Opinion
Quand les
démocraties européennes s'entêtent à soutenir une dictature
mafieuse
Moncef Marzouki
Mercredi 12 janvier 2011
Dans les révélations de Wikileaks sur la
Tunisie, on lit sous la plume des diplomates américains en poste
à Tunis que le régime est « quasi mafieux », la femme du
président détestée et corrompue, que le régime est
policier, qu’il n’écoute aucun conseil venu de l’intérieur ou de
l’extérieur et que l’appui des gouvernements français, italien
et espagnol à ce régime est étonnant.
Pour les démocrates tunisiens, cet appui est
surtout particulièrement incongru, incompréhensible, pour ne pas
dire scandaleux. Depuis 20 ans, le régime tunisien a essayé de
faire croire à deux mensonges. Le premier est celui d’un régime
prédémocratique qui engage le pays dans un processus
démocratique, certes lent, mais allant de l’avant pour faire de
la Tunisie un partenaire digne et respectable de l’Union
Européenne. Or, Ben Ali a engagé, au vu et au su de tous, un
processus dictatorial qui a vu disparaître inexorablement le peu
de libertés et de droits que les tunisiens avaient acquis sous
Bourguiba.
Le deuxième mensonge, à savoir le miracle
économique, n’est pas moins grossier. Des statistiques
trafiquées, une corruption endémique sévissant au plus haut
sommet de l’Etat et impliquant la famille de Ben Ali, une
répartition extrêmement inégalitaire de la richesse nationale,
l’effondrement de la classe moyenne, le chômage massif parmi les
jeunes diplômés, la plongée dans la misère de toutes les régions
de l’intérieur du pays : tel est le vrai tableau du soi-disant
miracle économique tunisien. Avec les événements qui ont lieu en
Tunisie depuis deux semaines, c’est ce dernier mensonge qui
s’effondre, laissant le roi nu.
Il est cependant important de souligner que
ces manifestations tunisiennes sont spontanées et que les
islamistes n’y jouent strictement aucun rôle, contrairement aux
fantasmes répandus par le régime et avalés par les occidentaux
sur le soi-disant danger islamiste au Maghreb et que les mots
d’ordre de ces manifestations ont été et restent des plus
laïcs : revendication de dignité, de fin de la corruption, de
justice sociale et de plus de libertés.
Qu’est-ce qui explique que des démocraties
occidentales, surtout européennes, appuient un tel régime dont
la nature mafieuse et corrompue et l’échec économique sont
patents ?
Cinq raisons peuvent être avancées :
1.
le régime s’est présenté comme un
rempart contre l’islamisme
2.
il a joué le rôle de supplétif fidèle
dans ce que l’Occident appelle « la lutte contre le terrorisme »
3.
il s’est soumis à toutes les règles et
à tous les dogmes de la sainte église néolibérale
4.
il entretient avec l’état d’Israël les
meilleures relations
5.
il joue un rôle important dans la
protection des frontières sud de l’Europe en barrant la route à
l’exode de la misère des africains subsahariens.
Il est évident que, dans ces conditions, les
libertés et les droits des tunisiens ne pèsent pas lourd dans le
choix stratégique des états européens.
Le problème est que ces états, en faisant un
tel choix, ne bafouent pas seulement leurs valeurs mais aussi
leurs intérêts à moyen et à long terme. Ce sont les dictateurs
du genre de Ben Ali qui, par leur corruption et leur brutalité,
ont toujours fait et feront encore plus le terreau de
l’islamisme le plus radical et seront responsables de
l’accroissement du flot migratoire venu du sud de la
Méditerranée, dû à la misère économique et à la répression
politique.
De toutes façons, les gains à court terme
représentés par ce régime vont bientôt prendre fin puisque ce
régime lui-même, comme l’ensemble des dictatures arabes, est sur
le déclin. Dans le Guardian du 29 décembre 2010, le journaliste
britannique Brian Whitaker pose la question : « Ben Ali va-t-il
connaître le sort de Ceausescu ? ». Espérons que non, qu’il
pourra s’en aller vivre où il voudra, que le sang ne coulera pas
et que la transition vers la démocratie se fera de la façon la
plus pacifique possible.
Les états européens, qui ont fermé les yeux
si longtemps sur les turpitudes de ce régime, vont-ils prendre
le train en marche, participer à la réalisation de cette
transition pacifique et accepter de travailler avec des hommes
politiques qui seront leurs partenaires pour une union
méditerranéenne démocratique, pacifique et prospère et non des
clients douteux chargés de faire la police des frontières ?
Moncef MARZOUKI, médecin,
écrivain, opposant tunisien. Auteur avec Vincent GEISSER
de « Dictateurs en sursis », éditions de l’atelier, 2009.
Cet article a été publié dans une forme
abrégée par le
journal Libération
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