Opinion
L'Argent Roi : Les
rapports incestueux entre l'argent et la politique pendant l'ère
Ben Ali
Fathi Kemicha
Samedi 2 avril 2011
Le spectacle auquel il nous a été donné d’assister, ébahis
devant nos écrans de télévision, de l’ouverture des
coffres-forts de la résidence personnelle ! de l’ancien
dictateur ne doit en aucune manière occulter la délicate et
importante question des rapports entre certains milieux
d’affaires d’une part et l’ancien président et sa famille
élargie d’autre part.
Il a toujours été de notoriété publique, comme il vient
d’être rappelé sur les plateaux de télévision, que les membres
de la famille présidentielle ne brillaient guère par leur leur
niveau d’instruction ou par leur intelligence et que
l’appropriation qu’ils se font faite de l’économie du pays et la
mainmise sur tout ce qui a pu être de près ou de loin une source
de revenu n’a pu se faire sans le conseil, l’appui et
l’apprentissage de ce qu’il est convenu d’appeler pudiquement
certains milieux d’affaires .
On a ainsi assisté au cours de la triste période écoulée à un
subtil et pernicieux jeu de fascination faisant que les uns
cherchaient l’amitié des autres et les rapports ont alors évolué
passant de la fréquentation vers des liens d’amitié, de
connivence, d’association, jusqu’aux alliances familiales.
La suspicion légitime qui pèse sur ces milieux conduit en
toute logique le peuple tunisien à chercher à comprendre ce qui
lui est arrivé, à appeler à ce que justice lui soit rendue et à
en tirer enfin les leçons pour faire en sorte qu’une telle
situation ne lui soit plus jamais imposée à nouveau.
Pour qu’un tel exercice puisse être mis en œuvre, il convient
que chacun assume ses responsabilités et qu’il remplisse le rôle
qui lui est assigné par le Peuple tunisien, artisan de la noble
Révolution que nous vivons avec une immense fierté aujourd’hui.
Trois acteurs principaux ont, me semble-t-il, la lourde tâche
d’assumer cette responsabilité historique :
Le pouvoir judiciaire :
La magistrature, grande malade et victime de l’ère Ben Ali
est en voie de retrouver, outre sa dignité, sa crédibilité et
son indispensable indépendance. Elle doit, par conséquent,
instruire et juger de l’implication des hommes d’affaires mis en
cause dans les malversations et spoliations commises pendant
l’ère Ben Ali. Elle a la capacité juridique et la volonté de
remplir avec compétence cette mission urgente.
Aucune Commission ne peut se substituer aux tribunaux pour
instruire des dossiers qui sont de la compétence exclusive de
l’appareil judiciaire. Pour traiter des dossiers en question,
dont la complexité technique est des plus ardues, les magistrats
peuvent, les cas échéant, se faire assister par des experts
qualifiés, requérir et obtenir tout le concours nécessaire de la
part des administrations compétentes concernées.
La saisine par des juges qualifiés des dossiers impliquant
tel ou tel homme d’affaires, quelle que soit la nature de ses
liens, familiaux ou amicaux avec le président déchu lèvera toute
suspicion de complaisance ou de favoritisme. Elle constituerait,
par ailleurs pour les intéressés, la garantie qu’ils ne seront
pas livrés à la vindicte populaire et à la chasse aux sorcières
tant redoutée.
Prétendre instaurer aujourd’hui, hors du cadre de la justice
étatique, une pseudo justice transactionnelle de « première
classe » pour connaître des délits ou infractions reprochés à
tel ou tel homme d’affaires ,au motif qu’il serait puissant ou à
la tête d’un conglomérat employant des milliers de tunisiens,
est non seulement inacceptable, insultant pour les martyrs de
cette Révolution, mais également criminel, car perpétuant un
système pernicieux instituant une caste au-dessus de la loi.
Les milieux d’affaires :
Il est évident que la Tunisie a plus que jamais besoin de ses
entrepreneurs économiques afin de mettre en valeur les richesses
du pays et d’offrir de l’emploi à nos jeunes qu’ils soient
diplômés ou non, les mettant ainsi à l’abri de la triste et
macabre alternative entre le suicide ou l’émigration
clandestine.
