Corse
Interview à « La
Corse »
Jean-Guy Talamoni
Jean-Guy Talamoni - Photo Alta Frequenza
Avril 2010
Quelles analyses faites-vous de ces élections
territoriales ?
Tout d’abord, vous me permettrez de réitérer nos
remerciements aux milliers de Corses qui nous ont accordé leur
confiance. S’agissant de l’analyse du scrutin, plus que
« l’alternance », dont la portée reste à vérifier, l’élément
majeur me paraît être le résultat des nationalistes. En ce qui
concerne plus spécifiquement Corsica Libera, il n’avait échappé
à personne que la barre de 7% avait été instituée pour éliminer
notre courant du paysage institutionnel. Les auteurs de cette
manœuvre, et leurs commanditaires, en ont été pour leur frais :
nous sommes sortis de cette élection considérablement renforcés.
Votre avis sur le score historique des
nationalistes
« Historique » est effectivement le mot : 36% et quinze
sièges, soit la première force d’opposition. Quinze sièges,
c’est autant que ce dont dispose la coalition au pouvoir, si
l’on retranche les neuf sièges « volés », à savoir ceux du
« bonus » institué en dépit de la démocratie la plus
élémentaire. Le président de la république française avait dit
il y a quelques mois que les nationalistes n’étaient plus au
centre du jeu. Ils viennent de démontrer qu’ils y sont plus que
jamais. À Paris d’en tirer toutes les conséquences.
Le bilan pour votre mouvement
Corsica Libera rassemble sur sa seule bannière 10% des
voix. Les trois formations participant à la coalition « Femu a
Corsica » (Inseme, Chjama, PNC) totalisent 26%. Il faut ajouter
les formations qui ne sont pas représentées à l’Assemblée (I
Verdi, A Manca). Le Mouvement national représente globalement
une force considérable. Consciente des responsabilités que lui
donne son score, Corsica Libera continuera à oeuvrer pour que
les nationalistes forment, dans leur diversité, une force
cohérente sur l’essentiel.
Le bilan des nationalistes « modérés » et de
leur stratégie
La méthode qui a consisté à rechercher, séparément, des
accords avec les forces dites « traditionnelles » a montré ses
limites. Lors de la réunion organisée par « Femu a Corsica » à
Aiacciu entre les deux tours, nous avons été la seule liste
encore en course à répondre à l’invitation. À l’occasion de
l’élection du président de l’Assemblée de Corse, Gilles Simeoni
n’a obtenu que les voix de son groupe et celles de Corsica
Libera… Manifestement, aucun élu autre que nationaliste n’a
daigné saisir le main tendue par « Femu a Corsica ». Cette
dernière, malgré le nombre de suffrages recueilli au deuxième
tour, n’a pu accéder aux responsabilités comme elle ambitionnait
de le faire. Reste aujourd’hui la méthode que nous préconisons
depuis des mois : travailler d’abord entre nationalistes pour
devenir le moteur du changement puis, dans un second temps,
discuter avec tous les autres représentants du peuple corse.
Si vous aviez été unis au premier ou au second
tour, auriez-vous pu gagner ces élections ?
La dynamique provoquée par une liste commune à tous les
nationalistes aurait pu engendrer une surprise encore plus
grande que celle que nous avons connue. Dans une telle
configuration, tous les espoirs étaient permis. À présent,
plutôt que de concevoir des regrets, il faut penser à l’avenir…
Entre le deuxième et le troisième tour, des
négociations ont été engagées entre la droite et les
nationalistes, qu’en pensez vous, étiez vous partie prenante et
quelle a été votre position ?
À ma connaissance, aucune proposition précise n’a été
formulée auprès de l’une des deux listes nationalistes. En tout
état de cause, on voit mal ce qui aurait pu être fait, sauf à
emprunter des chemins particulièrement scabreux. Ce que pour
notre part nous n’avons jamais envisagé de faire.
En quoi ce succès électoral va-t-il
influer sur vos revendications, ou sur votre stratégie
politique ?
Sur le contenu de nos revendications, il n’y aura pas
de changement. Nous portons un projet clair. Nous sommes à
présent mandatés pour le défendre. En revanche, notre position
s’est nettement améliorée. La situation créée par le résultat
des élections nous permet d’être particulièrement offensifs sur
les thèmes qui nous tiennent à cœur : foncier, emploi,
citoyenneté, langue, prisonniers… Pour commencer, nous avons
déposé, comme promis, notre motion relative à l’organisation,
avant l’été, des « Assises du foncier et du logement ».
