Opinion
La méthodologie de
la Haute commission pour la réforme politique est dangereuse
pour l'avenir démocratique de la Tunisie
Brahim Meddeb
Fouad Mbazaa (à gauche), président par intérim et Mohamed
Ghannouchi,
premier ministre du gouvernement de transition
Lundi 21 février 2011
Le soulèvement extraordinaire du peuple tunisien a réussi à
faire tomber le dictateur qui a pris la fuite avec son clan.
Depuis la fuite du tyran, lequel n’est que la pointe de
l’iceberg d’un régime despotique, le peuple tunisien poursuit sa
lutte solidaire en réclamant une rupture totale avec la
dictature : dissolution des deux chambres du parlement, création
d’un Conseil de préservation de la révolution, élection d’une
Assemblée constituante, élaboration d’une nouvelle constitution,
etc. Face à ce soulèvement extraordinaire qui a abattu le mur de
la peur, un mur pire que celui de Berlin, se dresse un front
composé de trois commissions nationales, du gouvernement
provisoire illégitime et des forces occultes, un front qui fait
tout pour étouffer la révolution et la tuer.
La Réforme des réformes
Tout le monde est au courant des trois commissions nationales
présidées par des experts juridiques désignés, lesquels ont
désigné à leur tour les membres de chacune d’elles. Rappelons au
passage que ces trois commissions ont été annoncées et
instituées bien avant par le dictateur déchu et auxquelles il a
fait référence dans ces discours du 11 et du 13 janvier, la
veille de sa fuite. Il s’agit de la Haute Commission nationale
pour la réforme politique ; de la Commission nationale
d’établissement des faits sur les affaires de malversation et de
corruption et de la Commission nationale d’établissement des
faits sur les abus et la violation des droits. Ainsi une
question doit se poser : les trois commissions sont-elles
légitimes ? Indépendamment de la réponse à cette question
importante, il est opportun de mettre en relief comment le
travail et l’output éventuel de ces commissions seraient
néfastes aux véritables changements souhaités vivement par le
peuple tunisien.
Les trois responsables des trois commissions nationales,
instituées avant le 14 janvier, affirment que les chantiers
seront réalisés sur la base de l’indépendance, de la neutralité
et de la transparence des structures des commissions en termes
de leur composition, de leur mission, de leurs méthodes de
travail et de leurs résultats escomptés. En plus de ces belles
affirmations, les trois responsables sont fortement invités à
expliquer en quoi les commissions sont légitimes et émanent de
la volonté générale du peuple.
Le processus d’élaboration des nouvelles règles républicaines
conformément aux attentes légitimes du peuple tunisien gagnera à
être davantage transparent, inclusif et participatif. Malgré
tout le respect des compétences et des orientations personnelles
sur tous les plans des responsables et des membres des
commissions, et compte tenu de ce projet de rénovation politique
très important pour la Tunisie de demain, les chantiers en cours
ne devraient pas être l’affaire exclusive des experts
juridiques. De nombreuses voix de la société civile, des
personnalités des divers horizons ainsi que la majorité des
citoyens et citoyennes croient qu’il est mieux de résoudre la
problématique de la rénovation politique dans sa globalité en
osmose avec la population.
De l’avis des observateurs, les réformes ne doivent pas être
en vase clos dans une tour d’ivoire. « Les problèmes politiques
sont les problèmes de tout le monde; les problèmes de tout le
monde sont des problèmes politiques. » Le professeur Ben Achour
disait déjà dans un article sur la révolution tunisienne «
Désormais la démocratie est intériorisée par le peuple. » Or, le
peuple veut un conseil national représentatif pour la
préservation de la révolution et l’élection d’une assemblée
constituant représentative qui se chargeront des changements
démocratiques et de la rénovation politique. Vu que le
professeur Ben Achour est un citoyen tunisien, il doit ainsi
intérioriser la démocratie et respecter la volonté du peuple
tunisien.
Le responsable de la Haute Commission nationale pour la
réforme politique propose une méthodologie comportant trois
phases. La première phase consiste à élire un nouveau président
sur la base d’un nouveau code électoral que la commission doit
élaborer dans un délai de deux mois. Au cours de la deuxième
phase, le nouveau président élu dissoudra les deux chambres et
préparera les élections législatives pour élire une Assemblée
législative constituante. La troisième phase sera consacrée à la
préparation d’une nouvelle Constitution qui permettra à la
Tunisie de se diriger vers une deuxième république. (Voir La
Presse du 14 février 2011) et les déclarations du professeur
Iyadh Ben Achour à Reuters (10 février 2011).
