"...pendant des années ils ont dû marcher 15 kilomètres
avec leurs chameaux et leurs ânes simplement pour amener de
l’eau au village. Et pourtant, continua Abu Sheita, dans le
village juif voisin, des tuyaux amenaient directement l’eau à
chaque évier..."
Bédouins
dans le Negev, en 1949
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La pièce était comme un sauna à
cause du soleil brûlant qui tapait sur le toit en zinc et
du manque de ventilateurs ou d’air conditionné pour
adoucir la chaleur du désert. Tout le monde parlait de la
« Route du Vin », le projet israélien visant à
installer une série de fermes et de caves à vin destinées
à attirer les touristes dans le Néguev : la dernière
insulte vis-à-vis de sa population bédouine (1)
marginalisée. |
« Il est grand temps de trouver une
stratégie » a dit une personne. « Mais
il n’y a aucun moyen de s'y opposer » a dit un autre.
La discussion échauffée a continué plusieurs minutes jusqu’au
moment où les gens ont commencé à s’asseoir sur les nattes et
sur les coussins qui décoraient le sol en béton.
L’organisateur de la réunion, un coordinateur du
« Negev Coexistence Forum for Civil Equality (2) » a
demandé à nos hôtes de parler. L’un après l’autre, les Bédouins
se sont levés et ont raconté leurs histoires personnelles. Ils
nous ont tous parlé des abus encouragés par l’Etat et réalisés
contre leur communauté. Injustices après injustices produisant un
récit impitoyable d’expulsion, de violence, de répression et de
déception.
Ali Abu Sheita a raconté comment ses parents ont été
arrachés de leur terre tribale et transférés dans une région stérile
où pendant des années ils ont dû marcher 15 kilomètres avec
leurs chameaux et leurs ânes simplement pour amener de l’eau au
village. Et pourtant, continua Abu Sheita, dans le village juif
voisin, des tuyaux amenaient directement l’eau à chaque évier.
Halil al-Aseiby montra les pylônes haute tension juste à l’extérieur
de la cabane, faisant ressortir la règle qui interdit aux « Bédouins
non reconnus » de raccorder leurs maisons au réseau électrique.
« Même les personnes qui doivent garder réfrigérés
leurs médicaments qui sauvent la vie ne font pas exception »
dit-il. Un autre homme montra tout à coup un ordre de démolition
qui avait été collé sur son cabanon « illégal » le
25 avril. « Des bulldozers peuvent arriver à
tout moment » dit-il.
Les Bédouins sont des citoyens israéliens
tout comme moi ; leur seul crime est qu’ils ne sont pas
juifs.
Les Bédouins sont les habitants indigènes du désert
aride israélien du Néguev. Avant l’établissement de l’Etat
d’Israël, 60 000 Bédouins environ vivaient dans la région mais
suite à la guerre de 1948, seuls approximativement 11 000 sont restés.
Les autres ont fuit ou ont été expulsés en Jordanie et en Egypte.
Sous les directives du Premier ministre israélien, David Ben-Gurion,
ceux qui étaient restés en Israël ont été déracinés des
terres sur lesquelles ils avaient vécus et ont été concentrés
dans la partie nord-est du Néguev, une région en grande partie
aride connue comme « zone de clôture » alors que la
partie ouest du Néguev, plus fertile, a été réservée à
l’installation juive.
A travers les années 50 jusqu’aux années du
milieu de 1960, une portion considérable de leurs terres
ancestrales ont été confisquées et enregistrées comme terres
d’Etat. Dans les années 70, environ la moitié de la population bédouine
a été déplacée encore une fois par le gouvernement israélien,
et cette fois-ci dans 7 « townships ». L’idée était
de concentrer la population bédouine dans une petite zone qui ne
représente qu’un tout petit pourcentage de leurs terres tribales
originales, les terres desquelles ils avaient été expulsés. Ces Bédouins
ont dû abandonner tous les revendications de leurs terres
ancestrales afin d’obtenir le privilège douteux de vivre dans des
townships surpeuplés. Le reste de la moitié de la population des Bédouins
restants qui sont environ aujourd’hui 75 000, ne veulent pas
abandonner leurs droits à la propriété et sont éparpillés à
travers tout le Néguev en 45 villages 3 qui n’ont jamais été
reconnus par l’Etat d’Israël.
J’ai visité dernièrement un de ces villages avec
le « Negev Coexistence Forum ». A pas moins de 45
minutes de mon petit appartement à air conditionné, se trouve une
série de bidonvilles bédouines. Aucune des maisons de ces
bidonvilles n’est reliée au réseau électrique, à l’eau
courante, au réseau d’égout ou aux lignes téléphoniques. Les
routes menant aux villages ne sont pas pavées et par conséquent,
les services d’urgence ne peuvent pas les atteindre rapidement et
en plus, l’accès aux autres services de base tels que la santé,
l’éducation et l’aide sociale est difficile et limité.
Ces Bédouins sont actuellement représentés par le
Conseil régional non reconnu des villages non reconnus (puisque les
villages n’ont pas été reconnus par le gouvernement israélien,
celui-ci n’a pas voulu reconnaître le Conseil élu des Bédouins).
