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Corse
Débat sur la
violence (Ass. de Corse)
Intervention de Jean-Guy Talamoni
Jean-Guy Talamoni - Photo Alta Frequenza
Mercredi 15 décembre 2010
Monsieur le Président, chers collègues,
Nous voici appelés, et nous saluons cette initiative, à parler
de la violence en Corse.
Cette fois, il ne s’agit pas, il ne s’agit plus comme cela a été
le cas par le passé de chercher à stigmatiser ceux qui ont
défendu – et continuent à défendre – la Corse aux dépens de leur
liberté et parfois de leur vie.
Il y a quelques jours, le ministre français de l’intérieur
lui-même, peu suspect de sympathie pour le mouvement national
corse, était bien obligé de reconnaître qu’il n’y avait pas de
lien entre la violence, qui se déchaîne actuellement dans l’île,
et le nationalisme corse.
Nous prenons acte de cette position, et nous le faisons d’autant
plus volontiers qu’elle constitue une nouveauté dans la bouche
d’un responsable parisien.
Le champ de notre propos étant à présent clair, nous pouvons
nous livrer à une tentative d’analyse, avec modestie, mais
également avec la clarté que nous essayons d’adopter en toutes
circonstances.
Tout d’abord, il nous faut dire que cette série d’assassinat
n’endeuille pas seulement les familles concernées mais qu’elle
consterne l’ensemble des Corses. Dans une petite communauté
comme la nôtre, où tout le monde se connaît, ou les liens
familiaux et amicaux traversent tous les milieux sociaux, chaque
Corse ne peut être qu’éprouvé par cette tragique actualité. Quel
que soit le choix de vie de certaines des personnes assassinées,
il n’en demeure pas moins qu’elles laissent des veuves, des
enfants, des parents dans la détresse, et que, compte tenu de la
modeste démographie de la Corse, chacun d’entre nous est plus ou
moins directement touché…
C’est dire que sur le plan humain, personne ici ne saurait se
désintéresser de la situation présente.
S’agissant des causes, elles sont à l’évidence multiples :
déstructuration de notre société traditionnelle, problèmes
économique et sociaux, perte – voire détournement – de nos
valeurs communautaires, administration calamiteuse de la justice
en Corse…
Le passage d’une vie largement rurale à une forte concentration
urbaine, la quasi disparition de tout un pan de notre économie –
mais aussi de notre mode de vie traditionnel – constitué par
l’agriculture ou l’élevage, puis l’effondrement de ce secteur,
ne sont pas sans lien avec la situation actuelle. Les politiques
parisiennes ont à cet égard été dévastatrices : la loi douanière
puis le système dit « de la continuité territoriale » ont été
pour beaucoup dans le désastre. Ces politiques ont entraîné
l’exode rural, l’exil en France ou dans son empire colonial, et
en définitive la ruine de la Corse. Tout cela n’était pas le
fruit du hasard ni même de l’incompétence des autorités, mais de
la volonté délibérée de briser les moyens de l’autonomie
matérielle des Corses, et donc de leur dignité collective, pour
tisser toujours davantage de liens de dépendance à l’égard de la
France.
Mais non content d’avoir ruiné notre peuple, et sans doute pour
justifier le sort qui lui était fait, on se mit en tête de le
salir aux yeux des autres mais également de lui-même. On a
décidé de lui insuffler ce qu’Albert Memmi, penseur de la
colonisation, appelle « la haine de soi ». Qu’il y ait eu et
qu’il y ait encore en Corse des crimes qui sont commis, c’est
une réalité, mais que l’on réduise un pays à cela, et ce depuis
des siècles, dans les médias, la littérature et le cinéma, est
parfaitement inacceptable, et surtout dangereux pour l’avenir de
notre peuple : depuis les bandits corses à la Une du « Petit
journal » jusqu’à Monsieur Barbier sur LCI, depuis « Colomba »
jusqu’au œuvres cinématographiques modernes, on n’a eu de cesse
de montrer la prétendu férocité congénitale d’un peuple dont on
a même prétendu qu’il était affecté à cet égard d’un chromosome
spécifique ! Qu’une partie conséquente de la presse parisienne
salisse volontiers la Corse est une réalité aujourd’hui peu
contestable. Notre Assemblée elle-même, pourtant peu
susceptible, a été obligée de s’en émouvoir et d’en débattre il
y a quelques années. Lorsqu’il s’agit d’œuvres de fiction, il
est aujourd’hui politiquement correct de tout accepter et même
de s’extasier, comme l’ont fait certains commentateurs corses
dans un irrépressible élan de masochisme, devant les prétendues
qualités de telle œuvre donnant des Corses une image
parfaitement lamentable. Ils devraient pourtant savoir que les
fictions, lorsqu’elles vont systématiquement dans le même sens
pendant des décennies voire des siècles, contribuent puissamment
à forger les représentations qu’une société se fait d’elle-même
et à construire des imaginaires collectifs. Entendons nous bien,
nous ne prétendons pas indiquer ici la cause des drames qui nous
occupent. Nous pensons simplement que cela n’arrange
certainement rien dans un contexte déjà favorable aux dérives de
toutes sortes.