L’analyse critique de la méthodologie proposée par le
responsable de la Haute Commission nationale pour la réforme
politique porte à croire qu’on cherche à mettre à la hâte une
tête (un nouveau président) sur un corps malade (les deux
chambres de Parlement jugées ni légitimes ni crédibles, une
vieille Constitution farcie de pièges et de stratagèmes
juridiques taillés sur mesure à l’ex-président Ben Ali). En
effet, tout observateur impartial conclura que nous sommes
entrain de construire une maison en commençant par le toit et
non par la fondation. « Eddalla Kball Essess ». S’il s’agit
d’une technique moderne d’architecture et de construction, elle
recevra un prix Nobel dans le domaine.
Vu les dérapages antérieurs récurrents sur le plan politique,
cette méthodologie s’avère inappropriée et comporte des hauts
risques, car nous restons dans la même logique de
l’ex-dictateur, c’est-à-dire, le président doit décider de tout.
Il est légitime pour toute personne objective de se poser des
questions.
- Pourquoi ne pas dissoudre immédiatement les deux chambres
du Parlement, jugées ni crédibles ni légitimes par le professeur
Ben Achour ? Les députés et autres de ces instances
reçoivent-ils encore leurs salaires ?
- Pourquoi élire dans six mois (en juillet selon le
professeur Ben Achour) un nouveau président, lequel organisera
dans une deuxième étape les élections législatives pour élire
une assemblée législative ?
- Pourquoi la nouvelle constitution sera-t-elle préparée à la
dernière étape ?
- Qui peut et comment garantir qu’un éventuel nouveau
président ne se prendra pour un super président, ne nommera pas
ou ne désignera pas des futurs députés à la deuxième étape
prévue par le professeur Ben Achour ?
- Qui peut et comment garantir qu’un éventuel nouveau
président ne taillera pas sur mesure, comme l’a fait
l’ex-président, une nouvelle constitution à la troisième étape
prévue par le professeur Ben Achour ?
L’élaboration des fondations d’une nouvelle société
démocratique libre, en privilégiant la dimension technique
(juridique, pénale, etc.), serait peu viable à moyen et à long
terme. Une vision globale s’avère nécessaire. Une vision qui
permet simultanément de regarder l’arbre, mais aussi de bien
voir la forêt. Autrement dit, il ne faudrait pas que la
dimension juridique empêche de saisir les enjeux capitaux de la
rénovation des institutions politiques.
Le projet de société que le peuple tunisien souhaite mettre
en place est très important pour le laisser entre les mains
d’équipes restreintes d’experts juridiques. À la lumière de ce
qui précède, un Conseil nationale pour la protection de la
révolution et l’élection d’une Assemblée constituante
représentative s’avèrent une nécessité fondamentale et urgente.
Pour faire un parallèle avec la situation en Égypte, la gente
militaire semble décidée de rompre avec le passé. Elle a, en
effet, décidé de dissoudre les chambres du Parlement et a déjà
déclenché le processus de révision de la constitution avant les
élections présidentielles. Cette voie pourrait être prometteuse
en termes de vrais changements démocratiques.
Au cas où on admet l’hypothèse de la légitimité des
commissions nationales et vu que les chantiers de rénovation des
règles de droit sont en cours de démarrage, n’est-il pas
approprié, pertinent et obligatoire de démontrer d’abord la
légitimité de la commission pour la réforme politique,
d’informer et d’expliquer ensuite de façon pédagogique les
citoyen(ne)s tunisien(ne)s sur :
- Les qualités, les qualifications, les expériences et les
expériences passées des membres des commissions.
- Les nomes de personnalités politiques et les personnes de
la société civile et les groupes de citoyens dans les diverses
régions à consulter.
- Les méthodes de consultations (consultations sous forme de
focus group, d’entrevue individuelle ou par téléphone aux
numéros verts ??).
- Les stratagèmes, les pièges de nature juridique, pénale et
économique de toutes les lois taillées sur mesure à Ben Ali.
- Qui approuvera les résultats des commissions ?
- Adoption par référendum ? Par ordonnance ou décrets et lois
? ou par les deux chambres du Parlement jugées illégitimes et
pas crédibles.