Feindre l’amnésie ou invoquer l’irresponsabilité c’est faire
injure au peuple tunisien, pratiquer l’ignoble chantage à
l’emploi est tout autant inacceptable. Les hommes d’affaires
suspectés ont aujourd’hui, à mon sens, le devoir de se soumettre
à un examen de conscience, mais ont également le droit, comme
tout citoyen tunisien, à un procès équitable qui lavera de tout
soupçon toute personne que les apparences ont desservie lui
permettant ainsi de contribuer à la prospérité économique du
pays et de profiter pleinement du produit de son labeur.
Ceux dont il s’avèrera qu’ils ont pris part, à quelque titre
que ce soit, à l’asservissement économique du pays, doivent
recevoir la juste peine que la Loi leur réserve et restituer ce
qui revient à la communauté nationale.
Il est important d’instaurer enfin la transparence et la
bonne gouvernance au sein des entreprises, pour encourager les
capitaux nationaux et étrangers à investir dans ce pays riche en
hommes et en ressources. Cette Révolution n’est pas l’ennemie de
la libre entreprise ; elle est tout au contraire son alliée car
celle-ci est génératrice d’emploi et de prospérité. Soigner un
corps malade ne conduit pas à sa mort mais contribue à lui
rendre sa bonne santé ; C’est dans cette voie que devrait
s’engager le patronat en s’imposant la nécessaire moralisation
du climat des affaires trop longtemps souillé par les pratiques
des « hommes du président ».
L’histoire politique de nombreux pays dits développés a
toujours démontré que politiciens et milieux d’affaires ne font
pas bon ménage !!!
Le pouvoir exécutif :
En cette période transitoire, les défis que tout gouvernement
provisoire a à relever sont immenses et requièrent le plus
souvent sagesse et courage en gardant à l’esprit que tout
gouvernement est au service du peuple et se doit d’être attentif
aux attentes et aux doléances exprimées par ce dernier.
L’une de ces attentes est de voir restituées le plus vite
possible, au peuple tunisien, les richesses qui lui ont été
volées. Répondre à cette aspiration légitime est loin d’être
simple car de nombreux paramètres doivent être pris en compte
dans le but de traduire ces doléances en résultats tangibles et
ce, dans un délai raisonnable.
Pour le problème qui nous concerne ici et qui est celui du
traitement des dossiers impliquant des hommes d’affaires ayant
eu une trop grande proximité avec le président déchu et contre
lesquels pèsent de fortes présomptions de connivence et de
complicité, le gouvernement aura la sagesse de laisser la
Justice et la Justice seule, jouer son rôle. Il lui apportera,
sans aucun doute tout le concours nécessaire, afin que les
instances judiciaires puissent remplir leur mission en toute
transparence.
Il sera en outre urgent de rendre aux rouages de l’Etat
chargés du contrôle, et en particulier en matière de passation
des marchés publics, leur indépendance et leur pleine
efficacité.
Il convient enfin d’ouvrir un véritable débat sur les
problèmes de corruption, pourquoi pas dans le cadre de la
Commission récemment créée dont ce serait la principale tâche,
et de préparer, avec le concours des organisations
non-gouvernementales, une législation et des mécanismes pouvant
prévenir et sanctionner la corruption et instaurer des règles en
matière de conflits d’intérêt nous mettant à l’abri des
situations inacceptables engendrées par la triste ère Ben Ali et
que notre Justice a aujourd’hui la lourde tâche de trancher.
La Révolution que nous célébrons aujourd’hui est censée nous
avoir apporté, enfin, l’Etat de droit que nous appelions de nos
vœux et qui a été gravement malmené par Ben Ali et ses hommes.
*L’auteur de cet article est Président
de la Commission des Sanctions « Sanctions Board »
(anti-corruption) de la Banque Mondiale et membre de la
Commission du Droit International de l’ONU ; mais les opinions
exprimées ici n’obligent que leur auteur et en aucune manière
les organisations citées.
Le dossier
Tunisie
Dernières mises à
jour
|