considèrent que nous sommes les maîtres de la terre et qu'il
faut rendre amère la vie des Arabes afin qu'ils s'en aillent
d'ici, mais c'est une minorité. Les fonctionnaires ont leur
propre agenda, des intérêts organisationnels qu'ils cherchent à
pousser en avant et celui qui vient avec un agenda de coopération,
les dérange le plus souvent.»
Goldin, malgré tout,
continue à se rendre bénévolement au bureau de Sakhnin et à
incarner une vision du bon voisinage: ses voisins de couloir, un
conseiller fiscal et un avocat, passent de temps en temps une tête
pour prendre de ses nouvelles. Sur la table, un ravier de
sucreries arabes et Goldin met sur le feu du café noir dans
l'esprit du lieu. Son téléphone portable ne cesse de sonner. Le
plus souvent des amis ou des associés arabes d'une des nombreuses
associations dont il est membre actif. Le bureau est agréable
mais le bâtiment est très négligé, une partie n'en est qu'à
moitié construite et le béton à nu diffuse un froid déprimant.
«C'est à cause de la situation économique. On construit une
partie, on donne en location les bureaux et on attend qu'il y ait
assez d'argent pour continuer à construire.»
Goldin est fidèle à lui-même,
mais certains de ses compagnons de route ont des doutes quant à
leur installation en Galilée. Il y a un an, Marcello Svirsky,
enseignant dans un lycée de Haïfa et voisin de Goldin à Mitspeh
Aviv, a dit à un journaliste de Ha'aretz qu'«il faut comprendre
que nous-mêmes sommes une part du problème. Nous sommes des
collaborateurs du mouvement de colonisation sioniste en Galilée.
Notre implantation ressemble à une colonie dans les Territoires,
et je ne dors pas bien la nuit. Et la question est: que
faisons-nous de ça? Comment nous débarrasser de la mission idéologique
qui pèse sur nous mais avec laquelle nous ne nous sommes jamais
identifiés, comment montrer que nous ne sommes pas disposés à
contribuer à une action clairement sioniste.»
Cela ne vous dérange pas de
donner personnellement corps à la grande entreprise de
colonisation d'Ariel Sharon et de ses compagnons de route?
Goldin: «Je dors très bien
la nuit. Je suis sioniste, et de mon point de vue, cette terre est
le foyer national du peuple juif et nous avons le droit d'y
habiter. La question est que nous devons nous rappeler que nous ne
sommes pas les seuls maîtres de cette terre, que ceux-là aussi
qui habitaient ici depuis longtemps en sont les maîtres, et c'est
pourquoi il faut qu'il y ait entre eux et nous une absolue égalité
civile. Il faut avouer qu'il y a eu des injustices dans le passé,
les reconnaître, pas se renier, mais on ne peut pas réparer les
injustices du passé en créant de nouvelles injustices. Nous
devons trouver la voie par le biais de solutions qui soient bonnes
pour tous, et pas seulement ce qui est bon pour les Juifs. Si au
cours des vingt dernières années, on s'est tout le temps préoccupé
du développement de Misgav, il faut commencer maintenant à se
soucier du développement de la Galilée.»
Un homme dressé
contre son voisin
Tandis que Goldin essaie de
changer le monde, un coup mortel l'atteint, un matin brûlant de début
août: la mort de son fils. Le vendredi, Omri était parti en
permission, il est passé à la maison, il a pris la voiture pour
aller à Yavneh, comme chaque fin de semaine. Au cours des dernières
années, il consacrait chaque moment de liberté à un groupe punk
dont il était le soliste. Pendant les derniers mois de la vie
d'Omri, le groupe avait mûri, avait cessé d'être une petite
bande d'adolescents aimant jouer ensemble, pour devenir un groupe
sérieux qui est parvenu à produire lui-même un disque et à réaliser
un enregistrement de titres à succès dans des clubs de Tel Aviv.
Ce même vendredi, le groupe
s'est produit dans un club de Tel Aviv devant une centaine de
jeunes gens enthousiastes. Ce fut un grand succès et Omri a dit
à un de ses amis, Tomar, que c'était le plus beau jour de sa
vie. Après leur prestation, il est allé dormir chez une amie à
Yavneh - la plupart de ses amis, il se les était fait à l'époque
des études au lycée de la ville - et le lendemain, il a pris la
route vers le Nord pour passer le shabbat en famille. Dimanche
matin, il est monté avec son voisin et ami proche, Aviv Ronen,
dans le bus qui les prend pour retourner à la base du
commandement Nord, à Tsfat. À un moment donné, Jihad Hamada est
monté dans le bus. Après quelques minutes, il a actionné la
charge explosive qu'il portait sur lui. Omri a été tué sur le
coup. Aviv a été grièvement blessé.