L’explication des pièges introduits dans la constitution, le
code électoral, les lois fiscales, lois sur la privatisation,
etc., sera bénéfique et permettra à toute personne ordinaire de
vérifier la pertinence des changements à introduire et
d’apprécier la portée et la nature des lois à venir. Lorsque je
répare mon auto au garage du coin, le mécanicien m’explique le
travail de réparation à faire, me donne des informations sur les
pièces défectueuses à remplacer et tout est transparent.
De même, le travail des experts dans les commissions ne doit
pas rester mystérieux pour le grand public. Sans une pédagogie
expliquant la mécanique – Qui, Quoi, Comment, Où et Quand – et
sans consultation massive des citoyen(ne)s, l’output des
commissions serait interprété comme le résultat d’un travail
opaque et mystérieux.
Au-delà de la légitimité qui reste donc à établir pour les
commissions nationales et plus particulièrement pour celle de la
réforme politique, la méthodologie envisagée et prévue par le
professeur Ben Achour est tout simplement inappropriée. De plus,
l’idée d’élections en juillet, alors que les tunisien(ne)s
seront en vacances au bord de la mer en attendant le mois du
ramadhan en août, est surprenante et absurde. De plus, a-t-on
commencé le recensement pour établir la liste des électeurs ?
Tout porte à croire qu’il y a des hauts risques réels pour que
le peuple tunisien fasse une rotation de 360° et se retrouve en
1987, surtout dans le contexte actuel où l’on constate plusieurs
forces contre-révolutionnaires sont en action.
Les tactiques contre-révolutionnaires
Le soulèvement tunisien fait aussi face à un grand refus
flagrant du gouvernement provisoire de rompre avec la dictature
et d’écouter les revendications politiques du peuple. Au-delà de
se refus, le gouvernement provisoire déploie tous les moyens et
utilise des méthodes subtiles et sournoises pour organiser la
contre-révolution (je soumettrai prochainement un article sur ce
point). Sans être exhaustif et sans rentrer dans les détails,
les principales méthodes employées par le gouvernement
provisoire pour étouffer la révolution sont :
- Banalisation du sens réel et de l’essence même de la
révolution au point que les caciques et les pro-Ben Ali encore
au pouvoir se proclament plus révolutionnaires que les
révolutionnaires.
- Utilisation du stratagème du chaos, de la peur et de
l’instabilité économique. C’est la technique de la prophétie
auto-réalisatrice.
- Utilisation des techniques de dissimulation, de
manipulation et de marketing politique selon les principes de
Machiavel, lequel s’est inspiré du référentiel sur les pratiques
de bonne gouvernance Kalila et Dimna.
- Utilisation de l’argument des compétences pour conserver le
pouvoir et sauver le régime.
- Appel au secours auprès des gouvernements étrangers en
organisant un ballet diplomatique en vue de se faire une
légitimité. Sur ce point, les déclarations de l’ambassadeur de
France, qui ont fâché les tunisiens, s’avèrent probablement un
geste calculé et prémédité en vue de distraire les forces vives
tunisiennes, détourner leur attention et affaiblir leur
concentration sur la contestation du régime.
- Organisation par des forces occultes d’incidents graves
tels que l’assassinat d’un prêtre, l’incident de lieux de culte
juif, de maison close, de la horde ayant attaqué le Ministère de
l’intérieur, la fuite des 6 000 tunisiens en une fin de semaine
vers l’Italie, etc.
- Gestion organisée des rumeurs, des informations très peu
fiables et de la confusion.
Pour conclure, le Printemps tunisien est encore devant de
nombreux défis importants. Pour relever ces défis, un conseil
national de préservation de la révolution, l’élection d’une
Assemblée constituante représentative et une indépendance de la
justice sont les principaux outils d’une véritable transition
démocratique. J’ai confiance dans la détermination du peuple
tunisien, un peuple qui lutte de façon intelligente, pacifique
et solidaire pour casser définitivement les chaînes qui
paralysent son énergie et sa créativité.
Le peuple tunisien a compris que les renards changent de poil
mais pas de nature; que, pour toute grande œuvre, il faut de la
passion et que, pour la révolution, il faut de la passion et de
l’audace à hautes doses. En bref, il ne veut ni manquer ce grand
Rendez-vous historique ni dire à la prochaine fois : autrement
dit, la démocratie aujourd’hui ou jamais.
Brahim Meddeb, Professeur titulaire directeur
d'un Doctorat en management de projets. Directeur, Revue
Organisations & Territoires. Responsable du Laboratoire
d’analyse des innovations et de soutien aux entreprises (CAISEN)
Université du Québec à Chicoutimi.
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