Lors de notre visite, le chef du conseil, Hsein al-Refaya, a souligné
que la population non reconnue souffre d’un chômage très élevé :
environ 60% des hommes et 85% des femmes. La population endure une
pauvreté oppressante, une mortalité infantile élevée, un manque
de travailleurs qualifiés et un taux élevé de criminalité. De
plus, environ 40% des enfants bédouins non reconnus quittent l’école
avant d’obtenir un diplôme.
Les Bédouins ont lutté pendant des années pour
que leurs droits fondamentaux soient reconnus et pour recevoir les mêmes
services de base dont dispose chaque citoyen israélien en vertu de
sa citoyenneté. Leurs représentants ont rencontré un grand nombre
d’officiels israéliens, ils ont témoigné devant de nombreux
comités et soumis ce qui semble être un nombre incalculable de
requêtes devant des cours israéliens. Ils ont souvent rencontré
de la sympathie mais ils n’ont jamais rencontré la justice.
C’est là que la « Route du vin »
entre dans le tableau. Le gouvernement israélien est actuellement
en train de mettre à exécution un projet d’utilisation des
terres qui viole encore plus les droits à la terre des Bédouins et
qui intensifie leur exclusion de la société israélienne. Le plan
de la « Route du vin » permet la construction de 30
fermes privées qui sont supposées prendre en charge les touristes
israéliens. Certaines de ces fermes ont déjà été construites et
sont situées sur les mêmes terres que les Bédouins considèrent
être les leurs. Toutes les fermes (construites et planifiées) vont
recevoir les services qui ont été niés aux Bédouins depuis des décennies :
l’eau courante, l’électricité et des routes goudronnées.
Le projet de la « Route du vin » montre
le mensonge autour du traitement par Israël des Bédouins non
reconnus. Pendant de années, des officiels israéliens ont mis
l’accent sur le besoin de concentrer les quelques 75 000 Bédouins
dans de grands « townships », en disant que leurs 45
villages étaient trop petits et trop éparpillés à travers une
zone relativement vaste, et que cela était donc très difficile
leur apporter l’infrastructure nécessaire. Ces arguments ont
servi à justifier la politique de non reconnaissance. Et portant
maintenant, ces mêmes officiels sont en train de distribuer des
permis à une quantité de fermes dispersées sur des milliers
d’hectares, chaque ferme représentant le foyer d’une famille.
Mais la « Route du Vin » fait beaucoup
plus que de mettre en évidence les mensonges d’Israël. Les
fermes, explique Ariel Dloomy du « Negev Coexistence Forum »,
montrent que seuls les citoyens juifs ont accès à de larges
parties du Néguev ; de cette manière ils sapent les
tentatives des Bédouins de récupérer leurs terres ancestrales. Un
document gouvernemental déclare clairement que : « les
raisons pour avoir construit ces fermes est la protection des terres
de l’Etat...et d’apporter des solutions aux problèmes démographiques ».
Incidemment, ajoute Dloomy, une ferme a été donnée à un Bédouin
pour servir de « feuille de vigne » visant à couvrir la
discrimination flagrante d’Israël envers les Bédouins.
Le professeur Oren Yiftachel, un géographe
politique de l’université Ben-Gurion et dont le travail se
concentre sur la relation entre espace et ethnicité, ajoute que
l’initiative de la « Route du Vin » « trace un
lien entre, d’un côté, les efforts de longue date d’Israël
visant à restreindre et à circonscrire l’espace que ses citoyens
non juifs ont le droit d’occuper et, de l’autre côté, les
projets de nouvelles entreprises. L’Etat, en d’autres mots,
utilise les entrepreneurs pour faire avancer ses pratiques
discriminatoires en adoptant, pour ainsi dire, un nouveau mécanisme
pour empêcher les habitants bédouins du Néguev de retourner sur
leurs terres ancestrales. Ainsi, en plus de démolir leurs maisons
et de pulvériser leurs récoltes avec du poison, maintenant le
gouvernement est en train de construire des fermes sur leurs terres ».
- « Comment nous aiderez-vous
a contrecarrer cette initiative ? » demande Abu
Sheita aux membres du « Negev Coexistence Forum ».
- « Nos amis n’ont pas accès
aux couloirs du pouvoir et nous ne pouvons pas nous attendre
qu’ils puissent arrêter cette discrimination de longue date de
tous les gouvernements israéliens passés » a répondu
immédiatement la personne à côté de lui.
- « Peut-être pas »
a continué Abu Sheita « mais nous pouvons
attendre d’eux qu’ils essayent ». Après un court
silence, il a ajouté : « La
discrimination envers les Bédouins est comme un gros bloc de
pierres ; une pioche ne pourra jamais le fracasser d’un seul
coup, mais si on continue à le frapper pendant des années, en fin
de compte, il se brisera ».
1 - http://www.arabhra.org/factsheets/f...
2 - http://dukium.org/index.php?newlang...
3 - http://www.arabhra.org/factsheets/f...
Neve Gordon
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