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Analyse
Géorgie: le point de
non retour
Une déstabilisation programmée
Jean Géronimo
Evgueni Primakov - Photo Réseau Voltaire
Mardi 16 septembre 2008 La crise géorgienne
est au cœur d’une lutte d’influence entre les puissances russe
et américaine, les deux anciens ennemis de la guerre froide.
Désormais, chaque acteur cherche à se repositionner sur le grand
échiquier eurasien en vue de contrôler le cœur
politico-économique du nouveau monde et d’y stabiliser une forme
nouvelle de domination. La ‘’guerre tiède’’, que nous avions
annoncée, il y a peu, est là…
Mais cette crise est surtout un retour de
bâton, s’appuyant sur le précédent du Kossovo. Le processus
douteux de l’indépendance du Kosovo - en violation des principes
onusiens - peut en effet, à lui seul, justifier l’indépendance
autoproclamée des républiques d’Ossétie du sud et d’Abkhazie.
Avec une certaine légitimité - et dans le cadre des règles
internationales - la Russie a profité de l’agression géorgienne
pour renforcer ses positions, montrer sa capacité à défendre ses ‘’nationaux’’ (ossètes et abkhazes) et surtout, empêcher un
génocide programmé[i].
V. Poutine a ainsi confirmé, le 8/09/2008, que la Russie s’est
conduite au cours de cette crise ‘’de façon tout à fait morale,
dans le cadre du droit international’’[ii].
En d’autres temps et d’autres lieux - en ex-Yougoslavie, lors de
l’intervention meurtrière de l’Otan en 1999 - on aurait appelé
cela le ‘’devoir d’ingérence humanitaire’’. Il s’agit donc
d’éviter une lecture du droit international à géométrie
variable, présentant la Russie comme un agresseur et digne
héritier de l’axe (communiste) du mal.
Depuis la chute du communisme en 1991, la
Géorgie apparait comme un double symbole géopolitique : d’une
part comme celui de l’avancée américaine en zone post-soviétique,
d’autre part, comme celui du déclin de la puissance russe dans
sa zone de domination historique. Globalement, la Géorgie est le
symbole de l’extension post-guerre froide de la sphère
euro-atlantique, doublement centrée sur la compression de la
puissance russe et le contrôle des ressources énergétiques. Cela
s’inscrit, sur long terme, dans une stratégie américaine
structurellement anti-russe et visant à réduire l’influence
eurasienne de Moscou par l’intégration des ex-républiques
soviétiques. Cette stratégie offensive a été théorisée par
Zbigniew Brzezinski : ‘’L’extension de l’orbite euro-atlantique
rend impérative l’inclusion des nouveaux Etats indépendants
ex-soviétiques (…)’’[iii].
Longtemps marginalisée et blessée, l’orgueilleuse Russie est à
la recherche d’une identité perdue et surtout, désireuse de
revanche. La crise géorgienne, suite à l’attaque délibérée du 8
aout 2008, en a été le catalyseur.
Aujourd’hui, cet Etat post-soviétique se
retrouve au cœur d’une lutte pour le contrôle de l’Eurasie, zone
stratégique pour la domination du monde. Cela explique
l’instrumentalisation politique de l’Otan comme vecteur
d’influence, dans l’axe de la ligne Brzezinski focalisée contre
les intérêts russes en Eurasie : ‘’le champ d’action stratégique
de l’Alliance atlantique est appelé à s’élargir à l’ensemble
eurasien’’[iv].
Sur ce point, Z. Brzezinski précise, en particulier, que ‘’la
responsabilité de la stabilisation du Caucase’’ devrait échoir
‘’pour une part déterminante, à l’Otan’’ ( !).[v] Le célèbre
stratège n’hésite pas à prôner un ‘’pacte de stabilité pour le
Caucase’’ - verrouillé par l’Otan - sur le ‘’modèle du pacte de
stabilité dans les Balkans’’[vi]
( !). Or l’histoire récente montre que de tels ‘’pactes’’
servent de levier à l’influence politique américaine. Dans ce
schéma, on peut comprendre l’ingérence américaine en Géorgie,
place stratégique du Caucase.
La Géorgie apparait véritablement comme un
pivot géopolitique dans la stratégie américaine du ‘’rôle back’’
(reflux) de la puissance russe, prônée par Brzezinski[vii].
En d’autres termes, elle est une pièce clé de l’échiquier
eurasien. L’objectif implicite de Washington est de détacher la
zone post-soviétique (CEI[viii])
de la domination russe, en vue d’y instaurer un ‘’pluralisme’’
politiquement orienté. Or cet objectif a été partiellement
réalisé par la main mise de Washington sur le Caucase sud
(principalement l’Azerbaïdjan et la Géorgie) et l’Ukraine, par
le biais d’une triple ingérence politique, économique et
militaire[ix].