Rappelons-nous qu’entre les deux tours, Monsieur Giacobbi a pris
acte de notre demande et s’est engagé à y donner suite en cas
d’accès aux responsabilités. Il est à présent en situation. Il
ne lui reste plus qu’à tenir parole.
Avec ces résultats, le rapport de force ne
s’est-t- il pas déplacé entre Paris et la Corse ?
Il convient de rester réaliste : les choses demeurent
difficiles et nous n’avons pas l’habitude de faire preuve de
forfanterie. Toutefois, il est évident que le rapport de force a
évolué notablement.
Comment interprétez-vous ces appels à la fin de
la lutte armée ? Le temps est il venu comme le préconisent
certains commentateurs ?
Corsica Libera est une organisation publique et il ne
lui appartient pas de décider quoi que ce soit à cet égard.
Observons simplement que ces appels ne semblent pas dénués
d’arrière pensées et de calculs politiciens. Et que l’arrêt de
la lutte armée ne paraît pas être aujourd’hui la priorité des
Corses qui ont bien d’autres sujets de préoccupation.
Cet hiver, les Restos du cœur ont distribué
30000 repas dans les villages de l’intérieur, principalement à
des vieux retraités. En milieu urbain, l’aide des restos du cœur
va non seulement à des chômeurs et à des retraités mais de plus
en plus à des salariés à faible revenu et à des femmes seules
élevant leurs enfants. La société corse traditionnelle est elle
en pleine déstructuration ?
La solidarité familiale, qui fait partie de nos valeurs
culturelles, a de plus en plus de mal à cacher la précarité qui
s’installe. Pourtant, dans un pays doté de tous les atouts, avec
un peuple de dimension modeste comme le nôtre, chacun devrait
vivre non seulement dignement mais confortablement. La Corse a
été appauvrie par les politiques démentes qui y ont été menées
par Paris et ses relais dans l’île. C’est avec ces politiques
qu’il faudra rompre, ce que nous proposons à travers notre
projet « Corsica 21 ». Mais, dès à présent, nous préconisons un
certain nombre de mesures d’urgence concernant l’accès au
crédit, l’emploi, le niveau des prix, le logement, la santé
publique, la précarité étudiante… La question sociale doit être
au cœur des préoccupations de la nouvelle Assemblée.
Le philosophe Marcel Conche a rejoint le
comité de soutien de Corsica Libera pour les élections
territoriales. Quel est le sens de cette démarche d’un grand
intellectuel français à l’égard de votre mouvement ?
Il s’agit effectivement d’une caution précieuse pour
nos idées. D’autant que cette position est mûrement réfléchie et
que Marcel Conche est loin de renier la France : dans son
ouvrage « Le fondement de la morale » (PUF, 1993-2003), le
philosophe prend pour point de départ de son cheminement vers la
vérité les idées françaises de la fin du XVIIIe siècle.
Contrairement à ce que pensent beaucoup de Corses, les vrais
intellectuels français ne sont pas défavorables à notre
mouvement. En revanche, une prétendue « élite »
politico-médiatique parisienne ne trouve pas de mots assez durs
lorsqu’il s’agit de la Corse. Je pense toutefois que le soutien
ou la sympathie d’hommes comme Marcel Conche ou Albert Memmi
compensent largement l’hostilité d’un Christophe Barbier dont
les dérisoires persiflages confirment finalement la justesse de
notre cause.
Quel sera la position de votre groupe
à l’Assemblée ? Si Paul Giacobbi cherche un consensus dans
la perspective d’une application pleine du statut ou même d’un
Matignon 2 ?
En ce qui nous concerne, nous avons toujours dit que la
sortie de crise ne pourrait se faire qu’à travers un règlement
politique de la question corse. Aussi, si un dialogue se
dessinait dans les temps à venir, nous y prendrions évidemment
toute notre place, avec la même loyauté que celle dont nous
avons fait preuve lors de la démarche de Lionel Jospin. Avec la
même détermination aussi. Une analyse sereine de la situation
nouvelle devrait conduire Paris à envisager un processus de
dévolution au bénéfice de la Corse. Le niveau acceptable pour
tourner définitivement la page du conflit me paraît être assez
facile à trouver : citoyenneté corse, officialité de la langue,
rapprochement puis libération des prisonniers…
Il faut commencer à discuter de tout ça cours Grandval.
Le nouveau président de l’Assemblée a déclaré : « In viaghju s’acconcierà
a soma ». Acceptons-en l’augure.
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