D'après ce qui s'est dit,
écrit et publié à son sujet après sa mort, Omri était un beau
jeune homme qui faisait impression et qui parvenait à cette
combinaison presque impossible de la distinction dans son service
militaire et de l'amitié dans un groupe de musique punk. En
grandissant, il a vu s'éveiller en lui le besoin fort de parler
de ce qui se passait dans l'État. Une des chansons du disque du
groupe s'appelle «Le jour où l'État a été détruit» et
comporte les lignes suivantes: «Des corps brûlés sont jetés
partout / le feu a pris le dessus sur la foule... la terre se
teint tout à coup en rouge / personne ne s'attendait à ce jour
terrible».
Son père, Amiram Goldin,
est quelqu'un dont l'apparence est impressionnante, avec ses
sourcils broussailleux, sa voix sonore et sa parole qui fait
impression. Il est le premier à avouer que tout ça n'est qu'une
couche superficielle et que depuis la mort d'Omri, elle est
devenue très mince. Il touche son épaule et c'est peut-être déjà
comme s'il touchait son cœur puis il raconte que, sept mois plus
tard, ça ne cesse de devenir plus dur: «Omri m'accompagne tout
le temps, partout. Il est sans cesse présent. Je dois me faire
violence pour fonctionner, pour chasser cela, ne pas penser. À
mesure que le temps passe, les regrets ne cessent de grandir, car
tu comprends que tu ne le verras plus jamais. Vous avez déjà vu
une poule dont on a coupé la tête? Elle continue à se démener
encore pendant quelques minutes. Nous, c'est la même chose. Des
mois après sa mort, on attend encore tout le temps que la porte
s'ouvre et qu'il rentre. Très lentement, vous digérez le fait
que ça n'arrivera pas, mais jamais, jamais il n'y a résignation.
«Chaque petite chose me le
rappelle. Quelque chose que quelqu'un dit comme ça en passant,
quand je passe au carrefour où je le prenais presque chaque jour
après l'armée, ou quand je passe à l'endroit d'où je l'aurais
appelé avec mon téléphone portable. Vous ne pouvez pas échapper
à cela. Les gens ont tendance à penser que chez moi, les choses
sont comme avant et tiennent, sans mauvaise part, des propos
mordants qui vous transpercent, mais je ne suis plus ce que j'étais.
Je n'ai plus la même capacité à affronter les choses, j'ai
besoin de beaucoup plus de temps pour les élaborer, pour
surmonter l'agitation de l'âme. Une femme pleine de sagesse qui a
perdu son fils lors de la guerre de Kippour, m'a dit que c'est
comme une blessure ouverte sur laquelle il y a une toute fine
couche de peau et tout contact est douloureux. Avec le temps, je
ne suis que plus vulnérable. Je ne peux pas voir de catastrophes
ou des images tristes à la télévision, ça me paralyse.»
Le cortège funèbre d'Omri
a été un événement de foule. Près de dix mille personnes
l'ont accompagné, dont des milliers d'Arabes, des amis et
compagnons de route d'Amiram. «Quelqu'un m'a dit que quelque
part, lors des funérailles, c'était notre vision qui s'était
cristallisée. Une coexistence et une démarche commune, et il y
avait vraiment, là, un sentiment d'unité», dit-il, mais sans y
trouver vraiment consolation. «Omri n'était pas un activiste
politique, mais il acceptait mon chemin à peu près comme allant
de soi, car pour lui tout être humain était un être humain et
le fait qu'il entrait ou non en contact avec quelqu'un n'avait
aucun lien avec son origine ou son identité. Quand je lui ai
proposé d'apprendre l'Arabe avec moi, il n'a pas hésité et le
mardi soir, il venait ici au bureau et on étudiait ensemble avec
un professeur. Après la première semaine de deuil, j'ai repris
les leçons, j'ai ouvert le cahier, je suis tombé sur les
derniers mots que nous avions appris ensemble. Je n'ai pas pu
continuer. Nous sommes passés à une autre méthode
d'apprentissage.»
Le deuxième coup est venu
peu de temps après l'attentat: il est apparu que celui qui s'était
fait sauté avait reçu un appui actif, très actif, d'Israéliens
habitant la Galilée. D'après l'acte d'accusation, Yassin et
Ibrahim Bakri ont aidé Jihad Hamada à repérer un bus emprunté
par beaucoup de soldats de la région de Carmiel, lui ont conseillé
de se déguiser en touriste et lui ont fait passé la nuit dans la
maison des parents d'Ibrahim sans les associer à leur projet. Le
4 août, à 6 h 30 du matin, ils se sont rendus au terminal des
bus à Carmiel, ont examiné les horaires d'autobus et ont décidé
d'exécuter l'attentat sur la ligne 361. Ils sont retournés à
Ba'ana pour prendre Hamada et lui donner des vêtements pour se
changer. Ensuite, ils l'ont conduit jusqu'à un point près de la
localité de Shizour et l'ont instruit de ce qu'il devait dire au
conducteur du bus.