De suspectes ‘’révolutions de couleur’’ (libérales) ont
précipité ce basculement dans le camp occidental. En fait, ces
révolutions politiques ont été ‘’encouragées’’ (et planifiées)
par le vertueux Etat américain, porteur du ‘’flambeau de la
liberté’’[x],
au nom d’une mission libérale confiée par l’histoire et destinée
à étendre la ‘’paix démocratique’’.
Désormais, ces stratégies politiquement
insidieuses, à visée manipulatrice, sont perçues par le discours
stratégique russe comme des ‘’menaces principales’’. Cela est
attesté par le général d’armée Makhmout Gareev, président de
l’Académie des sciences militaires de Moscou, lors de sa
présentation des grandes lignes de la nouvelle doctrine
militaire russe, le 20 janvier 2007 : ‘’L’expérience de la
désagrégation de l’URSS, de la Yougoslavie, des ’’révolutions
colorées’’ en Géorgie, en Ukraine, en Kirghizie et dans d’autres
régions du monde est là pour nous convaincre que les principales
menaces sont mises à exécution moins par des moyens militaires
que par des moyens détournés’’[xi].
Or, à terme, ces stratégies d’ingérence géopolitique ont fini
par exacerber l’instabilité nationaliste des zones caucasienne
et centre-asiatique. En quelque sorte, une déstabilisation
programmée.
Aujourd’hui, les crises nationalistes en
zone post-soviétique tendent à être instrumentalisées par les
deux super-puissances dans leur stratégie d’influence. L’Etat
américain les a notamment utilisé pour déstabiliser l’autorité
russe dans la région et se substituer à cette dernière. De son
coté, en réaction, la Russie n’hésite pas à surfer sur ces
instabilités pour accélérer son retour. Mais il s’agit là d’une
réponse légitime à une politique américaine agressive menaçant
ses intérêts nationaux et ses prérogatives historiques, dans
l’optique finale d’éroder sa puissance. Ainsi Igor Chouvalov,
vice-premier ministre de la Russie, a reconnu que ‘’certains
tentent actuellement de freiner notre puissance’’[xii].
Il y a, pour Moscou, des lignes rouges à ne pas franchir. Car la
Géorgie se trouve au cœur du glacis sécuritaire - l’actuelle CEI
- que la Russie s’est efforcée de construire, tout au long des
siècles, pour faire face aux menaces extérieures latentes.
La Géorgie (avec l’Ukraine et
l’Azerbaïdjan) espère bientôt intégrer le bloc occidental par le
biais des institutions de l’UE et de l’Otan. Et c’est surtout
cette intégration à l’Otan que redoute Moscou, dans la mesure où
elle élargirait la zone d’intervention potentielle de l’Otan -
bras armé de l’Amérique - aux portes de la Russie. Cela est
dénoncé, sans ambages, par l’ancien Premier ministre russe, E.
Primakov : ‘’L’extension de l’Otan s’accompagne d’une rhétorique
anti-russe ainsi que d’une politique offensive des Etats-Unis
dans les ex-républiques soviétiques’’[xiii]. Il s’agit
donc d’une véritable provocation, au cœur même d’un espace
post-communiste défini par Moscou comme partie intégrante de ses
‘’intérêts vitaux’’. Cela explique la ferme réaction du ministre
russe des affaires étrangères, S. Lavrov : ‘’Nous ferons tout
pour empêcher l’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie à l’Otan
et prévenir ainsi une inévitable dégradation de nos relations
avec l’Alliance, ses principaux membres et nos voisins’’[xiv].
Par ailleurs, cette intégration permettrait à la fois
l’extension des bases militaires américaines et celle
(éventuelle) du bouclier anti-missile ABM. Autrement dit, cela
concrétiserait l’encerclement stratégique de la puissance russe,
la conduisant à se sentir comme une cible potentielle. Un
véritable cauchemar pour cette dernière, d’autant plus que la
Géorgie est au centre des couloirs énergétiques contrôles par
l’Amérique en vue de contourner et isoler Moscou.
En soutenant l’indépendance (reconnue le 28
août) des républiques d’Ossétie du sud et d’Abkhazie, Moscou
cherche à garder une présence politico-militaire dissuasive en
Géorgie et à freiner l’expansion provocante de l’Otan à son
Etranger proche, perçue comme un reflexe de la guerre froide –
et comme une violation des promesses occidentales. D’autant plus
que l’Etranger proche (la CEI), défini comme sa zone d’influence
politique, reste la première priorité de sa politique extérieure
et le vecteur de sa stratégie de puissance. Ce faisant, la
Russie veut montrer à l’Occident ‘’qu’elle n’est pas la Serbie’’
et qu’elle est prête à défendre ses intérêts nationaux, jusqu’au
bout. Ce durcissement de la politique russe est considéré par
Washington comme une résurgence de l’impérialisme soviétique.