Par ailleurs, un facteur particulièrement déterminant est sans
conteste constitué par les visées spéculatives, ces dernières
étant attisées par des projets de développement type PADDUC
première mouture. En aiguisant ainsi tous les appétits, on a
ouvert une boite de Pandore qu’il ne sera pas aisé de refermer.
De fait, on voit bien que dans certaines régions au moins, les
assassinats commis ne sont apparemment pas sans lien avec des
projets immobiliers, et qu’ils ont commencé lorsque l’on a
entrepris, ici même, dans cet hémicycle, de « désanctuariser »
l’île. Ainsi, et c’est sans doute l’un des rares moyens dont
dispose l’Assemblée de Corse pour influer réellement sur la
situation, il conviendra de changer radicalement d’orientations
économiques et d’empêcher, autant que faire se peut, toute forme
de dérives spéculatives.
J’en viens au dernier point, qui ne constitue pas le moindre
problème : l’administration de la justice. Les quelques
décennies durant lesquelles elle a été exercée par les Corses
eux-mêmes, au cœur du XVIIIe siècle, ont constitué les seules
périodes on l’on a vraiment cherché à faire régresser le
banditisme. De la justice génoise à la justice française, les
Corses sont tombés de Charybde en Scylla : en 1758, dans un
ouvrage célèbre, Don Gregorio Salvini, un proche de Paoli,
accusait les magistrats génois d’avoir, d’une part, laissé se
développer la criminalité et, d’autre part, persécuté les
patriotes. Cela ne vous rappelle rien ? Depuis plusieurs
décennies, l’Etat français, sa police et sa justice se sont
consacrés
exclusivement à la lutte contre le mouvement national. Si les
enquêtes criminelles n’aboutissent généralement pas, en revanche
des dizaines de militants nationaux croupissent dans les prisons
françaises, souvent sur la base de dossiers vides. On va jusqu’à
traduire en correctionnelle des syndicalistes qui refusent de se
voir prélever leur matériel ADN comme s’ils étaient des tueurs
en série ou des pédophiles ! Les juges n’ont-ils pas mieux à
faire ?
L’Assemblée de Corse n’a pas pour l’heure de compétences
judiciaires, ce que l’on peut regretter. Cela ne nous empêche
pas, en notre qualité de représentants légitimes du peuple
corse, d’exprimer notre désaccord sur les politiques menées.
Mais nous souhaiterions aller plus loin, en formulant une
proposition concrète et relevant de nos responsabilités.
À circulé, depuis quelques mois, l’idée selon laquelle il y
aurait des liens entre d’une part la délinquance organisée,
d’autre part le monde économique, et enfin certains élus de la
Corse. Si cette idée s’avérait correspondre à la réalité,
aujourd’hui ou demain, nous serions réellement en présence d’une
dérive de type mafieux, au sens strict du terme. C’est la raison
pour laquelle nous pensons pour notre part que nos institutions,
celles de la Corse, doivent présenter toutes les garanties de
transparence afin de ne pas prêter, à tort ou à raison, le flanc
à ce genre d’accusations, gravissimes. Or, la situation en
matière de transparence n’est guère aujourd’hui satisfaisante et
risque encore de s’aggraver avec l’avenir incertain de la
Chambre régionale des comptes. Par ailleurs, l’évaluation des
politiques publiques se fait aujourd’hui de façon régulière dans
toutes les démocraties de la planète. Pour notre part, nous ne
disposons pour procéder à cette évaluation que d’une commission
d’élus, qui n’a évidemment pas les moyens , faute des ressources
humaines nécessaires, de vérifier les activités de la CTC et de
ses multiples organismes. Notre proposition est donc de créer
une Cour
territoriale des comptes et de l’évaluation des politiques
publiques, placée sous l’égide de la CTC.
Elle
serait pilotée par un Conseil
comprenant des délégués de tous les groupes de notre Assemblée
et disposerait de fonctionnaires formés au contrôle et à
l’évaluation. Ces fonctionnaires seraient pourvus d’un statut
protecteur leur assurant une certaine indépendance dans leur
travail.
Voilà simplement ce que nous voulions dire sur ce sujet
difficile et douloureux : en la matière comme en d’autres
domaines, la politique française a mené à la catastrophe.
De ce constat, il faudra bien un jour tirer toutes les
conséquences. Mais dès à présent, il nous appartient de lancer
un signal clair à la société corse qu’il faut convaincre de
notre volonté d’agir, dans la mesure de notre pouvoir.
Sinon, on pourra dire de ce débat ce qu’ont inspiré, depuis des
années, nombre de déclarations d’intention prononcées dans cet
hémicycle : « Belle chjachjere è tristi fatti. ».
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