«C'est une trahison», dit
Goldin. «Ce n'est pas un terroriste-suicide arrivant d'une société
désespérée et écrasée mais des gens dont je partage la vie
ici. C'est «un homme se dressant contre son voisin». Je suis
beaucoup plus en colère contre eux que ne l'est quelqu'un de
droite. Un homme de droite voit de toute façon un ennemi dans
tout Arabe. Il n'a aucune attente. Moi, je les considère comme
des partenaires. Après le meurtre, quand la une des journaux
proposait des titres du genre «La famille du meurtre», je me
suis exprimé contre ça. C'est une parole terrible qui entache le
millier de personnes et plus que compte la famille Bakri et cette
famille est connue pour être à la racine de la coopération
entre Juifs et Arabes en Galilée.»
Malgré cela, lorsqu'il a vu
Mohamed Bakri apparaître dans les médias, au nom de la famille,
démentant et accusant, ça l'a blessé. «Il est légitime qu'il
protège sa famille, tant qu'effectivement il ne croit pas qu'ils
aient fait quoi que ce soit, mais j'ai pensé qu'il devait dire
quelque chose aussi aux familles endeuillées, qu'il les avait un
peu oubliées en cours de route.»
Au seuil d'une
guerre civile
Environ deux mois après
l'attentat, s'est tenue une assemblée de Juifs et d'Arabes à
l'occasion de l'anniversaire des événements d'octobre. Au
programme: une cérémonie en hommage aux Arabes tués et la
projection du film de Bakri «Jénine Jénine» qui devait être
suivi d'un débat. Goldin a été contacté pour faire partie du
panel. C'était un peu trop. «Je n'ai rien contre la projection
du film, même si je pense qu'il faut faire la séparation entre
les événements qui se sont produits ici et ce qui s'est passé là-bas.
Mais pour moi, à ce moment-là bien sûr, être assis sur la même
estrade qu'un membre de la famille de mes assassins, c'était un
peu trop.»
Le temps passant, Bakri a,
de temps en temps, tâté le terrain auprès de Goldin par
l'intermédiaire d'amis communs pour voir si le moment était mûr
pour une visite de condoléances. Goldin répondait négativement
mais dans le secret de son cœur, il espérait que Bakri ne
tiendrait pas compte de son refus et viendrait malgré tout. «Je
ne l'aurais pas chassé». Le chapitre suivant de la saga s'est déroulé
dans la salle du tribunal avec ensuite l'article envoyé à
Ha'aretz.
«Mon message le plus
important était que nous sommes au seuil d'une guerre civile»,
dit Goldin. «C'est un développement vers lequel je nous vois
nous diriger depuis longtemps déjà, mais au tribunal, j'ai
compris que ça se passait à un rythme que je ne m'étais pas
figuré. La vague approche et l'urgence qu'il y a à traiter les
problèmes est plus grande. J'ai en permanence le cas de la Bosnie
devant les yeux, car là aussi cela a commencé lorsque des
musulmans et des chrétiens qui habitaient dans le même immeuble
se sont entre-tués. Voisins un jour, ennemis le lendemain. Je
connais de près ce cas-là car les parents de mon épouse
viennent de Sarajevo.»
La réaction la plus
importante, Goldin l'a reçue dans le journal: venant de Mohamed
Bakri et parue trois jours plus tard dans la rubrique du courrier
adressé à la rédaction. «Mon frère Amiram Goldin», écrivait
Bakri, «je t'ai dit déjà, comme je te le dis aujourd'hui, que
je condamne tout attentat contre des civils innocents, et je ne
peux comprendre ni justifier des actes pareils... Le peu que je
puisse faire, si tu me le permets, c'est de t'embrasser comme un
frère, de te regarder droit dans les yeux et te dire: je suis désolé.»
Qu'avez-vous pensé en
lisant cette lettre?
Goldin: «Des amis m'ont téléphoné,
émus, un homme qui a perdu un enfant m'a même dit qu'il avait lu
la lettre quatre fois et qu'il avait pleuré. J'étais moins
enthousiaste. Eux voyaient ce qu'il y avait là et il y avait,
sans aucun doute, des choses émouvantes. Moi, j'y voyais plutôt
ce qui n'y était pas: la référence concrète à l'acte commis
par ses proches».
Malgré cela, quand est
venue la conversation téléphonique, tous deux ont fixé,
finalement, de se rencontrer. Goldin ne cache pas l'agitation des
sentiments: «Je lui ai dit tout ce que je pense. J'avais un
compte avec cette famille. Il n'a pas argumenté avec moi. J'ai eu
l'impression qu'il ne parvenait simplement pas à comprendre
comment ça lui était tombé dessus: cet enfant, Yassin, qui
avait grandi chez lui et qui allait pêcher avec lui chaque
samedi. Il n'était pas croyant, pas activiste politique. Il n'était
venu à l'idée de personne qu'il ferait une chose pareille. Et
personne ne comprend pourquoi il l'a faite. Au bout du compte,
nous voyons tous les deux notre avenir ici comme quelque chose de
commun. Il parle d'amour et je parle de paix. De mon point de vue,
on n'est pas obligé d'aimer. L'amour est quelque chose de
personnel, je ne suis pas obligé d'aimer le monde entier.»
Traduit de l'hébreu par Michel Ghys