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Opinion
Non mon Général...
Abousouleyman Khaled Haddad
Le général Rachid Ammar
Vendredi 28 janvier 2011
NON MON GENERAL. Je ne vous déteste pas. Au contraire. J’ai
toujours eu un respect immense pour les hommes qui savent
prendre rendez-vous avec l’Histoire. Et vous en faites
manifestement partie. Refuser d’obéir à un ordre émanant du Chef
suprême des armées vous sommant de tirer n’était pas facile.
Vous vous êtes exposé à une traduction immédiate devant la Cour
martiale, peut-être même à une sentence fatale sans procès,
sachant – tout comme nous – qu’il est dangereux, extrêmement. Je
n’ai jamais eu l’occasion de le faire, mais puis-je, mon
Général, vous présenter mes sincères condoléances pour la mort
du Général Skik et de vos 12 autres camarades en 2002.
NON MON GENERAL. Cela n’était pas à la portée de tous.
D’autres – beaucoup d’autres – auraient certainement répondu
“Oui monsieur le Président, immédiatement, tout ce que vous
voulez”. Mais vous avez su, vous avez pu dire NON. Vous vous
êtes placé du côté du Peuple, du côté des Justes, du côté
d’Allah. Vous avez su chanter Namouto Namoutou Wa Yahia El
Watan. C’est pour cela que je vous respecte. Même que je
vous envie.
NON MON GENERAL. Je n’ai pas vraiment détesté votre
intervention à La Kasbah, télévisée, peut-être malgré vous. Mais
j’ai eu peur, car votre intervention a malgré tout été une
incursion dans l’arène politique. Moi qui suis né juste deux
années après l’Armée nationale tunisienne, j’ai grandi avec la
certitude que notre armée est neutre. Qu’elle est au service du
pays et du peuple, qu’elle est authentiquement républicaine et
qu’elle n’intervient jamais dans le débat politique. Nous le
devons aux Pères fondateurs de la Tunisie indépendante, au plus
visible d’entre eux – Bourguiba –, mais à d’autres aussi, dont
beaucoup d’anonymes non moins patriotes. A regarder autour de
nous, nous nous rendons compte de la dette que nous avons envers
eux. Qu’ils en soient ici remerciés.
NON MON GENERAL. La peur que j’ai ressentie ne vient pas
d’une ambition politique que je vous prêterais. Elle vient en
fait d’une conjonction de plusieurs facteurs. J’ai eu peur, car
le Pouvoir est par terre, comme le disait de Gaulle, un autre
Général. J’ai eu peur, car les élites politiques n’arrivent pas
à trouver les bonnes réponses aux questions posées par un Peuple
exceptionnel, qui est – paradoxe que les sociologues devraient
s’empresser d’étudier – en avance sur ses élites. J’ai eu peur
parce que l’Etat est touché dans ses fondements – la Justice,
l’Egalité des chances, la distribution équitable des richesses,
les Finances, les Douanes, la Police …etc. J’ai eu peur, car je
suis convaincu que de toute façon nous sommes en dehors de la
Constitution de 1959. A force d’être amendée, elle a fini par
nous donner deux Rois despotes et non deux Présidents
démocrates. Nous en avons – tous – fait un torchon. J’ai eu
peur, car elle n’a pas été prévue pour gérer la situation que
nous avons aujourd’hui. J’ai eu peur, car je me dis que l’Armée
pourrait être tentée de penser que la situation exige une
reprise en main.
NON MON GENERAL. Les voix qui s’élèvent – ou qui chuchotent –
ça et là, que l’Armée devrait prendre le Pouvoir pendant une
période transitoire ne sont pas représentatives. Je défendrai
toujours leur droit de s’exprimer, mais je n’en pense pas moins
que ce sont les voix de personnes n’ayant pas de vision à long
terme, car elles ne voient pas que ce que font les Généraux
d’aujourd’hui définira ce que feront demain les Lieutenants, les
Capitaines et les Commandants quand eux-mêmes deviendront
Colonels ou Généraux … si ce n’est avant. Ce sont les voix de
personnes qui ne savent pas qu’une prise du Pouvoir par l’armée
conditionnerait notre avenir à long terme, l’avenir de nos
enfants…et des vôtres. Ce sont les voix de citoyens déboussolés
par le décalage criant entre le Peuple et ses élites.
NON MON GENERAL. Le Peuple n’est pas perdu. Le Peuple n’a eu
besoin de personne – ni leaders, ni partis, ni organisations, ni
puissances étrangères – pour écrire un nouveau chapitre – inédit
– dans la longue marche de l’Humanité vers la Liberté. Ce Peuple
– qui a conduit une Révolution seulement comparable à la
Révolution française – mérite notre confiance à tous et mérite
que l’on lui laisse le temps d’aller au bout de sa chance. C’est
pour cela que j’ai eu peur: Une peur bleue que cette chance
unique, qui a mis trois millénaires à se présenter, soit perdue
par une intervention qui la briserait.