‘’Le but de la Russie est de retrouver l’influence du temps de
l’URSS’’ a ainsi récemment affirmé
le vice président américain, Dick Cheney[xv].
Avec une troublante certitude, Z. Brzezinski a confirmé que la
Russie n’a pas ‘’entièrement rompu avec ses ambitions
impériales’’[xvi].
Se sentant trahie par l’Occident et estimant qu’elle a trop
reculé depuis l’implosion de l’URSS, la Russie a retrouvé ses
forces (économique et militaire) et sa fierté nationale. Et elle
veut faire de la Géorgie une preuve éclatante de son retour sur
la scène internationale. L’enjeu, sous-jacent, est de retrouver
une certaine crédibilité géopolitique.
En définitive, c’est le statut
post-impérial de la Russie qui se joue. Depuis la phase
post-communiste, la Russie cherche d’une part à s’insérer dans
le nouvel Ordre mondial[xvii] qu’elle
espère ‘’plus juste’’ et d’autre part, à reconstruire son
identité internationale. Mais face à l’hostilité américaine,
elle veut garder un droit de regard sur son espace périphérique,
source potentielle d’instabilités politique et sécuritaire. Cela
explique et justifie son acharnement à défendre les causes
ossète et abkhaze, au nom de principes moraux supérieurs et ce,
quels qu’en soient les coûts. Sa survie, et son retour comme
grande puissance, en dépendent.
[i] Selon les sources russes
et ossètes, cette attaque aurait fait entre 1500 et 2000
morts (civils).
[ii]
www.rian.fr.ru,
‘’Ossétie du Sud : la Russie était dans son bon droit’’,
V. Poutine, 8/09/2008.
[iii]
Brzezinski Z. (2004, pp. 141-142) : ''Le Vrai Choix'',
éd. Odile Jacob.
[iv] Brzezinski Z. (2004, p.
296), op. cit.
[v] Brzezinski Z. (2004,
p.136), op. cit.
[vi] Brzezinski Z. (2004,
p.136), op. cit
[vii]
Brzezinski Z. (2000) : ‘’Le grand échiquier – L'Amérique
et le reste du monde’’, éd. Hachette (1° éd. : Bayard,
1997).
[viii] CEI : Communauté des
Etats Indépendants.
[ix]Ainsi, l’armée
géorgienne a été formée et équipée par Washington, via
l’aide de conseillers militaires. ‘’Il est indiscutable
que les Américains ont armé les troupes géorgiennes: des
instructeurs américains ont entraîné cette armée.
D'ailleurs, l'ancienne ministre géorgienne des Affaires
étrangères, Salomé Zourabichvili, l'a reconnu
publiquement’’, a déclaré V. Poutine. Réf. :
www.rian.fr.ru,
‘’Poutine : Washington a armé et épaulé les troupes
géorgiennes’’, 13/09/2008.
[x] Brzezinski Z. (2004, p.
61), op. cit.
[xii]
www.rian.fr.ru,
‘’Russie : ni tendances isolationnistes, ni ambitions
impériales’’, I. Chouvalov, 5/09/2008.
[xiv]
www.rian.fr.ru,
‘’La Russie fera tout pour empêcher l’adhésion de
l’Ukraine et de la Géorgie’’, S. Lavrov, 8/04/2008.
[xv]
www.rian.ru.fr,
‘’La Russie veut retrouver l’influence de l’URSS’’, D.
Cheney, 8/09/2008.
[xvi] Brzezinski Z. (2004,
p. 141), op. cit.
[xvii] Le président V.
Medvedev a souligné que l’évolution internationale
récente (crises kosovare, irakienne et géorgienne) a
définitivement brisé les illusions post-communistes de
la Russie sur ‘’ sur la croyance en un monde équitable,
avec un système de sécurité optimal préservant
l'équilibre, un monde dont les principaux acteurs sont
aussi en équilibre’’. Réf. :
www.rian.fr.ru,
‘’Crise caucasienne : fin des illusions sur un ordre
mondial juste’’, V. Medvedev, 12/09/2008.
Jean Géronimo
Docteur en Sciences économiques
Spécialiste de l’URSS et des questions russes
Université Pierre Mendès France, Grenoble
CREPPEM
Centre des Recherches Economiques sur la Politique Publique en
Economie de Marché
Mail :
Jean.Geronimo@upmf-grenoble.fr
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