NON MON GENERAL. Le Peuple qui a déraciné Ben Ali est
convaincu qu’il n’a pas encore atteint son objectif. Le Peuple
est convaincu que Ben Ali n’est que le produit d’un régime qui
doit lui aussi être déraciné. Le Peuple est convaincu que le RCD
est devenu une machine à produire les dictateurs. Le Peuple est
convaincu que tout autre Président, au contact du RCD,
deviendrait vite – très vite – un deuxième Bourguiba, un
deuxième Ben Ali.
NON MON GENERAL. Le Peuple ne voulait pas un simple
changement de Président. Le Peuple tient absolument à fonder une
nouvelle République de Liberté. Le Peuple est convaincu que
seule la participation de tous – ceux de droite comme ceux de
gauche, les conservateurs et les progressistes, les laïcs et les
religieux – pourra donner à nos enfants un avenir meilleur, un
avenir à la hauteur de leur ambition, un avenir qu’ils méritent.
Il tient à fonder une République qui lui donnera l’entièreté du
Pouvoir, à travers un nouveau régime, probablement
parlementaire. Le Peuple a mérité d’aller jusqu’au bout, a
mérité que la nouvelle Constitution commence par ‘’Nous le
Peuple’’.
NON MON GENERAL. Le Peuple sait qu’il n’a pas beaucoup de
moyens, mais il sait aussi qu’il est ‘’trop pauvre pour acheter
moins cher’’. C’est pour cela qu’il est prêt à payer le prix
fort, une fois pour toutes, afin que nos enfants – et les vôtres
– vivent dans une République de la Liberté où leurs énergies
seront libérées.
NON MON GENERAL. Le Peuple n’est pas pressé de trouver les
solutions. Nous avons payé un prix trop élevé pour nous
permettre de ‘’faire vite’’. Bouazizi le premier, Allah
yarhamou, les autres martyrs, mais aussi tous ceux qui ont
été torturés, tués, exilés, cassés, brisés, spoliés, laissés
pour compte, tout au long des cinquante-quatre années de la
Tunisie indépendante. Certains disent que ‘’l’affaire sera
bouclée’’ rapidement, en moins de six mois. Ils se trompent.
Nous mettrons probablement un an et demi à deux ans pour mettre
les bases d’une Deuxième République. Nous devrons donner aux
Partis le temps de se former, de se construire, de se faire
connaître, d’aller vers le Peuple, afin que le Peuple choisisse
en connaissance de cause.
NON MON GENERAL. Le travail n’est pas fini. Quand tout cela
sera derrière nous, nous devrons faire ce qu’il faut pour que
les blessures cicatrisent. Nous aurons besoin de savoir
exactement ce qui s’est réellement passé pendant les cinquante
dernières années. Nous aurons besoin de former une Commission de
la Vérité et de la Réconciliation – à l’image de celle créée par
Mandela – qui permettra aux victimes de venir dire devant le
Peuple la torture et l’exil, la détresse des veuves et des
orphelins, la solitude des mères et des enfants des détenus, la
prison, la destruction de personnalité, la spoliation de biens.
En un mot – bien que cela soit impossible – de dire le Malheur.
Nous devrons aussi faire en sorte que les bourreaux viennent
faire leurs aveux, présenter leurs excuses aux victimes. Ce
n’est qu’après que nous pourrons nous réconcilier, et que nous
pourrons réellement dire ‘’Plus jamais ça’’. Alors, nous
pourrons dire que nous avons été à la hauteur du Peuple, car
nous lui aurons donné la République de la Liberté.
NON MON GENERAL. La Tunisie n’est pas l’Irak. Le Peuple ne tient
pas à pendre Ben Ali. Il voudra solder tous les comptes,
probablement qu’il voudra que Ben Ali soit témoin de toutes les
séances de la Commission de la Vérité et de la Réconciliation,
de bout en bout. Nous le verrons pleurer. Nous lui demanderons
de présenter ses excuses aux victimes et au Peuple. Et nous lui
accorderons peut-être le Pardon des Hommes. Et nous le
laisserons affronter seul le jugement de l’Histoire et le
jugement d’Allah.
NON MON GENERAL. Je ne suis pas en train d’écrire un article
d’intellectuel ou de politicien. Je vous écris avec mon cœur, je
vous écris avec mes larmes – ne suis-je pas un…civil ! – car
j’aime mon pays et j’aime mon Peuple, et je tiens par-dessus
tout, envers et contre tout, à préserver sa chance de ne pas
passer à côté de cette occasion historique de bâtir la
République de la Liberté.
Abousouleymen Khaled Haddad
Citoyen tunisien. Absolument fier de l’être
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